Les Roués innocents (Gautier)/6

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Librairie nouvelle (p. 71-83).



VI


La douleur d’Henri, quelque grande qu’elle fût au moment de la catastrophe, s’était encore augmentée au bout de quelques jours par la privation de voir Calixte. Le retranchement de cette heure passée chaque soir près du métier à broder d’une jeune fille avec laquelle il n’échangeait pas vingt paroles faisait dans sa journée un vide immense qu’il ne pouvait remplir : sa vie n’avait plus de but. Attendre le moment de sa visite chez Calixte, y rêver lorsqu’elle était terminée, tel avait été jusqu’alors l’emploi de son temps ; il se sentit misérablement désœuvré. Il lui sembla qu’une vaste solitude s’était faite autour de lui ; que le soleil était noir et le monde frappé de mort. Tout cela parce qu’il n’allait plus rue de l’Abbaye, dans une maison triste et froide, chez un notaire ennuyeux.

Faisant taire son orgueil, car l’amour sincère est humble, il avait employé tous les moyens possibles pour s’excuser et rentrer en grâce auprès de M. Desprez, mais ses lettres étaient restées sans réponses ; elles contenaient pourtant les justifications les plus convaincantes et les plus explicites ; des personnes tierces, députées dans des idées conciliatrices, n’avaient pas obtenu plus de succès : M. Desprez ne voulait rien entendre. C’était un de ces hommes très-doux et très-opiniâtres, qui, lorsqu’ils ont pris une fois une résolution, y tiennent excessivement, sans doute à cause de la rareté du fait. D’ailleurs il avait été blessé par Dalberg à son endroit le plus sensible… dans son amour pour sa fille. Plus il s’était confié aveuglément à son honneur, plus il était indigné de sa trahison. En outre, comme tous les gens faibles, la peur de paraître manquer de caractère le rendait entêté.

Il faut dire aussi qu’il avait pris sous main des informations dont le résultat ne pouvait qu’être défavorable à Dalberg ; il savait maintenant qu’il fréquentait les coulisses, jouait, s’enivrait et vivait dans une société d’hommes de plaisir et de femmes d’une moralité au moins légère ; tout cela n’était pas trop propre à bien poser un jeune homme dans l’esprit d’un ex-notaire, et M. Desprez s’estimait heureux que l’esclandre causée par Amine fût arrivée à temps pour empêcher le mariage.

— Qui aurait dit cela, disait M. Desprez, à voir cette physionomie honnête, ces manières timides, ce ton doux et mesuré, cet air de jeune fille déguisée en garçon ? Ce Dalberg est un drôle compliqué ; à la débauche, il joint l’hypocrisie. Il reluquait la dot pour payer des parures à ces demoiselles. — Joli calcul ! — S’il remettait les pieds ici, je le recevrais de la belle manière.

Rudolph, faisant semblant de compatir au désespoir de Dalberg, s’était rendu chez M. Desprez pour plaider la cause de son ami ; il l’avait plaidée en effet, mais de manière à corroborer M. Desprez dans son opinion.

Henri, selon Rudolph, n’avait rien de grave à se reprocher ; c’était un garçon aimable, beau joueur, convive joyeux, aimant les chevaux et les femmes, chose bien naturelle à son âge. Quant à l’affaire du médaillon, il y voyait, lui Rudolph, plus d’étourderie que de noirceur : c’était à un souper, au cabaret, avec des lorrettes et des figurantes, — l’abandon du portrait pouvait se mettre sur le compte du vin, car Henri se grisait quelquefois, et il était ivre ce soir-là comme un membre du parlement ; — il avait sans doute craint d’exciter la jalousie ou la colère d’Amine, personne très-violente, qui croyait avoir des droits sur son cœur. Dans tout cela, il n’y avait pas de quoi fouetter un hanneton, et M. Desprez se montrait un père vraiment rébarbatif !

