Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/11

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Léon Techener (volume 2p. 329-351).

XI.


voyage de merlin à jérusalem. — le nain armé chevalier par artus. — message de l’empereur de rome. — artus en gaule. — le géant du mont saint-michel



Merlin n’était si pressé de laisser la cour d’Artus que pour faire un voyage en Syrie dont il eût, à notre avis, pu se dispenser. C’est là sans doute un épisode qui n’a rien de gallois ou de breton : les arrangeurs, le trouvant dans quelque lai particulier, l’auront cousu tant bien que mal à la trame de leurs récits.

Il était sorti du palais de Kamalot d’un pas si rapide qu’aucun cheval n’aurait pu le suivre ; il s’était perdu dans la forêt aventureuse, avait gagné le rivage de la mer, et de là, sans barque ni rames, il était arrivé le même jour à Jérusalem.

Flualis était roi de la contrée. Prince de grand renom parmi les Sarrasins, il venait de rassembler tous les sages de ses États et des États voisins, pour leur demander l’explication d’un songe : « L’autre nuit, » leur dit-il, « je m’endormis en croyant tenir la reine entre mes bras, quand tout à coup il me sembla voir deux serpents ailés à têtes épouvantables, dont les gueules jetaient de grands brandons de feu. L’un des serpents s’attachait à moi, l’autre à la reine ; ils nous portèrent sur la pointe de mon palais, dépecèrent nos bras et nos jambes et les répandirent çà et là. Alors vinrent huit serpenteaux, et chacun d’eux saisissant les autres parties de notre corps ; les portèrent au sommet du temple de Diane, où ils les découpèrent en petits morceaux. Cependant les deux grands serpents réduisaient en flammes le palais ; la cendre de nos deux corps que le feu avait dévorés était par le vent transportée par-delà la mer, disséminée dans maintes villes en parcelles plus ou moins grandes. Tel est le songe qui m’a visité : s’il est quelqu’un de vous qui puisse m’en donner l’explication, je lui promets ma fille en mariage et la succession de mon royaume, s’il n’est pas marié ; s’il est marié, il peut au moins compter sur le bail et le gouvernement de mes terres. »

Comme les sages cherchaient à deviner le sens de ce songe, et qu’en dépit de leurs veilles et de leur science ils ne trouvaient rien de satisfaisant, voilà qu’une voix se fait entendre du milieu de la salle, sans qu’on pût voir d’où elle partait. C’était la voix de Merlin, lui-même demeurant invisible : « Flualis, » dit-il « je vais t’apprendre le sens de ton songe. Les deux serpents dont les quatre têtes lançaient des flammes représentent deux princes chrétiens, tes voisins, qui doivent mettre ton palais en charbon. Les serpents vous ont porté, toi et la reine, sur la pointe du palais, parce que ces princes réduiront ta terre en leur pouvoir jusqu’aux portes de ce palais. Ils vous dépeçaient les membres, pour indiquer que tu dois t’arracher à la mauvaise loi sarrasine et confesser la vraie croyance. Quant aux huit serpenteaux qui portaient vos membres au sommet du temple de Diane, ils représentent les huit fils de deux princes chrétiens qui détruiront ce temple, où vos enfants se seront réfugiés pour leur malheur. Les deux grands serpents laissaient le reste de votre corps sur la pointe du palais, parce que la reine et toi vous serez exaltés en sainte chrétienté. Votre palais était mis en feu parce qu’il ne doit rien rester de ce qui touche à la mauvaise loi sarrasine. Enfin vous étiez réduits en cendres parce que vous serez purifiés de vos péchés par l’eau du baptême. Pour la cendre de vos corps dispersée au-delà des mers, elle représente d’autres enfants qui naîtront de vous et dont la bonne renommée s’étendra par tout le monde. »

Nous sommes tentés d’excuser les sages de Syrie s’ils n’ont pu reconnaître le présage de tant d’événements inattendus dans le songe de leur roi.

