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Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/13

La bibliothèque libre.
Léon Techener (volume 2p. 363-389).


XIII.

retour d’artus en grande-bretagne. — gauvain et le laid chevalier. — quête de merlin. — entrevue de merlin et de gauvain.



ARTUS, au retour de Lausanne, apprit que les chevaliers chargés de conduire les prisonniers romains à Benoyc, avaient été surpris et attaqués en route par les gens du roi Claudas, devant le château de la Marche, et auraient été forcés de les leur abandonner, sans l’arrivée inattendue de Pharien et de Leonce de Paerne. Il crut devoir demander raison de ce nouvel acte d’hostilité. Gauvain alla, par ses ordres, investir la Marche, et, quand il eut emporté cette forteresse, il en fit combler les fossés, abattre les tours et le donjon. Cette vengeance fut, comme on verra, l’occasion d’une nouvelle guerre entre le roi Claudas de la Déserte et les deux frères, Ban et Bohor. Quant aux prisonniers romains, Artus n’en voulut pas recevoir rançon ; en leur rendant la liberté, il leur fit seulement jurer de ne jamais porter les armes contre les Bretons. Il aurait prolongé son séjour dans la ville de Benoyc, sans la nouvelle qu’il reçut de la mort du roi Leodagan de Carmelide. Il se remit donc en mer, donna congé à tous ses barons et reparut à Logres, où il mêla ses larmes à celles de la reine Genievre.

Artus ne devait plus retourner en Gaule : il avait pour la dernière fois pris congé des deux rois Ban de Benoyc et Bohor de Gannes. Merlin l’avait encore suivi à Logres ; mais, après avoir pris quelque temps sa part des entretiens de la cour, il demanda congé, et les prières d’Artus ne l’empêchèrent pas de déclarer qu’il s’éloignait pour ne plus jamais revenir. Un pouvoir irrésistible, plus grand que le sien, celui de l’amour, le ramenait, malgré toutes ses prévisions, dans la forêt de Broceliande, vers celle qui allait à jamais l’arrêter dans le cercle magique dont lui-même avait appris le secret. Ainsi devenait-il volontairement victime de celle qu’il aimait. Mais les liens dont elle allait le retenir n’avaient rien qui l’effrayât : avec Viviane, pouvait-il encore souhaiter ?

L’éloignement de Merlin avait jeté le roi Artus dans une profonde mélancolie. Un jour, Gauvain, frappé de ses longues rêveries, lui demanda la cause de tant de souci. — « Je vous le dirai ; les dernières paroles de Merlin me font désespérer de le revoir, lui qui m’a rendu tant de grands services. Je donnerais ma cité de Logres pour avoir de ses nouvelles. — Sire Roi, » dit Gauvain, « je suis prêt à entreprendre la quête de Merlin. Je vais monter, et je jure, par la chevalerie que je tiens de vous, de le chercher pendant an et un jour, et de revenir à la cour après ce terme si je n’ai pu découvrir sa retraite. » Trente preux chevaliers s’engagèrent dans la même quête. Voici les noms de ceux qui partirent : Yvain de Galles, Sagremor, Gaheriet, Agravain et Guirres, Do de Carduel, Caulas le Roux, Blios de Casel, Kanet de l’Isle, Amadas le Crespé, Placide le Gai, Landalis de la Plaigne, Aiglin des Vaus, Clealis l’Orfelin, Guirres de Lamballe, Kahedin le Beau, Clarot de la Broche, Galesconde, Yvain aux Blanches mains, Yvain de Lionel, Gossouin d’Estrangore, Alibon de la Roche, Segurade, Ladinel, Ladinas de Norgales, Drian de la Foret périlleuse, Briamont de Ragudel, Sarain de l’Étroite marche, Parade de Carmelide, et Clamadeus le Noir.

Tous, après avoir fait serment de poursuivre la quête pendant un an, partirent de Logres et gagnèrent l’entrée de la forêt. D’une croix partaient trois chemins fourchus. Sagremor, lui sixième, entra dans celui de droite ; Yvain de Galles, dixième, alla devant lui ; Gauvain et les autres prirent à gauche.