De pareilles excuses ne persuadaient nullement le brave M. Desprez, qui persistait à regarder Dalberg comme un drôle indigne de pitié et de pardon.

Aussi Rudolph, lorsqu’il vint rendre compte de sa mission à Dalberg, sans lui enlever tout espoir, lui fit-il comprendre que M. Desprez serait long et difficile à ramener, et qu’il faudrait de nombreux entretiens pour obtenir la rentrée en grâce d’un coupable contre lequel s’élevaient de si fortes préventions.

Il se ménageait ainsi les moyens d’aller souvent chez M. Desprez, sans exciter les soupçons de Dalberg.

Si vous eussiez vu Rudolph se rendant rue de l’Abbaye, vous ne l’eussiez pas reconnu. — Il se faisait, pour ces occasions, une figure de circonstance. Le raffiné disparaissait complétement ; ses moustaches aiguës perdaient leur férocité ; son œil de faucon s’éteignait ; une tranquillité pleine de bonhomie endormait sa face habituellement agitée de tics nerveux ; des bottes plus larges, des gants moins justes, des vêtements d’une ampleur sans prétention, une canne toute simple, lui donnaient cet air de respectabilité qui fait dire aux parents : « Voilà un homme sérieux et capable de parvenir à tout ! »

Il causait avec M. Desprez d’économie politique et de toutes sortes de sujets graves, sans pédanterie, mais avec connaissance de cause. L’ex-notaire lui trouvait de l’instruction, des idées justes et pratiques. Il s’étonnait qu’un homme si mûr et si raisonnable pût se plaire dans la société de jeunes fous, à quoi le baron répondait qu’il était sans famille, et que, privé des joies du foyer, il lui fallait bien quelques distractions extérieures, ce dont M. Desprez tombait d’accord ; Rudolph, pour achever de se mettre bien avec M. Desprez, lui indiqua quelques affaires où celui-ci réalisa des bénéfices considérables. À dater de là, Rudolph grandit singulièrement dans l’estime de l’ex-notaire ; il ne jurait plus que par lui. — Aux objections qu’on pouvait lui faire que ce personnage si posé, si froid, avait des maîtresses, soupait et jouait ; il répondait que, n’ayant pas d’engagement, il était libre de faire ce qui l’amusait, pourvu que les convenances fussent respectées.

Comme beaucoup d’autres gens vertueux, M. Desprez avait plus horreur de ce que coûtaient les vices que des vices eux-mêmes. Des fils de famille qui gagneraient toujours au jeu, dont les chevaux obtiendraient tous les prix et à qui leurs maîtresses apporteraient de l’argent, trouveraient beaucoup de bénignité, même chez les pères les plus rigoristes et les oncles les plus furieux.

Telle était à peu près la position de Rudolph. Il n’y avait dans sa vie aucun désordre apparent, point de dettes criardes, point de liaison affichée, pas de duel scandaleux, rien qui eût attiré l’attention ; et, depuis quelque temps, on le voyait beaucoup moins dans les coulisses, au club et au café de Paris. Il se rangeait insensiblement, donnant pour prétexte que l’on ne devait pas se permettre certaines folies au delà de trente ans.

Pour Calixte, à dater de la conversation où elle avait nettement signifié à son père qu’elle croyait Henri innocent et n’aurait jamais d’autre époux, elle semblait ne plus se souvenir de ce qui s’était passé. Elle n’avait pas prononcé le nom de Dalberg une seule fois ; bien que M. Desprez, qui aimait assez la controverse, lui en eût donné de nombreuses occasions par des allusions plus ou moins transparentes, elle s’était renfermée obstinément dans une réserve silencieuse.