Flualis fut témoin du meurtre de ses enfants dans le temple de Diane : le temple fut abattu, le royaume ruiné et dévasté. Son palais fut mis en cendres ; la reine et lui furent chargés de fer, mais on leur conserva la vie. Ils apprirent les points de la loi chrétienne et demandèrent le baptême ; le roi garda son nom, la reine au lieu de Lubine voulut s’appeler Mémicienne. Notre-Seigneur leur donna quatre filles au lieu des fils qu’ils avaient perdus. Elles épousèrent quatre nobles et loyaux princes chrétiens dont la postérité fut multipliée : l’aînée eut dix fils tous chevaliers, et huit filles ; la seconde, quatorze fils et trois filles ; la troisième, douze filles et cinq fils ; la quatrième, vingt-cinq fils et une fille. Toutes ces demoiselles se marièrent, tous les fils devinrent chevaliers du vivant de leur aïeul et de leur aïeule. Ils se vouèrent à la défense et à l’accroissement de la loi chrétienne. Après avoir tué grand nombre de païens et baptisé les autres, ils passèrent en Espagne, par-devers Galice et Compostelle, où ils continuèrent à tuer ou convertir les Sarrasins. Le roi Flualis, qui les avait suivis en Espagne, y mourut et fut enterré dans une ville que l’on appelait Nadres en ce temps-là. Puis tous retournèrent en Syrie, soumirent Jérusalem, étendirent leurs conquêtes sur toutes les terres de cette partie du monde. Les uns occupèrent Constantinople, les autres les quatre royaumes de Grèce, ceux-ci la Barbarie, ceux-là Chypre, trois enfin arrivèrent en Bretagne et se mirent au service du roi Artus, dont la renommée les avait attirés ; ils se firent un renom de prouesse, mais ne vécurent pas leur âge. Les deux premiers furent tués dans une bataille livrée par Lancelot du Lac au roi Claudas, et le troisième dans la grande bataille livrée par Mordret au roi Artus. C’est là du reste ce qu’on pourra retrouver dans le livre de Lancelot.

Merlin, après avoir ainsi parlé, sans daigner se montrer à ceux qu’il laissait dans la plus grande surprise, se transporta dans les Gaules, entraîné par le désir qu’il avait de passer quelques jours dans les bras de Viviane. Il fut reçu avec de grands témoignages de tendresse. Viviane l’aimait véritablement, tout en ne voulant pas lui sacrifier sa virginité. Pour accorder ce double sentiment, elle avait, comme nous avons dit, fait un charme sur l’oreiller où Merlin posait sa tête, et ce charme lui représentait en songe les plaisirs qu’il croyait devoir à la tendresse de son amie. Merlin, son histoire nous en est garant, n’eut de commerce charnel avec aucune femme, bien que jamais homme ne les aimât tant que lui. Il y parut assez par l’abandon qu’il fit à Viviane de tous ses secrets, de celui-là même dont elle devait tirer contre lui un si fatal avantage.

De la forêt de Broceliande, Merlin se rendit en Northumberland près de Blaise. Après avoir fait un assez long séjour dans la forêt, il reparut encore à Logres. Son retour fut l’occasion d’une grande fête, tous les barons du royaume honorant à qui mieux mieux celui qui avait si bien mérité de la nation bretonne. En ce temps-là vint à la cour une demoiselle de grande beauté, montée sur une mule fauve, et tenant devant elle le nain le plus contrefait, le plus laid qu’on puisse imaginer. Il était camus et boursouflé, avait de longs sourcils roux et recoquillés ; la barbe noire tombant jusque sur la poitrine, les cheveux hérissés, les yeux enfoncés dans la tête, les épaules hautes et rondes, une bosse devant, une autre derrière ; la main grosse et les doigts courts, les jambes tortues, l’échine longue et pointue. Pour la pucelle, elle était jeune et belle, et l’on ne pouvait se lasser de la regarder. Elle sauta légèrement, descendit son nain sous le pin qui se trouvait au milieu de la cour et attacha sa mule au tronc : puis, prenant le nain par la main droite, elle monta dans la salle où se tenait le roi assis à table, et salua de la meilleure grâce du monde. Le roi lui ayant rendu son salut, elle parla ainsi :

« Sire roi, je viens vers vous de très-loin sur la renommée qui court de vous par le monde ; c’est pour vous demander un don car on a répandu le bruit que vous ne refusiez jamais la demoiselle qui vous adressait requête. Veuillez bien prendre garde à ne me rien promettre que vous ne soyez prêt à tenir en toute rigueur.

« Demoiselle, » répondit Artus, « demandez ce que vous voudrez ; s’il dépend de moi sans aller contre l’honneur de mon royaume, je vous l’accorderai. — Le don que je souhaite ne peut que tourner à l’honneur de vous et du pays. — Parlez donc, » reprit le roi, « vous ne serez pas éconduite.