Or, on se souvient de l’affreux nain que le roi Artus avait armé chevalier, et qui était reparti avec la belle demoiselle qui lui avait donné son amour. Le couple marcha jusqu’à la chute du jour, et se trouva au sortir de la forêt dans une longue et large pièce de terre. La demoiselle, jetant les yeux autour d’elle, vit avancer un chevalier fort bien armé et monté sur un grand destrier gris de fer. « Voyez-vous qui vient à nous ? » dit-elle au nain. — « Ne vous en souciez, demoiselle, et chevauchez tranquille. — Mais, sire, il vient à nous, et je sais que son intention est de m’entraîner avec lui. — Chevauchez tranquille, demoiselle ; n’en prenez aucun souci. » Cependant approchait le chevalier, et d’aussi loin qu’il crut être entendu : « Bienvenue soit ma dame et mon amie ! Enfin ai-je trouvé ce que tant ai désiré ! — Doucement, chevalier, repartit le nain, soyez moins pressé, vous pourriez méprendre ; cette demoiselle n’est pas encore à vous. — C’est tout un ; dans un moment elle sera mienne. » Ce disant, il approchait et allait tirer la bride du palefroi. — Le nain, faisant signe à la demoiselle de continuer son chemin, met la lance sur fautre, porte son écu à la hauteur de l’œil et pique son cheval des éperons par une ouverture pratiquée aux deux côtés de la selle ; car ses petites jambes ne s’allongeaient pas au delà. « Gardez-vous, chevalier ! » cria-t-il avant de fondre sur lui. « À Dieu ne plaise, » répond l’autre, « que je daigne jouter contre si chétive créature » Mais, tout en gardant sa lance droite, il eut soin de parer le coup avec son écu ; le nain l’atteint vigoureusement, perce l’écu, traverse le haubert et heurte le chevalier assez rudement pour lui faire quitter les arçons ; il tomba l’épaule démise. La douleur lui fit pousser un cri. Le nain, rappelant la demoiselle, la pria de l’aider à descendre : elle approcha, le prit entre ses bras et de là le mit à terre. Alors, tirant l’épée du fourreau, il vint au chevalier demeuré pâmé, lui délaça le heaume et menaça de lui trancher la tête s’il ne s’avouait vaincu. Le chevalier fut longtemps sans répondre. Le nain abaisse la ventaille, et quand le chevalier ouvre les yeux et voit l’épée levée sur lui : « Merci ! » cria-t-il. — « Rendez-vous, » répondit le nain, « ou vous êtes mort. — J’aime mieux mourir ; mais, sans prononcer ce vilain mot, j’espère en votre merci. — Il faut le prononcer ou donner votre vie. — Ah ! gentilhomme, je me rends ! je suis en ta merci ! — Eh bien vous irez vous mettre, de ma part, dans la prison du roi Artus ; le roi fera de vous ce qu’il entendra. — Je m’y accorde, » dit le chevalier, « et j’y engage ma foi. — Remontez maintenant, sire chevalier, » dit le nain. — « Hélas ! j’ai l’épaule détachée, je ne puis faire un mouvement. S’il vous plaisait aller à l’extrémité de ce val, vous apercevrez mon manoir ; il est heure de reposer, vous y séjournerez et m’enverrez de mes gens qui me ramèneront. » Le nain consentit à tout cela. Il s’approcha de la demoiselle ; d’une main elle retint la bride de son destrier, et, penchée sur le cou de son palefroi, elle souleva de l’autre le nain, et le replaça, non sans quelque peine, en selle puis ils chevauchèrent vers la maison. Six écuyers viennent au-devant, les descendent lui et la demoiselle, le désarment et le couvrent d’un riche manteau. « Ne perdez pas de temps, » dit le nain ; « là-bas, votre seigneur est gisant et blessé ; il vous attend pour le transporter ici. » Les écuyers disposèrent une bière, la posèrent en travers sur deux palefrois, et vinrent au chevalier. Ils le soulevèrent doucement et l’amenèrent sur la bière jusqu’à la maison. Alors, l’ayant désarmé, ils le mirent au lit, mandèrent les mires et le soignèrent du mieux qu’ils purent. — « Et qui vous a donc blessé ? » demandèrent-ils. — « Un chevalier que je ne connais pas. » La honte l’empêchait de dire qu’un nain l’eût vaincu. Il recommanda de faire à ses hôtes le plus grand honneur : on leur donna un beau souper et, pour reposer, la plus belle chambre et les deux meilleurs lits de la maison. Le lendemain, dès qu’ils furent levés, la demoiselle arma son nain elle-même, car elle l’aimait trop pour souffrir qu’un autre mît la main sur lui. Quand il ne resta plus que le heaume à lacer, elle le prit par la main et le conduisit dans la chambre où se tenait le chevalier blessé. « Dieu, lui dirent-ils, vous donne le bon jour ! — Et à vous bonne aventure ! » Puis, l’ayant remercié de la belle chère qu’il leur avait faite, ils prirent congé. La demoiselle leva le heaume, le laça sur la tête du nain qu’elle aida à monter, et lui tendit sa lance et son écu, comme les écuyers amenaient son palefroi et la levaient elle-même. Ils suivirent la route d’Estrangore. Mais nous les retrouverons avant le terme de leur voyage.