Une résolution immuable donnait à sa figure une expression de majesté et de tristesse sereine dont l’œil le moins intelligent eût été frappé. De jolie elle était devenue belle ; — la douleur l’avait ennoblie. Une pâleur rosée remplaçait sur ses joues ses vives couleurs de pensionnaire. Ses lèvres, vermeilles autrefois comme la grenade, avaient l’air de deux feuilles de rose tombées sur du marbre : elle avait maigri, et ses mains effilées et veinées d’azur témoignaient d’une souffrance morale contenue par la volonté.

Du reste, elle était d’une douceur résignée, et d’une soumission mélancolique qui remuait plus le cœur de M. Desprez que n’auraient pu le faire des larmes et des plaintes ; il ne pouvait s’empêcher d’en être attendri, bien qu’il appelât entêtement romanesque de petite fille la fidélité de Calixte à un vaurien tel que Dalberg. Elle n’en parlait jamais, parce qu’elle y pensait toujours.

Le soir, surtout à l’heure où Dalberg venait autrefois faire sa visite quotidienne, un abattement profond s’emparait de Calixte ; ces moments, si heureux alors, avaient une amertume double. Elle ne pleurait pas, mais une lueur humidement brillante lustrait le globe d’argent de ses yeux.

Une remarque, peut-être singulière après ce que nous venons de dire, c’est que Calixte ne paraissait pas chercher à éviter la présence de Rudolph ; quand il arrivait et qu’elle se trouvait au salon, elle ne se retirait pas dans sa chambre, comme elle faisait d’ordinaire s’il survenait quelque visite. Elle semblait écouter avec intérêt les entretiens du baron et de M. Desprez. Voyait-elle en Rudolph un ami de Dalberg ? Espérait-elle qu’il parlerait en sa faveur à M. Desprez et le ferait revenir de ses préventions ? Ou bien la conversation brillante de Rudolph apportait-elle une distraction passagère à ses ennuis ? C’est ce que nous ne saurions décider.

Lorsqu’elle était là, le baron, abandonnant les sujets un peu lourds qu’il traitait habituellement avec l’ex-notaire, déployait toutes les ressources de son esprit, et il en avait beaucoup, de naturel et d’acquis, et, sans galanterie trop marquée, trouvait toujours moyen d’envoyer à l’adresse de Calixte quelque phrase flatteuse et quelque compliment de bon goût.

Quelquefois, lorsque la jeune fille avait la tête tournée et que M. Desprez développait compendieusement quelque problème d’économie rurale, le baron lançait sur elle un regard furtif et plein de flamme qui contrastait étrangement avec la blancheur morte de sa figure.

Ce regard n’était pas étudié, puisque personne ne devait le voir. Il exprimait donc les véritables sentiments qui agitaient l’âme de Rudolph. Or jamais œil d’écolier de vingt ans ne décocha un rayon plus chargé de flamme magnétique, plus fulgurant de passion que celui du complice d’Amine ; le plus ardent amour y scintillait en traits phosphorescents. Certes, l’idée d’une dot de cinq cent mille francs n’entrait pour rien dans ce regard désintéressé comme l’amour vrai.

Il s’était fait dans Rudolph un changement complet depuis sa promenade nocturne avec Henri sur le boulevard de Gand ; les confidences de Dalberg lui avaient révélé tout un monde nouveau, un paradis où il n’était jamais entré. Dans sa vie consacrée à la recherche du bonheur, il n’avait rencontré que le plaisir, et bien rarement encore. Dalberg était plus fort que lui ; du premier coup, il avait obtenu cette émotion profonde et poignante qui est le rêve de tous les don Juan, et que les empereurs romains poursuivaient de toute l’impuissante fureur de leurs fantaisies monstrueuses.