— « Sire, je suis venue pour vous prier d’armer chevalier mon ami, que je tiens par la main ; il est digne d’un tel honneur par sa prouesse, sa hardiesse et son gentil lignage. Il n’eût tenu qu’à lui d’être adoubé de la main du roi Pelles de Listenois, dont la prud’homie est assez connue ; mais il a fait serment de ne recevoir ses armes que de vous, et je viens vous prier de le contenter. »

Alors, il n’y eut personne dans la salle qui put se défendre de rire et Keu le sénéchal dont l’habitude était de railler et gaber les gens dit : « Demoiselle, tenez-le de court, qu’il ne vous échappe et que l’une des dames qui entourent madame la reine ne vous l’enlève, à cause de sa grande beauté. — Sire, » répondit la demoiselle, « je suis rassurée sur ce point par la prud’homie du roi, qui ne souffrirait pas que personne m’en fît tort. — Assurément, demoiselle, » dit Artus. — « Faites donc, sire roi, ce que je vous ai demandé. — Volontiers. »

Alors entrèrent dans la cour du palais deux écuyers montés sur roncins forts et élancés. L’un portait suspendu à son cou, par une guiche d’or battu, un écu au champ noir à trois léopards d’or couronnés d’azur. L’épée était attachée à l’arçon de la selle. L’autre menait en laisse un petit destrier bien taillé, dont le frein était d’or et les rênes de soie. Ils chassaient en avant deux sommiers, chargés de beaux et riches coffres. Quand ils furent descendus sous le pin, ils attachèrent leurs chevaux, défermèrent les coffres et en tirèrent un haubert blanc comme la neige, à doubles mailles d’argent, avec un heaume d’argent doré ; ils entrèrent dans la salle où mangeait le roi et s’arrêtèrent près de la demoiselle. « Sire, » dit celle-ci, « voici les armes dont mon ami sera revêtu ; ne tardez plus, je vous prie, car j’ai déjà trop longtemps demeuré. — Prenez auparavant place au manger, demoiselle. — Non, non je ne mangerai pas avant que mon ami soit chevalier. »

La demoiselle laissa sa main dans celle du nain, tant que le roi fut à table. Quand les nappes furent ôtées, elle tira de son aumônière un éperon d’or enveloppé dans un drap de soie ; puis elle dit au roi : « Sire, dépêchez-moi : j’attends depuis longtemps. Keu s’étant avancé dans l’intention de lui chausser l’éperon droit : — « Gardez vous-en, sire chevalier, » dit la demoiselle ; « nul autre ne doit mettre sur lui la main que le roi Artus, qui s’y est engagé ; mon ami est de trop haute condition pour être touché d’une main non royale. — Dieu me garde ! » dit Artus en riant, « vous avez raison. » Alors il lui chaussa l’éperon droit, ceignit l’épée, attacha le haubert et laça le heaume. Et, quand il fut armé, il lui donna la colée en disant : « Dieu te fasse prud’homme ! » mots qu’il avait coutume de prononcer en armant tous les nouveaux chevaliers. — « Mais, sire roi, » dit la demoiselle, « ne ferez-vous rien de plus ? — J’ai fait, il me semble, tout ce que je devais. — Vous ne lui avez pourtant chaussé qu’un éperon ; que dois-je faire de l’autre ? — Vous le lui attacherez vous-même ; autrement il ne serait pas votre chevalier. — Demandez-lui donc s’il veut bien le permettre. — Je vous en prie, chevalier, » dit gracieusement Artus. — « Je l’accorde, » répond le nain, « mais pour l’amour de vous. »

L’éperon gauche attaché par la demoiselle, ils prirent congé du roi. On leva le nain couvert de ses armes sur le destrier, la pucelle remonta sur sa mule et donna congé aux écuyers qui les avaient accompagnés. Pour elle et le nain, ils entrèrent dans la grande forêt aventureuse, où notre conte les abandonne pour revenir au roi Artus.