Quant au chevalier blessé, dans l’impatience d’acquitter son engagement, il n’attendit pas la guérison de ses plaies pour commander à ses écuyers de préparer une bière cavalière et de le transporter à la cour du roi Artus. On posa sur la bière un bon et beau lit, on la couvrit d’un riche drap de soie, et deux chevaux doucement amblants furent mis sur la voie qui conduisait à Carduel en Galles, où séjournaient alors Artus et la reine Genièvre à grande compagnie de chevaliers, de dames et demoiselles. Arrivés au palais, on descendit le chevalier sous deux sycomores plantés devant la porte principale. Le Roi était alors assis au dîner, entouré de ses barons. Le chevalier se fit porter en litière dans la salle, et, après avoir humblement salué Artus, il le pria de faire venir la Reine devant laquelle il devait acquitter son vœu. Keu, le sénéchal, courut à la chambre où se tenait Genièvre : « Dame, » lui dit-il, « un chevalier vient d’arriver en litière, apportant je ne sais quelles nouvelles ; mais il ne veut les dire qu’en votre présence. » La Reine se leva de table et se rendit dans la salle du Roi, bien accompagnée de dames et demoiselles. Dès qu’elle fut venue, le chevalier se fit dresser sur son séant, et de sa plus forte voix parla ainsi :

« Roi Artus, pour acquitter ma promesse et pour garder loyauté, je viens me mettre en ta prison, honteux et confus d’avoir été conquis par la plus laide et la plus chétive créature du monde. » Cela dit, il fit signe à ses écuyers de l’emporter. Mais le Roi : « Comment ! chevalier, s’il est vrai que vous veniez en ma prison, vous devez agir en prisonnier. Dites-nous donc par quelle aventure vous avez été conquis et envoyé vers moi. — Puisqu’il faut avouer mes ennuis et ma honte, je vous obéirai. Apprenez, Sire, que j’ai aimé la plus belle et la plus gente demoiselle que puisse renfermer le monde ; c’est la belle Beaune, fille du puissant roi Clamadan. Je la demandai en mariage, et son père eût désiré me l’accorder, car je suis de haute lignée, fils de roi et de reine ; le parrain dont je porte le nom est Tradelinan de Norgalles. Mais cette demoiselle n’agréa ni mon amour ni ma demande ; elle aimait, dit-elle, un nain, la plus hideuse créature qu’on puisse voir. Un de ces jours je chevauchais à quelque distance d’un mien logis, quand je rencontrai la belle Beaune sous la conduite de ce nain. » Ici le chevalier raconta sa triste mésaventure, et comment il avait promis de tenir la prison du Roi. « Chevalier, bel ami, » lui dit alors Artus, « vous avez été envoyé en prison courtoise, vous êtes libre de retourner : mais veuillez auparavant me dire quel est ce chevalier nain. — C’est, » répondit Tradelinan, « le fils du roi Brangore, de la terre d’Estrangore. — Brangore, » dit Artus, « est un prince loyal envers Dieu et envers les hommes, et je ne comprends pas comment Notre-Seigneur a pu lui donner un tel héritier. — Ah ! sire Roi, Notre-Seigneur souffre bien des choses, mais il ne faut pas accuser de la laideur de leur fils le père ou la mère. Ce fils était jadis de la beauté la plus merveilleuse. Il y aura neuf ans à la Trinité qu’il était encore grand et merveilleusement formé ; il avait treize ans. — Treize ans ! » fait le Roi ; mais ce n’est pas la moitié de trente, et maintenant je lui en donnerais plus de soixante ! — Il n’en a pourtant que vingt-deux, comme je le tiens de mon père, le roi Anadéan. — Et comment ce changement lui arriva-t-il ? — Sire, par une demoiselle qui s’était éprise pour lui d’un violent amour et qu’il ne put aimer. Je n’en sais rien de plus. — Maintenant, » dit le Roi, « je ne vous retiens pas ; vous pouvez retourner en votre pays, et Dieu vous accorde la prompte guérison de vos plaies ! » Le chevalier se fit replacer sur la litière, et reprit le chemin de sa terre, laissant le roi Artus, la reine Genièvre et toute la cour émerveillée de l’aventure.

Suivons maintenant le nain, fils de roi, et les trois groupes de chevaliers qui se sont mis en quête de Merlin. On se souvient qu’ils s’étaient séparés à l’entrée de la Forêt périlleuse, Sagremor ayant pris à gauche, Yvain devant lui, Gauvain à droite. Les aventures de Sagremor et de ses dix compagnons, assez multipliées, ont été consignées dans le livre que les clercs du Roi étaient chargés de rédiger : le roman se contente de nous y renvoyer mais la difficulté de le retrouver nous a empêché, jusqu’à présent, d’en faire notre profit.

