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Les Salons de Paris : Foyers éteints/3

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LE SALON

DU

BARON GÉRARD


I. Ma présentation chez Gérard. — Son portrait, son caractère, son esprit. — Ses salons. — Sa jeunesse. — Ses premiers succès. — David et Isabey. — Peintre des rois et roi des peintres. — Amis illustres : madame de Staël, Talleyrand, Pozzo di Borgo. — Anecdote : l’hymen de près et de loin. — M. de Humboldt et l’abbé de Pradt. — Duel à la parole. — Landon. — Malices de Gérard. — Cuvier. — Forbin. — Guérin. — Saint-Aignan. — Heim. — Les groupes. — Mesdames Gay et Delphine. — MM. Mérimée, Beyle. — Boutades de celui-ci. — Les bonnets de coton. — Les Bertin. — Autres temps.

Dans les premières années de mon mariage, je fus présentée, un mercredi soir, chez Gérard par madame de Bawr, cette femme d’esprit dont on connaît les œuvres aimables.

C’était sous la Restauration.

Gérard, — nous le nommerons simplement ainsi, — ne se faisait jamais annoncer avec son titre de baron, et ne portait les décorations nombreuses dont les souverains l’avaient gratifié que quand il y était obligé par son uniforme ; ce n’était pas mépris pour ce qui lui venait des autres, mais peut-être juste estime de ce qui ne venait que de lui !… Il plaçait haut l’art auquel il avait consacré sa vie, et plus haut encore peut-être la dignité de son caractère, qui était plein, en effet, de nobles délicatesses. Gérard n’était pas vain, mais il était fier.

Indépendamment de sa haute renommée comme peintre, Gérard avait encore une grande réputation d’homme spirituel, et il possédait, en effet, l’esprit le plus fin, le plus judicieux, le plus flexible, joint au bon goût le plus délicat.

Sa conversation était aussi remarquable que ses ouvrages.

Ce qui me frappa d’abord à la première vue, au moment où j’entrai dans le salon de Gérard et où je portai les yeux sur lui, ce fut sa ressemblance avec les portraits de l’empereur Napoléon. C’était ce même type arrêté, ferme, accentué dans des traits fins et délicats ; des yeux dont le regard était en même temps plein de profondeur et de sagacité : ils illuminaient tout le visage.

Gérard était né à Rome, en 1770, d’un père français et d’une mère italienne.

Peut-être cela explique-t-il en partie les nuances variées de sa nature, car il réunissait des qualités diverses et même opposées. Ainsi il avait l’exaltation poétique de l’artiste et la finesse maligne du critique : il semblait parfois s’abandonner naturellement à la confiance et à une charmante intimité, puis tout à coup il se montrait armé de susceptibilités infinies et de prétentions exigeantes. Peut-être son premier mouvement avait-il été, dans sa jeunesse, de croire aux autres, de les aimer et de s’y fier ; mais, l’expérience atténuant en lui cette confiance native, il s’arrêtait et refoulait la sympathie dont il était l’objet en retenant visiblement la sienne… Il est vrai que, quand je l’ai connu, il n’était déjà plus jeune ; il atteignait sa cinquantième année… Le monde et les hommes étaient trop connus de sa profonde sagacité : il était devenu défiant !

Gérard habitait une maison qu’il avait fait bâtir, rue Bonaparte, presque vis-à-vis l’église de Saint-Germain-des-Prés. Quatre petites pièces dans lesquelles on tournait, puis une très-petite antichambre, composaient tout l’appartement de réception. À minuit, on servait un thé avec des gâteaux toujours pareils. Mademoiselle Godefroy, élève de Gérard, femme déjà âgée, et pleine de talent et d’esprit, faisait, avec un vieux valet de chambre, les honneurs du thé. Gérard causait ; sa femme était à une partie de whist, et elle ne s’occupait de rien ni de personne ; les cartes étaient sa grande affaire le soir…

Les meubles étaient très-simples, mais de bon goût. Quelques portraits de Gérard décoraient le plus grand salon, qui n’était guère vaste, et dans les autres pièces on voyait quelques dessins de lui, ou quelques gravures faites par des graveurs éminents d’après ses œuvres. Voilà tout ! Rien ne vous avertissait que vous étiez chez un grand artiste, chez un homme célèbre ; mais vous n’y étiez pas pendant une demi-heure, que vous le sentiez. Vous aviez vu le maître de la maison, vous lui aviez parlé, cela suffisait ; le souffle divin était là !