Il examina plus attentivement Calixte, que jusqu’alors il n’avait considérée que comme représentant un certain nombre de billets de banque, et il se convainquit de cette vérité, que le pli droit de la plus simple robe tombant sur un corps chaste a une force de séduction et une puissance irritante que n’ont pas les plus folles toilettes de courtisanes. Le moindre froissement de cette jupe, qui laissait à peine voir le bout du pied, lui faisait affluer tout le sang au cœur ; ce corsage, recouvert d’une guimpe de religieuse, le brûlait, le rendait fou, lui qui naguère, tout en fumant son cigare et en parlant de chevaux, caressait de la main, avec un sang-froid parfait, les épaules les plus satinées de Paris. Lui qui se croyait bronzé, invulnérable, à l’abri désormais de toute surprise, fut vaincu sans même combattre ; en général habile, il sentit sa défaite avant d’engager la bataille, et reconnut vis-à-vis de lui-même l’inutilité de la lutte. Ce désir d’innocence dont sont prises, à une certaine période de la vie, les âmes qui connaissent tout, s’était emparé de Rudolph. Il avait soif de candeur, de pureté ; la vertu était le seul raffinement qu’il n’eût pas encore pratiqué. Quoique peu âgé encore, il fut atteint de ce terrible amour qui pousse les vieillards vers les toutes jeunes filles. Comme il n’avait ni foi, ni croyance, ni illusions, ni fraîcheur d’âme, ni beauté de corps, ni richesse de cœur, il voulut posséder tout cela dans Calixte. — Il n’oubliait qu’une chose : c’est l’amour de la jeune fille pour Dalberg, amour qu’il se flattait de détruire peu à peu, se fiant à son adresse. Il se trompait en cela ; cette faute est celle de tous les gens habiles trop portés à mépriser des adversaires naïfs, comme si la gaucherie n’était pas quelquefois la suprême rouerie, surtout en amour. L’homme le plus fin de la terre et le plus expert en intrigues sera battu par un adolescent bête, mais aimé.

Rudolph, entré dans la maison de M. Desprez en coureur de dot, n’y songeait plus. Calixte eût-elle été ruinée de fond en comble, il ne s’en serait pas inquiété un instant.

Pendant tout cela, que faisait Amine ? — Elle avait prudemment jugé qu’il fallait laisser à la première fureur de Dalberg le temps de s’abattre ; elle s’était tenue à l’écart, mais elle n’avait pas abandonné ses projets.

Quand elle pensa que Dalberg s’était suffisamment désespéré, elle résolut de tenter un coup hardi.

Un jour Henri, en rentrant chez lui, aperçut une femme installée dans un fauteuil, et lisant des brochures avec le plus beau sang-froid du monde. Il ne la reconnut pas d’abord, car la voilette de son chapeau baignait d’ombre le haut de sa figure, et son menton était caché par le cahier ouvert qu’elle tenait à la main ; mais la petitesse du brodequin, la fraîcheur du gant et le souple abandon de la taille annonçaient une jeune et jolie femme.

Une pensée folle traversa un instant la tête de Dalberg : il s’imagina que sa bien-aimée Calixte, ayant enfin reçu une des épîtres passionnées où il lui proposait de l’enlever et de fuir dans un autre hémisphère les rigueurs d’un père barbare, s’était décidée à le rejoindre ; il allait s’écrier : « Vous ici, Calixte ! » lorsque l’inconnue, relevant son voile et jetant de côté le journal qui lui servait de masque, découvrit aux yeux stupéfaits de Dalberg un minois chiffonné qui, pour ne pas valoir la beauté virginale de Calixte, avait cependant bien son prix.

— Amine ! chez moi ! s’écria-t-il en reculant de trois pas, atterré de tant d’audace.

— Eh bien ! oui. Qu’y a-t-il là de si étonnant ? répondit-elle en s’appuyant sur le dos du fauteuil avec un geste plein de résolution.

— Après le tour abominable que vous m’avez joué !

— Vous n’êtes pas mal ici, reprit Amine. — Tiens ! voilà un Diaz ravissant ; voulez-vous le changer contre mon Delacroix ? un Amour contre un tigre !

— Il faut que vous comptiez beaucoup sur votre sexe ?