Nous passerons donc à la quête d’Yvain de Galles. Au sortir de la forêt, Yvain entend des gémissements prolongés ; bientôt une demoiselle paraît à ses yeux, montée sur une blanche mule et donnant toutes les marques du plus profond désespoir. « Dieu ! » disait-elle tout échevelée, « que vais-je devenir, séparée de l’ami dont la vie vaut mille fois la mienne, celui qui n’a perdu sa beauté que pour m’avoir trop aimée — Ma douce demoiselle, » dit Yvain quand il fut prés d’elle, « pourquoi cette grande douleur ? Dites-le moi ; si je puis l’adoucir, j’y ferai tous mes efforts ainsi que les chevaliers qui m’accompagnent. » La demoiselle, comme il prononçait ces mots, se laissa tomber toute pâmée sans trouver la force de répondre. Messire Yvain descendit la croyant presque morte, il la prit entre ses bras et toucha de son gantelet sa main découverte ; le froid des mailles la fit revenir, elle ouvrit les yeux, et Yvain reconnut la dame qui, peu de jours auparavant, avait conduit le nain à la cour d’Artus. « Ah ! franc chevalier, » s’écria-t-elle, « ayez pitié de mon ami que cinq hommes fer-vêtus ont assailli derrière ce petit tertre ; ils veulent le tuer. — Votre ami, quel est-il ? — C’est Anadean le nain, le fils du roi Brangor. — Reprenez courage, » dit Yvain, « il vivra si je puis arriver à temps. — Hâtez-vous donc, chevalier, car ils ne haïssent personne autant que lui. »

Yvain remonta et piqua des deux vers le tertre Indiqué, tandis que ses compagnons replaçaient la demoiselle sur son palefroi et suivaient le même chemin, d’aussi près que le pas lent de la mule pouvait le permettre. Yvain, ayant franchi le sommet du tertre, vit dans la vallée le nain qui se défendait vigoureusement contre deux des cinq chevaliers qui l’avaient attaqué ; les trois autres avaient été déjà mis hors de combat, l’un percé d’un fer de lance dans la cuisse, l’autre atteint à l’épaule d’un tranchant d’épée qui la lui séparait du corps, et le troisième tué d’un autre coup d’épée qui lui avait fendu la tête jusqu’aux dents. Le quatrième prenait mesure de la terre, si bien que le dernier ne songeait qu’à prendre la fuite, si le preux nain ne lui eût fermé passage ; il allait même l’immoler quand Yvain lui dit : « Chevalier, faites-lui grâce de la vie ; il n’a plus de défense. — J’y consens, si tel est votre désir, répondit courtoisement le nain ; « car vous me semblez prud’homme, et il n’est rien que je ne fasse pour vous. » Ce disant, il remit son épée au fourreau, tandis que le chevalier, remerciant Yvain de l’avoir sauvé d’une mort assurée, rendait son épée au nain qui la recevait avec celle des trois autres navrés, en leur faisant jurer d’aller tenir la prison du roi Artus.

Telle fut la plus intéressante des aventures d’Yvain durant l’année de sa quête. Les dix enquêteurs rendirent fidèlement compte, en revenant à Logres, de leur voyage inutile et de tout ce qui leur était arrivé.