Il s’entretint longtemps en riant de cette visite inattendue : les chevaliers de la cour ne comprenaient pas comment une si belle demoiselle avait pu donner son amour à une créature si laide et si chétive. « En vérité, dit la reine, je ne puis revenir de ma surprise. Il faut qu’il y ait là quelque fantôme qui lui trouble l’esprit — Non, » dit Merlin, « elle sait que le nain est d’une laideur extrême, mais elle sait aussi qu’il n’y a pas de notre temps pièce de chair plus hardie, plus intrépide. C’est comme elle, un fils de roi et de reine, et la grandeur de son courage l’emporte à ses yeux sur l’excès de sa laideur. Je n’avais jamais vu cette demoiselle ; mais je sais qui elle est et comment on la nomme : vous pourrez bientôt apprendre vous-même toute la vérité sur le nain qu’elle conduit, et vous en éprouverez à la fois deuil et joie. Mais le moment n’est pas venu de vous instruire de tout cela : d’autres soins vont appeler votre attention, car Lucius, empereur de Rome, vous a envoyé des messagers qui dans ce moment franchissent la porte du palais, descendent sous le pin et vont monter les degrés de la salle. »

Merlin avait à peine cessé de parler qu’on vit entrer douze princes richement vêtus de draps de soie. Ils s’avancèrent deux à deux, se tenant par la main. Chacun portait un rameau d’olivier, indice de leur office de messagers. Arrivés devant le roi Artus qui siégeait entouré de tous ses barons, ils ne saluèrent pas et dirent : « Roi Artus, nous sommes douze princes de Rome, envoyés vers toi par l’empereur Lucius. » Puis un d’eux tendant une charte enfermée dans un drap de soie : « Roi Artus, » dit-il, « donne à lire cette charte ; tu verras et entendras ce que notre sire l’empereur Lucius exige de toi. » Le roi prit la charte, la remit à l’archevêque Dubricius, homme sage, religieux et de bonne vie. Le prélat, l’ayant attentivement lue, en rendit ainsi les termes[1] :

« Moi, Lucius, empereur, seigneur et maître de Rome et des Romains, fais savoir à mon ennemi le roi Artus ce qu’il a mérité par sa conduite envers moi et la puissance romaine. Je suis non moins indigné que surpris de voir un orgueilleux Breton lever la tête contre Rome. Comment n’as-tu pas craint de courroucer la maîtresse du monde, tant que tu me savais en vie ? Tu apprendras bientôt ce qu’on gagne à ne pas nous rendre ce qu’on nous doit, à pousser l’insolence jusqu’à refuser le tribut qui nous appartient. Avant de tolérer une telle négligence, on verra le lion fuir devant la brebis, le loup redouter la dent des chevreaux, et le lièvre poursuivre les chiens ; car n’es-tu pas devant nous ce qu’est la brebis devant le lion, le chien devant le lièvre ? Depuis que Julius César a conquis la Bretagne, Rome a reçu le tribut des Bretons ; et c’est pour avoir osé te soustraire à cette loi que Rome te somme aujourd’hui de faire droit, et de comparaître devant nous au prochain jour de la Nativité. Si tu ne tiens pas compte de notre bon plaisir, je t’enlèverai la Bretagne et toutes les terres que tu possèdes ; l’été prochain, je passerai les monts avec une armée que tu chercheras à éviter, mais qui saura bien te trouver et te conduire à Rome, pieds et poings liés. »

La lecture de ces lettres produisit un grand mouvement dans la salle ; les messagers auraient eu peine à défendre leur vie, si le roi n’eut modéré l’irritation commune, en rappelant les égards dus aux messagers qui ne font que leur devoir en transmettant les paroles et les écrits de ceux qui les envoient. Puis il invita les princes et barons à passer dans une autre chambre pour y tenir conseil et décider ce qu’il fallait répondre aux messagers. Un preux chevalier, nommé Cador[2], dit que le moment était venu d’employer mieux le temps qu’ils ne faisaient, et de ne plus passer les journées à rire, folâtrer avec les dames. « Ces messagers de Rome vont, grâce à Dieu, réveiller le cœur des Bretons. — Cador, » repartit Gauvain, « la paix est la paix, la guerre est la guerre. Les ébats sont bons dans l’attente des combats ; les jeux, les plaisirs, les entretiens avec les dames et demoiselles, encouragent les chevaliers à montrer hardement et prouesse. »

Artus, ayant fait asseoir tous ses conseillers, parla ainsi :