— Certainement j’y compte, dit Amine en se débarrassant de son châle et en jetant sur un canapé son chapeau, frais chef-d’œuvre sorti le matin des mains fées de madame Baudrant, avec autant de négligence qu’une faneuse lance son chapeau de paille sur une meule de foin.

Et elle s’avança vers Dalberg, forte de toutes les pièces de son armure qu’elle avait déposées.

Un rayon de soleil, filtrant à travers les rideaux, l’illuminait de la tête aux pieds, et faisait pétiller mille fils d’or dans ses cheveux d’un châtain opulent. — C’eût été, pour une femme moins fraîche et moins jeune qu’Amine, un secours perfide ; mais elle avait une tête à défier toute clarté.

À la vue de cette jolie créature toute dorée de lumière, ondulant comme une vipère sur le bout de sa queue et le provoquant de son insolente beauté, Dalberg s’arrêta incertain et déjà fasciné.

Son indignation contre la noire action d’Amine n’était pas moins vive ; mais, malgré lui, il cédait à l’ascendant de ce charme fatal dont les cœurs les plus froids n’étaient pas à l’abri.

— Commencez donc votre harangue, dit Amine en lui frappant les lèvres du bout de son gant, qu’elle avait retiré. — Allons, faut-il que je vous souffle ? — Amine la perverse, la scélérate, l’infâme, la femme sans cœur, ce doit être dans cette veine probablement que vous auriez choisi les épithètes de ma litanie.

— Vous avez fait le malheur de ma vie.

— Ceci n’est pas prouvé ; peut-être me remercierez-vous plus tard.

— …Brisé le cœur d’une pauvre enfant.

— Elle se consolera, si ce n’est déjà fait.

— Pourquoi avez-vous envoyé ce portrait ?

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu le reprendre ?

— Méchante ! Le pouvais-je ?

— Ingrat ! Je vous inspirais donc une horreur bien insurmontable ?

— En toute autre circonstance, votre billet m’aurait rendu le plus heureux des hommes.

— Jugez de ma colère : — je me suis crue dédaignée, méprisée ; j’ai pensé que vous me trouviez laide ; j’ai douté de mon pouvoir : c’était ma première défaite !

— L’amour le plus violent, le plus pur, occupait mon cœur !

— C’est ce qui me rendait si malheureuse. Oh ! que j’enviais cet amour qui vous était inspiré par une autre ! Comme j’étais misérablement jalouse de cette Calixte ! Comme j’aurais voulu pouvoir l’étudier sans qu’elle me vît et lui prendre ce qui vous charme en elle ! Que j’ai regretté la gracieuse gaucherie de l’innocence ! Si vous saviez quels efforts j’ai faits pour donner à mes bandeaux cette ondulation virginale, à mes regards cette lueur timide que j’ai remarqués dans le médaillon ! Que de robes blanches j’ai essayées avec des ceintures tout unies, pour avoir l’air, moi aussi, d’une pensionnaire !

Amine parlait-elle sérieusement ou voulait-elle se jouer de la crédulité de Dalberg ? C’eût été une question difficile à résoudre. Sa voix, son regard, son geste, tout avait pourtant l’accent de la vérité.

— La jalousie qui m’a fait envoyer le portrait de Calixte à M. Desprez m’a bien mal inspirée, puisqu’elle me vaut votre haine, reprit Amine avec un soupir savamment modulé ; si je vous avais cru amoureux à ce point, je n’aurais pas essayé de surprendre un cœur trop bien gardé, hélas !

Nous devons avouer que Dalberg, à qui, depuis six semaines, Calixte n’avait donné aucun signe de vie, et qui ne s’était pas même laissé apercevoir derrière son rideau, ne trouvait pas en cet instant Amine si monstrueusement perfide qu’elle lui avait semblé d’abord, tant l’homme pardonne aisément les actions les plus coupables quand elles flattent son amour-propre par quelque côté.