Venons maintenant à monseigneur Gauvain qui, au sortir de la forêt, s’était séparé de ses compagnons pour chercher isolément aventure. Il parcourut le royaume de Logres, demandant partout des nouvelles de Merlin et ne trouvant personne en état de lui en donner. Un jour, il s’était engagé dans une épaisse forêt, laissant à son cheval toute liberté de changer sa voie : il se perdait en tristes pensées, quand vint à passer près de lui une demoiselle montée sur un riche palefroi norois[1], à la selle d’ivoire, aux étriers d’or et à la housse écarlate, dont les langues battaient jusqu’à terre. Le frein était à membres d’or attachés à des franges d’or battu. Pour elle, elle portait un bliaut de blanc samit ; ses joues étaient serrées par une guimpe de lin et de soie, sa tête enveloppée d’un fin tissu qui la garantissait du hâle. Gauvain rêvait si profondément qu’il ne la vit pas, et, par conséquent, ne songea pas à la saluer. La demoiselle alors tournant vers lui la tête de son palefroi : « Ah ! Gauvain, messire Gauvain ! on ne dit pas la vérité quand on répète en tous lieux que tu es le meilleur des chevaliers, le plus franc et le plus courtois. Que tu sois le meilleur, j’y consens mais assurément es-tu grandement entaché de vilenie quand, rencontrant une dame seule en pleine forêt, tu oses passer devant elle sans la saluer, sans dire mot. » Gauvain sentit la rougeur lui monter au visage en entendant les reproches de la demoiselle, et tournant aussitôt la tête de Gringalet : « Ma douce demoiselle, » dit-il, « je suis en vérité l’un des plus vilains chevaliers du monde ; mais je rêvais si profondément à celui qui fait le sujet de ma quête que je ne vous avais pas vue ; je vous prie donc de me le pardonner. — Il faut t’apprendre à saluer une autre fois les dames : tu recevras pour l’avoir oublié tant de honte que tu t’en donneras garde une autre fois. Je ne veux pas cependant que la punition soit durable ; mais, quant à celui que tu cherches, ce n’est pas dans le royaume de Logres que tu pourras en avoir nouvelles, c’est en la petite Bretagne. Je te quitte et te laisse suivre ton chemin, en te souhaitant de ressembler au premier homme que tu rencontreras. » Elle s’éloigna, et Gauvain ne laissa pas, malgré son ennui, de la recommander à Dieu. Il n’eut pas chevauché la longueur d’une lieue[2], qu’il rencontra le nain chevalier et sa demoiselle. On était au jour de la Trinité, le soleil marquait midi. Gauvain voyant la demoiselle, n’oublia pas ce qui lui était arrivé l’heure d’auparavant. « Dieu, damoiselle, »dit-il en la saluant, « vous donne joie, et à votre compagnie ! — Et à vous la bonne aventure ! » répondit le chevalier nain. Et ils continuèrent à chevaucher d’un et d’autre côté.

À peine s’étaient-ils séparés, que le nain hideux sentit revenir son ancienne beauté et l’apparence des vingt-deux ans qu’il avait réellement : grand, bien fourni des bras et des épaules. Il lui fallut quitter ses armes, qui n’étaient plus faites pour lui. Qu’on se représente les transports de joie de la demoiselle. Elle court à lui les bras tendus, elle le baise plus de cent fois, puis ils reprennent leur marche, riant, chantant, faisant la plus grande fête du monde. « Dieu, » disaient-ils, « envoie bonne aventure à monseigneur Gauvain, qui nous souhaita joyeuse journée ». Le chemin les ramenait à la demoiselle que Gauvain n’avait pas saluée. Mais nous, au lieu de les suivre, voyons ce que devenait monseigneur Gauvain.

Il ne chevauchait pas seul depuis un quart d’heure, quand il sentit les manches de son haubert lui descendre sur les mains et les pans tomber deux pieds plus bas que les talons. Son heaume ne tenait plus sur sa tête et semblait toucher à peine ses cheveux. Ses deux pieds laissèrent les étriers pour remonter jusqu’aux flancs de la selle ; l’écu, auparavant posé sous son cou, s’élevait maintenant de deux paumes au-dessus de sa tête. Son épée traînait jusqu’à terre, et les renges en étaient devenues si grandes et si longues qu’il reconnut avec douleur qu’il avait perdu sa première forme pour prendre celle d’un nain. « Eh quoi ! » se dit-il à lui-même, « est-ce là ce que la demoiselle m’avait annoncé ? » Rien ne peut se comparer au chagrin qu’il ressentait ; il continua cependant à chevaucher, triste et désespéré jusqu’à la mort. À l’issue de la forêt, il trouva une croix sur un perron et s’en approcha pour descendre. Alors il resserra ses étriers, raccourcit les manches de son haubert, laça plus étroitement son heaume et ses chausses de fer ; il diminua les renges de son épée, la guiche de son écu, puis remonta, maudissant l’heure et le jour qu’il avait entrepris la quête de Merlin. Cela ne l’empêcha pas de parcourir montagnes et vallées, toujours demandant nouvelles du prophète. À ses questions on répondait souvent par des insultes et des railleries souvent aussi, il lui arriva de punir ceux qui l’outrageaient, car, en changeant de forme, il avait gardé sa première vaillance et sa prouesse.