Quelque chose qu’eût fait Gérard, il y eût réussi de manière à se trouver en première ligne, et, quoique né dans une condition inférieure, quelque haut qu’eût été le rang où il se fût placé, il n’eût jamais été un parvenu… c’était un arrivé !

Arrivé par la grande route, à ciel ouvert, au vu, au su et à l’approbation de tous.

Mais parfois ceux qui ont été forcés de se faire eux-mêmes une position, d’y trouver des ressources pour la vie de chaque jour, ont eu dans la jeunesse des moments cruels dont le reflet attriste encore les belles années. Gérard avait eu quelque chose de ces malheurs, et il en gardait de tristes souvenirs. Marié très-jeune, il avait été dans une grande gêne, voisine de la pauvreté ; il parlait quelquefois d’un temps où il avait manqué des choses nécessaires à la vie. Mais ce dont il ne parlait jamais, et qui avait laissé des traces sombres au fond de son esprit, c’est qu’élève de David, aux tristes jours de la Révolution, il avait eu le malheur de se laisser comprendre au nombre des jurés du tribunal révolutionnaire. Cet épisode de sa jeunesse troublait les triomphes de sa vie. Cependant Gérard n’avait pris part à aucune mauvaise action, et, effrayé du rôle qu’on voulait lui faire jouer, il avait cherché dans les travaux de l’art, qui devait l’illustrer et l’enrichir, un prétexte pour renoncer promptement à la politique… Mais il lui était resté de ses relations avec les hommes de ce temps-là quelques amis fâcheux et gênants, qui se montraient d’autant plus empressés à le chercher, que sa position était entourée de considération sous l’Empire qui venait de s’écrouler, comme sous la Restauration qui florissait alors.

Dans les jours difficiles du commencement de sa carrière, c’est à l’amitié généreuse d’Isabey, déjà célèbre comme peintre en miniature, que Gérard dut la possibilité d’exécuter son Bélisaire, et un peu après son tableau de l’Amour et Psyché, deux ouvrages de premier ordre et qui le placèrent au premier rang.

Plus tard, quelques charmants portraits, exposés aux Salons, lui donnèrent une vogue immense, et, de 1800 à 1810, le nombre des portraits que fit Gérard est incalculable. Les sommes qu’il y gagna furent très-considérables, et, quoiqu’il eût une noble générosité et une maison très-bien tenue, il amassa une belle fortune.

Il avait fini par peindre toutes les têtes couronnées de l’Europe, et l’on disait de lui que, s’il était le peintre des rois, il était le roi des peintres.

Si les ouvrages multipliés de Gérard ajoutèrent à sa réputation et à sa fortune, ils accrurent aussi le nombre de ses amis ; car, dans tous ces grands personnages de l’Europe qui voulurent avoir leur portrait par le peintre à la mode, beaucoup tinrent à honneur et à plaisir de garder l’amitié d’un homme dont ils avaient pu apprécier l’esprit étendu, élevé, aimable et piquant. Madame de Staël, le prince de Talleyrand et Pozzo di Borgo furent de ce nombre.

À l’époque où je fus présentée chez Gérard, il était professeur à l’École spéciale des beaux-arts, membre de l’Institut, baron, premier peintre du roi, officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre de Saint-Michel et de plusieurs ordres étrangers. Il venait de finir, avec une célérité prodigieuse et un grand bonheur, son beau tableau de l’Entrée de Henri IV à Paris, qui avait un immense succès, et je puis dire que le moment où je connus Gérard était celui de l’apogée de sa gloire.

Le premier mercredi où je fus amenée chez lui, j’éprouvai une réelle émotion, et mon attention fut constamment éveillée.

Gérard causait admirablement ; on faisait cercle autour de lui, et il passait successivement des discussions les plus sérieuses, car son instruction était profonde sur tous les points, aux récits les plus variés. Ce jour-là, il raconta gaiement une petite anecdote que je n’ai jamais oubliée, à cause du jour où je l’entendis. Il disait :

— Un peintre, nommé Carlo Pedrero, vit un jour arriver chez lui un jeune seigneur de Florence, qui lui demanda un tableau représentant l’Hymen.