— Ce qui est fait est fait, et vous devez avoir perdu tout espoir de rentrer dans les bonnes grâces de Calixte et de M. Desprez. — D’ailleurs, Calixte ne vous aimait pas ; a-t-elle fait le moindre effort pour vous revoir ? Vous a-t-elle écrit un mot seulement ? A-t-elle eu la moindre pitié de votre douleur ? Ces petites filles dévotes ont des rancunes diaboliques ; jamais elle ne vous pardonnera.

Déjà Dalberg s’était dit plusieurs fois tout bas ce qu’Amine lui disait tout haut. Calixte lui paraissait, même en faisant la part de sa colère légitime, obéir bien ponctuellement aux injonctions paternelles.

— Combien de temps continuerez-vous à promener par la ville l’élégie de votre figure et de votre personne ? Votre moustache est mal taillée, vos cheveux ne frisent pas, vous avez un gilet de deux mois. — Signe de prostration morale. Vous abusez du droit qu’ont les amoureux expulsés d’être mal en point dans leurs habits. — D’ici à huit jours, vous serez ridicule, je vous en avertis.

Dalberg jeta un coup d’œil sur une glace qui se trouvait près de là, et s’aperçut, en effet, de plusieurs infractions à l’élégance dans sa toilette.

— Calixte prend mieux son parti que vous. Elle est déjà toute consolée.

— C’est impossible ! s’écria Dalberg.

— Avez-vous l’amour-propre naïf ! Et l’on peut même déjà prévoir quel sera votre successeur auprès de cette chaste et vindicative personne. M. Desprez n’a pas envie, comme vous le pensez bien, de faire coiffer sainte Catherine à mademoiselle Calixte. Vous n’êtes pas le seul gendre de la création. Puisqu’on vous oublie, oubliez. Vous allez encore dire que je suis méchante ; mais, si vous voulez venir avec moi à l’Opéra, outre le ballet nouveau, je vous ferai voir un spectacle qui vous guérirait de votre passion malheureuse, et vous délierait des serments de fidélité que vous avez pu faire jadis ou récemment à votre belle.

— Que voulez-vous dire ? — Vous m’alarmez.

— Eh quoi ! vous n’avez pas plus de confiance que cela dans l’amour d’une jeune fille honnête, élevée au couvent, avec laquelle vous échangez des médaillons et des boucles de cheveux ? Vous tremblez au premier mot qu’on vous dit, vous reculez devant l’épreuve, vous n’osez soumettre cet or si pur à la coupelle, de peur de le trouver faux. — Viendrez-vous avec moi à l’Opéra ?

— Oui, j’irai, répondit Dalberg.

— Allons, je vais passer une robe et me mettre quelque chose dans les cheveux. Je viendrai vous prendre tout à l’heure ; soyez prêt.

Au bout d’une heure, Toby monta dire que mademoiselle Amine était en bas, dans la voiture, qui attendait.

Amine avait une toilette d’une légèreté féerique, un brouillard de tarlatane enveloppait son corps svelte et souple. Une couronne de volubilis aux feuilles diamantées, aux calices d’un rose idéal, ceignait ses tempes transparentes ; elle était adorable, et Dalberg lui-même ne comprit plus qu’il eût tenu rigueur à tant de grâces. Les femmes, quand il s’agit d’en désespérer une autre, trouvent des beautés inconnues, et qui ne servent que pour ces jours-là.

À peine Dalberg s’était-il assis derrière Amine dans la baignoire qu’elle occupait à l’année, que la porte d’une loge de première galerie, située en face, s’ouvrit avec fracas. — Dalberg vit entrer deux hommes et une jeune fille vêtue de blanc, avec un gros bouquet de violettes au corsage et des fleurs pareilles dans les cheveux. Le plus âgé des hommes était M. Desprez, l’autre Rudolph, et la jeune fille, Calixte.