Quand il n’y eut plus dans le royaume de Logres un seul lieu qu’il n’eût visité, il résolut de passer la mer et de se rendre dans la petite Bretagne où la demoiselle lui avait annoncé qu’il entendrait parler de celui qu’il cherchait. Arrivé dans cette contrée, il vit approcher le terme de sa quête sans entendre parler de Merlin. « Hélas ! que ferai-je ? » se dit-il ; « me voici près du jour où je dois reparaître à la cour du roi ; j’ai fait serment de ne pas en demeurer éloigné plus d’une année. Cependant je ne suis plus Gauvain, mais un être tout à fait misérable et digne de pitié ; suis-je donc tenu de remplir les engagements de Gauvain ? Hélas ! oui, pour mon malheur ; je puis aller et venir, je ne suis pas retenu prisonnier ; je serais donc parjure si je ne revenais au terme fixé : or je n’entends pas avoir l’âme perdue aussi bien que le corps. » En se parlant ainsi, il entra dans la forêt de Broceliande qui le séparait du havre d’où il devait se rendre en Grande-Bretagne. Tout en chevauchant le Gringalet, il entend à main droite une voix. Il tourne la tête et ne voit rien qu’une légère vapeur qui, toute légère qu’elle fût, empêchait son cheval d’avancer. Il prête l’oreille, et distingue ces mots « Messire Gauvain, messire Gauvain, ne vous découragez pas ; tout ce qui doit advenir adviendra. — Oh ! qui me parle ainsi ? » dit Gauvain. — « Comment ! » fait la voix, « ne me reconnaissez-vous ? Vous saviez mieux autrefois qui j’étais. Ainsi va des choses ce monde, et le proverbe est véritable : Éloignez-vous de la cour, elle vous oubliera. Je fus votre ami tant que je pus rendre service au Roi et à ses barons, aujourd’hui le Roi et ses barons ne pensent plus à moi. Honnis ceux qui m’ont si tôt oublié ! »

Ces paroles firent penser à monseigneur Gauvain qu’il entendait la voix de Merlin. — « Oui, » dit-il, « je devais vous reconnaître, car j’ai souvent entendu votre voix ; je vous prie maintenant de vous montrer et de me permettre de vous voir. — Non, Gauvain, vous ne me verrez plus désormais ; j’en ai regret, mais je ne puis autrement faire. Je ne serai plus visible que pour mon amie. Je suis enfermé pour toujours dans cette étroite enceinte ; elle n’est de bois ni de pierre, mais il n’en est pas de plus forte et de plus impénétrable. Celle qui m’y retient peut seule en reconnaître l’entrée. Elle y vient, quand il lui plaît me donner la douceur de sa compagnie.

« — Comment ! beau doux ami Merlin, vous êtes ici retenu sans pouvoir vous en arracher ni pour moi ni pour tout autre ! Vous, le plus sage des hommes ! — Et le plus fou, » répondit Merlin. « J’ai couru dans la fosse où je savais que j’allais être précipité. C’est moi qui appris à mon amie le secret de m’enfermer. — J’en ai grande douleur, » dit Gauvain ; « et comment le dire à mon seigneur le Roi qui a envoyé dix chevaliers à votre quête, dans l’espoir qu’ils vous ramèneraient ? — Il faut en prendre votre parti, nous ne nous reverrons jamais, et vous êtes le dernier homme auquel je parlerai. Quand vous aurez quitté ce lieu, vous pourrez tenter d’y revenir, mais vous n’y parviendrez pas. Retournez en Grande-Bretagne, saluez-moi le Roi, la Reine, tous les barons ; racontez-leur mon aventure. Vous les trouverez à Carduel-en-Galles, où reparaîtront en même temps que vous les dix chevaliers qui sont allés en quête de ma retraite. Consolez-vous du changement que votre corps a subi ; vous rencontrerez bientôt la demoiselle qui vous a joué ce mauvais tour. Mais, au moins, n’oubliez pas de la saluer. — Je n’y manquerai pas, s’il plaît à Dieu. »

Gauvain s’éloigna, le cœur rempli de joie et de regrets, heureux de l’espoir de retrouver sa première forme, triste d’avoir pour jamais perdu la compagnie de Merlin. Il vint à la mer, repassa dans l’île de Bretagne et se dirigea vers Carduel-en-Galles, en passant par la forêt dans laquelle il avait pour son malheur oublié de saluer la demoiselle. Il se souvint alors de la recommandation de Merlin, et, ne voulant pas s’exposer encore à manquer de courtoisie envers les dames, il ôta son heaume pour mieux voir autour de lui. Arrivé dans l’endroit de la première et funeste rencontre, Il distingua, derrière une touffe épaisse de buissons, deux chevaliers armés, à l’exception du heaume, les lances et les écus appuyés sur le tronc de l’arbre auquel étaient également attachées les rênes de leurs destriers. Ils tenaient entre eux une demoiselle à laquelle ils paraissaient vouloir faire violence, l’un lui serrant les mains, l’autre se jetant sur elle en dépit de ses cris et de ses apparents efforts. « Chevaliers ! » leur cria aussitôt Gauvain en brandissant sa lance, « vous méritez la mort : comment osez-vous outrager les demoiselles sur la terre du roi Artus ? ignorez-vous qu’elles y sont assurées envers et contre tous ? — Ah ! Gauvain, » dit la demoiselle, « voyons s’il est assez de prouesse en toi pour me faire échapper à la honte dont je suis menacée. — Demoiselle, au moins serez-vous bien défendue, tant qu’il me restera un souffle de vie. » En l’entendant, les chevaliers se levèrent et lacèrent leurs heaumes ; car ils redoutaient Gauvain, bien que la demoiselle leur eût persuadé qu’ils n’avaient rien à craindre de lui, et que leurs armes étaient, par l’effet d’un enchantement, à l’abri de ses coups. — « Par Dieu, vilain et hideux nain, » dirent-ils, « c’est toi qui vas mourir : mais nous avons grande honte d’attaquer une chose aussi méprisable. — Tel que je suis, vous m’aurez, sachez-le, rencontré pour votre malheur. Mais à Dieu ne plaise que je vous attaque à cheval, tant que vous serez à pied. Montez, montez, et vous verrez si je sais punir les chevaliers outrageux envers les dames. — Comment ! vous avez assez confiance en votre misérable corps, pour nous combattre d’égal à égal ! — J’ai, » dit Gauvain, « confiance en Dieu, et je m’assure qu’à l’avenir il ne vous arrivera plus d’insulter une seule demoiselle du royaume d’Artus. »