« Amis et compagnons de ma bonne et de ma mauvaise fortune, qui m’avez suivis dans maintes guerres et m’avez si bien aidé à chasser de nos terres les étrangers, vous venez d’entendre ce que les Romains nous mandent ; vous n’en avez pas été moins indignés que moi. Ils veulent avoir le tribut de Bretagne et des îles qui dépendent de ma couronne ; ils disent que César les conquit par force et qu’il n’y trouva pas de résistance. La force n’est pas le droit ; ce que la violence ravit, la justice le doit reprendre. Ils nous rappellent les hontes et les maux qu’ils nous ont causés ; autant de raisons pour nous de les haïr et de leur rendre les maux qu’ils nous ont faits. Ils ont imposé tribut à nos pères, nous leur demanderons tribut à notre tour. Nous avons assurément autant de motifs de réclamer Rome qu’ils en ont de réclamer Bretagne. Belinus, roi des Bretons, et son frère Brennus ont jadis conquis Rome, et bien plus, à la vue de leurs alliés, ils ont mis aux fourches quatorze de leurs otages. Après eux, notre roi Constantin fut empereur de Rome ainsi que Maximien. Ainsi vous pouvez conclure qu’étant des parents de ces empereurs, j’ai sur Rome les mêmes droits que sur la Bretagne. Ils ont reçu nos tributs, nous avions auparavant reçu les leurs : ils réclament la Bretagne, moi je réclame Rome. Telle est ma pensée, dites si elle répond à la vôtre. »

Le discours du roi fut accueilli avec des transports de joie. Tous conseillèrent de mander ceux qui de près et de loin étaient tenus aux Bretons, et de se mettre avec eux sur le chemin de Rome. « Souvenons-nous, » disaient-ils, « que la Sibylle a prophétisé que trois Bretons seraient tour à tour les maîtres de Rome. Belinus a été le premier, Constantin le second, Artus doit être le troisième, » Artus alors revint dans la salle où l’attendaient les messagers : « Retournez, » leur dit-il, « vers celui qui vous a envoyés : dites-lui que, mes ancêtres ayant conquis Rome à deux reprises, nous voulons qu’on leur rende l’ancien tribut qu’ils avaient imposé ; et, pour punir les Romains de leur négligence à s’acquitter d’un aussi saint devoir, nous allons marcher sur Rome, pour les mettre à raison, » Les messagers écoutèrent en silence : ils reçurent de beaux présents du roi, se remirent en route et raportèrent à l’empereur les paroles qu’ils avaient entendues. Lucius ne put les écouter sans rougir et pâlir de colère. Aussitôt il rassembla une armée formidable, passa, le Montjeu, descendit en Bourgogne et vint établir son camp dans les plaines voisines de la grande ville d’Autun.

De son côté, Artus n’eut pas besoin d’écrire ses brefs aux princes et barons de ses domaines ; Merlin s’était chargé de les mander, et moins d’une journée lui avait suffi pour avertir les rois d’Orcanie et de Carmelide, les barons d’Irlande et des Iles lointaines de se trouver à huit ou quinze journées de là, les uns devant Logres, les autres au pied du Montjeu. Artus se rendit à Douvres, passa la mer, arriva à Barfleur et tendit ses pavillons le long du rivage.

Le lendemain, ils venaient de lever le camp et continuaient leur marche, quand la nouvelle se répandit d’un géant venu d’Espagne, terreur du pays qu’il avait rendu désert. Tous les habitants, hommes et femmes, s’étaient dispersés çà et là comme troupeaux égarés, pour échapper à sa rage affamée. Il avait transporté une gentille demoiselle, nièce du comte Hoel de Nantes, dans son repaire, au sommet d’une grande montagne que les flots de la mer enserraient deux fois par jour, et qu’on a nommé le Mont Saint-Michel depuis qu’une chapelle et une église y ont été fondées. Personne n’était plus assez hardi pour aller combattre le géant ou même approcher de son repaire ; il avait écrasé tous ceux qui d’abord s’y étaient aventurés, avec des quartiers de roches qu’il détachait et faisait tomber sur leur tête.

Artus, à cette nouvelle, appela Keu le sénéchal et Beduer le boutillier il les avertit de préparer ses armes pour le moment du premier somme. Tous les trois, suivis de deux écuyers, s’avancèrent jusqu’au pied de la plus haute des deux montagnes ; le flux ne l’avait pas encore recouvert. Sur les deux sommets, ils virent les flammes d’un grand feu. Sur lequel des deux monts se tenait le monstre, rien ne l’indiquait. Artus dit à Beduer : « Allez à la découverte, et revenez dès que vous aurez reconnu le gîte de l’ennemi. » La mer gagnant le pied des roches Beduer prit un batelet dans lequel il fit le tour de la première montagne, puis, sautant à terre, il entendit de grands gémissements qui lui firent craindre de se trouver bientôt en présence du géant. Mais, reprenant courage, il mit au vent son épée et gravit la hauteur d’où les gémissements semblaient partir.