Les chevaliers montent, empoignent leurs glaives et reculent pour revenir ensemble sur monseigneur Gauvain. Ils rompent leurs lances sur son écu sans l’ébranler ; mais le premier que Gauvain atteint va mesurer la terre ; Gringalet s’arrête et le foule aux pieds : la lance rompue, Gauvain tire l’épée, s’adresse au second et le frappe si durement sur le heaume que la demoiselle se hâte de crier : « Assez ! messire Gauvain, n’allez pas plus loin. — Demoiselle, si tel est votre désir, je baisse l’épée pour l’amour de vous et Dieu donne bonne aventure à vous et à toutes les demoiselles du monde ! Mais, sans votre défense, j’aurais châtié ces félons comme ils le méritaient. Quant aux vilenies qu’ils m’ont dites, je les pardonne ; il n’est que trop vrai, je suis une méprisable et hideuse créature ; et cette infortune m’est arrivée dans cette forêt même, il y a six mois. » À ces mots, la demoiselle se prit à rire. « Sire Gauvain, » dit-elle, « que donneriez-vous à celle qui vous transformerait ? — Je me donnerais d’abord, puis tout ce que je puis avoir au monde. — Oh l’on ne vous en demande pas tant : faites seulement serment de remplir mes vœux, et je vous guérirai. — Vous m’y voyez préparé. — Vous allez jurer, sur la foi que vous devez au roi Artus, que vous ne refuserez jamais de venir au secours des dames ou des demoiselles que vous rencontrerez, et que vous n’en laisserez jamais passer une seule sans la saluer. — Dame, je vous le jure, comme loyal chevalier. — Soit donc : à la condition que, si vous manquez à votre serment, vous reviendrez dans la forme que vous avez en ce moment. — J y consens encore, pourvu toutefois que la plainte des dames ou demoiselles soit juste et loyale ; car, au prix de la vie, ne voudrais-je jamais porter secours à personne déloyale et trompeuse. — Redevenez donc ce que vous étiez il y a six mois ! » Et Gauvain sentit rompre les courroies dont ses chausses et ses manches de fer étaient attachées. Les membres s’étendirent, il reprit la forme qu’il avait auparavant. Descendant alors de cheval, il s’agenouilla devant la demoiselle, et promit d’être pour la vie son chevalier. « Merci ! » dit-elle en le relevant par la main. C’était elle, on le devine, qui lui avait d’abord ménagé cette mésaventure. Dès qu’elle eut pris congé de lui avec ses deux chevaliers, messire Gauvain se hâta de rallonger ses étriers et la guiche de son écu, puis remonta sur Gringalet, l’épée au côté, la lance en main. Il poursuivit son chemin vers Carduel où il arriva le même jour qu’Yvain, Sagremor et tous les chevaliers qui les avaient accompagnés. Le plaisir fut grand au récit des aventures d’Yvam et de Sagremor, mais surtout quand messire Gauvain raconta sa rencontre avec la demoiselle qu’il n’avait pas saluée, et la vengeance qu’elle lui avait infligée. Comme il cessait de parler, le premier nain entra dans la salle, sous la forme d’un très beau jeune homme de vingt-deux ans. Ils s’avancèrent, lui et la demoiselle son amie, devant le Roi qu’ils saluèrent courtoisement. Artus ayant rendu leur salut : « Sire, » dit le jeune homme, « vous ne savez pas qui je suis ; cela ne doit pas surprendre, car vous ne m’avez vu qu’une fois, et j’étais tel que personne ne s’aviserait de me reconnaître. — En tout cas » reprit le Roi, « je vois en vous un jeune et parfaitement beau chevalier. — Grand merci ! Sire, vous souvient-il de la demoiselle qui vous amena un nain pour le faire chevalier ? — Oui, bel ami ; à telles enseignes qu’il envoya cinq chevaliers en ma prison. — Sire, je suis le nain que vous avez armé, et voici la demoiselle qui vous en pria. Quant aux cinq prisonniers que je vous ai envoyés, messire Gauvain vous en dira la vérité : nous le rencontrâmes à deux reprises ; la seconde fois, c’était le jour de la Trinité, il nous souhaita bonne joie de par Dieu, et à peine nous eut-il quittés que je me sentis revenir sous la forme que je devais avoir, et que j’avais perdue dès l’âge de treize ans. » Anadenn raconta ensuite, en peu de mots, de quel pays il était et comment il avait pour père le roi Tradelinan. Artus l’admit parmi les chevaliers de la Table ronde, et la demoiselle demeura dans la compagnie de la Reine.


Nous laisserons la cour de Logres pour dire en peu de mots ce qui se passa dans les Gaules après le départ d’Artus et de tous les chevaliers venus avec lui de la Grande-Bretagne.

Le roi Ban eut de sa femme épousée un fils, qui reçut en baptême le nom de Galaad, et toute sa vie ne porta que le surnom de Lancelot. L’épouse du roi Bohor de Gannes mit dans le même temps au monde un fils nommé Lionel, et, douze mois plus tard, un second fils, qui reçut le nom de Bohor. Ces enfants furent tous trois de grande renommée, non-seulement en France, mais dans le royaume de Logres et dans le monde entier. Mais, peu de temps après la naissance de Bohor, le roi son père tomba dans une grave maladie qui le retint dans la ville de Gannes, et le roi Ban en eut d’autant plus de chagrin qu’il ne pouvait que rarement lui rendre visite par la nécessité où il se trouvait de résister à un prince voisin, félon, opiniâtre et cruel, le roi Claudas du Berry : cette province, depuis les ravages et les incendies dont elle avait été victime, avait changé son nom en celui de la Déserte ou terre déserte. Claudas n’eùt pas renouvelé la guerre sans la prise et la destruction du château de la Marche par le roi Artus, en revanche de l’attaque du convoi des prisonniers romains dont on a parié plus haut. Non content du service qu’il avait droit d’attendre de ses chevaliers, Claudas avait eu recours aux Romains, et ceux-ci, toujours irrités de la mort de l’empereur Lucius et de la perte des Gaules, avaient une seconde fois confié au sénateur Ponce Antoine un ost considérable, pour aider le roi de Bourges contre les rois de Benoyc et de Gannes. Hoel de Nantes, après avoir longtemps résisté à Claudas, était descendu au tombeau, si bien que les Romains reprirent possession des provinces qu’Artus leur avait naguère enlevées. Ponce Antoine et Claudas entrèrent ensuite dans la terre de Benoyc. Ils trouvèrent dans le roi Ban un redoutable adversaire, qui les abattit souvent en pleine campagne et sous les murs de ses forteresses. Parfois Ban y gagna, parfois il y perdit ; ainsi va de la guerre. Leonce de Paerne, Pharien, Gracian de Trebes, et Banin, le filleul du roi Ban, firent maintes belles armes et rivalisèrent de prouesses. Mais, à la fin, Leonce, Gracian et Pharien furent mortellement navrés. Le roi Ban vit tomber entre les mains des ennemis ses villes et ses forteresses ; car il ne pouvait attendre aucun secours de son frère Bohor, retenu sur sa couche par un mal dont il ne devait pas revenir. Ainsi fut-il obligé d’abandonner la ville de Benoyc, et ne lui demeura-t-il de tout son royaume que le château de Trebes, où furent conduits la reine Hélène et le petit Galaad-Lancelot, encore au berceau. Le roi se fiait grandement et avec raison à son filleul Banin, bon et loyal chevalier, et au sénéchal de Trebes que le roi avait nourri enfant. Ce sénéchal le trahit ; et ce fut par lui qu’il perdit le château de Trebes comme on le verra dés le début du livre suivant, appelé le Livre de Lancelot.

  1. De Niort : et non pas norvégien comme on le rend ordinairement ; ou noir comme le voulait Du Cange. Dans Raoul de Cambray, Bernier est monté sur « le destrier de Niort » (p. 92) et page 97 sur son bon destrier norois.
  2. Une galesche, une lieue galesche. Je crois que ce mot répond à la leuca gallica de Jornandès et autres. C’est notre lieue de quinze cents à deux mille pas opposée au mille anglais.