Arrivé au sommet de la montagne, il aperçut, à peu de distance des flammes, une tombe nouvellement creusée. Une vieille femme aux habits déchirés, aux cheveux en désordre, était assise sur le bord, poussant des cris aigus auxquels se mêlait le nom d’Hélène. Quand elle aperçut Beduer : « Ah ! malheureux ! » cria-t-elle, quel funeste sort t’amène ici ! C’en est fait de ta vie, si le géant t’aperçoit. Fuis avant son retour, c’est un démon qui ne connaît pas la pitié. — Bonne femme, » répondit Beduer, « cesse un instant tes cris, et dis-moi d’où vient le grand deuil que tu mènes. Qui repose sous cette tombe ? — Hélas ! » répondit la vieille, « je pleure et regrette la noble et gentille Hélène, )a nièce du comte Hoel de Nantes. Je l’avais nourrie de mon lait, elle était confiée à ma garde et je l’ai déposée dans cette tombe. Un vrai démon l’avait enlevée, et je l’avais suivi par amour pour la demoiselle. Il voulut apaiser sur Hélène sa brutale convoitise ; elle ne put supporter son étreinte, et mourut étouffée dans ses bras. Tout ce que j’ai pu faire a été de creuser une fosse et de l’y déposer, en versant jour et nuit des larmes sur elle. — Mais, » dit Beduer, « pourquoi demeurer ici ? vous ne pouvez espérer de lui rendre la vie. — Il est vrai ; mais, chevalier, vous me semblez gentil et courtois, je ne veux rien vous cacher. Quand ma chère et tendre Hélène eut cessé de vivre, le géant me fit demeurer pour lui tenir lieu, en dépit de ma vieillesse, de celle que je pleure. Il éteint sur mon corps ses feux Impurs, et Dieu sait avec quelle répugnance je me soumets à ces cruelles épreuves. Hélas ! il ne s’éloigne jamais sans m’avoir meurtrie, ensanglantée. Voyez sur la montagne voisine un grand feu : c’est là qu’il est en ce moment, mais il ne peut tarder à venir. Éloignez-vous, au nom du ciel, et laissez-moi à mon deuil et à ma mauvaise fortune. »

Beduer prit cette femme en grande pitié et la réconforta de son mieux, avant de retourner vers le roi, pour lui apprendre que le géant était sur l’autre montagne. Artus, profitant du rapide reflux de la mer, avança de ce côté et se prit à gravir. Il avertit ses compagnons de demeurer à quelque distance sans le perdre de vue, pour emporter son corps si le géant restait vainqueur.

Puis, l’épée dressée au poing, l’écu devant la poitrine, il s’avança, et se trouva bientôt à portée du géant, lequel, accroupi devant le feu, rôtissait une forte pièce de chair embrochée dans un bois de lance. Il entaillait les morceaux les mieux cuits et les dévorait avec une sorte de rage. Au bruit des pas du roi, il tourne la tête, et, voyant approcher un homme armé, il saute en pieds, laisse le feu, court prendre un jeune tronc de chêne qui lui servait de massue et que deux hommes auraient eu grand’peine à soulever. Il le dresse sur son épaule, s’avance vers Artus, et, quand il est à portée, brandit la massue pour lui écraser la tête : mais le roi fait un mouvement rapide de côté, et le géant manque son coup en se détournant, Artus pensait lui donner de l’épée par le visage, mais Marmiadoise avait rencontré la massue, la pointe seule avait atteint les sourcils et pénétré dans la racine du nez : le sang, descendant alors sur les yeux, inonda le visage du géant qui ne vit plus goutte. Ce fut là ce qui causa sa perte : il avait beau frapper, la massue n’était plus entre ses mains qu’une arme défensive. Artus le labourait de son épée tout en se gardant de trop approcher, car c’en était fait de lui si le géant venait à le saisir. Ils restèrent ainsi longtemps sans arriver à s’entamer l’un ou l’autre. Le monstre perdit le premier patience ; il jeta sa massue à terre, courut à tâtons du côté où il entendait marcher. Artus reculait, avançait, se détournait et portait de vigoureux coups ; mais la peau d’un serpent, cuirasse impénétrable, défendait le géant contre le tranchant de Marmiadoise.

Enfin, à force de tâtonner çà et là, le colosse saisit le bras d’Artus et se crut maître de sa vie ; il l’aurait en effet aisément étouffé, sans la légèreté merveilleuse du Roi, qui tant se débattit qu’il échappa de ses mains, tout froissé, tout meurtri. Après un moment d’arrêt, il revint à la charge, et l’acier de l’épée s’ouvrit un passage dans l’épaule droite : l’énorme bras demeura sans mouvement, mais la peau de serpent ne fut pas même entamée. Cependant le géant, de plus en plus inondé de sang, avait beau porter les mains sur ses yeux et les essuyer, il ne pouvait qu’entrevoir çà et là l’ombre du Roi alors il s’élançait, grinçant les dents, de ce côté, Artus l’esquivait sans trop de peine et continuait à le frapper et d’estoc et de lame. À force de tourner et de s’agiter, le géant revint à l’endroit où il avait laissé sa massue ; il la reprit et courut où son oreille l’avertissait que devait se trouver le Roi. L’escrime recommença et, se prolongeant, le mit dans la plus furieuse rage. Enfin il entrevit encore son adversaire, il se jeta sur lui, le saisit des deux bras, et le serra de telle force que peu s’en fallut qu’il ne lui broyât l’échine. Tout en le serrant, il coulait la main le long du bras d’Artus pour lui arracher son épée ; le Roi, devinant son intention, laissa tomber Marmiadoise ; le géant entendit le son qu’elle rendit en tombant, et, du bras qui n’étreignait pas le Roi, voulut la saisir. Artus profita du moment où il se penchait et fit pénétrer dans l’aine un des javelots qu’il avait à la ceinture ; la douleur que le monstre ressentit lui arracha un cri terrible ; il fléchit, il tomba à terre. Alors Artus reprit Marmiadoise, revint sur lui, souleva sa cuirasse, et lui plongea dans le corps le fer brûlant. On entendit un profond mugissement, ce fut le dernier soupir du monstre.

Keu et Beduer s’étaient assez avancés pour être témoins du combat et pour en voir la fin. Ils accoururent, témoignant la plus grande joie du monde. Ils ne revenaient pas de leur surprise en mesurant la grandeur du géant. Le Roi dit au boutillier de couper la tête et de la rapporter au camp ; puis, allant vers les écuyers qui gardaient les chevaux, ils remontèrent au moment où le flot se retirait pour la seconde fois. Ils arrivèrent au camp et furent accueillis ainsi que vous pouvez imaginer.

[Cette histoire du combat d’Artus contre le géant du mont Saint-Michel est encore empruntée à Geoffroy de Monmouth. Est-elle d’origine bretonne ? la désignation exacte du lieu de la scène semblerait le faire croire ; mais d’un autre côté, elle offre tant de rapport avec la légende de Cacus, tué par Hercule, qu’on a quelque droit de conjecturer que le savant clerc Geoffroy de Monmouth avait bien pu la prendre dans Ovide : dans tous les cas, le romancier de la Table ronde ne l’eût pas, sans Geoffroy, introduite dans son ouvrage. Mais remarquez la singulière analogie des deux histoires. Les deux géants viennent d’Espagne, Les flammes que Cacus exhale de son corps répondent aux feux allumés à l’endroit où l’autre se tenait. Le mugissement des bœufs révèle le repaire de Cacus, les cris et les pleurs de la nourrice mettent Artus sur les traces du ravisseur d’Hélène. Tous deux habitent au sommet d’une montagne, et tous deux perdent la vue par un heureux coup de leur ennemi. Dans une étude sur la légende mythologique de Cacus, M. Bréal a d’ailleurs fort bien démontré qu’une tradition analogue avait pu pénétrer dans plusieurs contrées. Ainsi les Celtes ou Bretons, comme les Étrusques, purent avoir leur géant, fléau des campagnes, dont un héros les aurait délivrés.]

  1. Ce discours, cette ambassade, la réponse d’Artus et les principales circonstances de la guerre contre les Romains sont empruntés à Geoffroy de Monmouth. Les assembleurs ont remplacé la rédaction la plus ancienne par cette fin du Livre d’Artus.
  2. Geoffroy de Monmouth en avait fait un duc de Cornouaille.