— C’est pressé, dit-il ; je veux l’avoir la veille de mon mariage avec la belle Francesca. Il faut que le dieu de l’hyménée soit accompagné de toutes les grâces et de toutes les joies ; que son flambeau soit plus brillant que celui de l’Amour ; que l’expression du visage soit plus céleste et que son bonheur paraisse plus emprunter au ciel encore qu’à la terre. Faites un effort d’imagination, et je vous payerai votre tableau en conséquence.

Le peintre se surpassa, et ce fut un vrai chef-d’œuvre qu’il apporta la veille de la noce ; mais le jeune homme ne fut point satisfait et prétendit que l’Hymen était loin d’être dépeint avec tous ses charmes.

— Je comprends bien, dit le peintre, que vous soyez mécontent ; c’est que vous m’avez forcé d’apporter si promptement mon travail, que vous ne le voyez pas tel qu’il sera. J’emploie mes couleurs de telle façon, que mon ouvrage ne paraît rien dans les premiers jours ; mais je vous le rapporterai dans quelques mois, alors vous me le payerez suivant sa beauté ; je suis certain qu’il vous paraîtra tout autre.

En effet, le peintre emporta son tableau. Le fiancé se maria le lendemain, et plusieurs mois se passèrent sans qu’on entendît parler de l’artiste. Enfin il revint avec son tableau ; et le jeune seigneur florentin s’écria en le revoyant :

— Ah ! vous aviez eu bien raison de dire que le temps embellirait votre peinture ! Quelle différence !… Cependant je ne puis m’empêcher de vous dire que le visage de l’Hymen est trop gai ; vous lui avez donné un air enjoué qui ne le caractérise nullement.

— Monsieur, reprit alors le peintre en riant, ce n’est pas ma peinture qui a changé, mais vos sentiments qui ne sont plus les mêmes ; vous étiez amoureux il y a quelques mois, actuellement vous êtes mari.

Gérard achevait le récit au milieu des témoignages de gaieté qu’il avait fait naître, quand un homme, debout devant lui, prit la parole, en disant :

— Et savez-vous ce qui arriva depuis ?

Les yeux se tournèrent vers celui qui faisait cette question. C’était un homme à peu près de l’âge de Gérard, d’une taille un peu plus élevée, d’une figure fine, spirituelle et vive, et dont tout l’extérieur représentait assez bien un vieux gentilhomme d’ancienne race, avec sa distinction, son insouciance et son esprit. Cet homme ajouta en souriant :

— Le peintre, content de la somme qu’il reçut, promit de représenter l’Hymen de façon à plaire en même temps aux amoureux et aux maris, et, après quelques mois, il ouvrit son atelier au public pour l’exposition de ce chef-d’œuvre, peut-être imprudemment promis. Le public arriva… mais on entrait en petit nombre à la fois. C’était dans une très-longue galerie que le tableau était placé, et tout au bout. Le prestige des couleurs y était ménagé avec un art qui faisait paraître charmant le portrait de l’Hymen à ceux qui le regardaient de loin ; mais de près ce n’était plus la même chose, et l’on n’y retrouvait rien de ce qui vous avait charmé !

La plaisanterie fut applaudie par Gérard avec un aimable rire qui se propagea. J’en profitai pour demander quel était cet agréable conteur dont le visage était si spirituel et ajoutait par l’expression tant de finesse à ses paroles ; ma surprise fut grande en apprenant que c’était le savant M. de Humboldt. Sa célébrité universelle désignait à mes yeux un homme d’études, de réflexions profondes et d’une immense érudition. La spirituelle gaieté, la vive imagination que j’eus occasion de reconnaître en lui par la suite, me frappèrent d’abord d’étonnement ; depuis je me suis convaincue que l’on n’atteignait toutes les hauteurs et les profondeurs de la science qu’avec une vive imagination, de même que l’on n’arrive au premier rang dans les arts de l’imagination que quand on y ajoute les avantages de l’étude et d’une instruction générale et approfondie.

Ce même soir où s’ouvrait pour moi cette maison à laquelle se sont attachés tant de souvenirs chers et précieux, on attendait un homme remarquable, dont il était fort question à cette époque, l’abbé de Pradt. Gérard, qui le connaissait depuis longtemps, lui ménageait cette entrevue avec M. de Humboldt, qui ne l’avait jamais vu.

M. de Humboldt parlait bien et beaucoup ; l’abbé de Pradt parlait bien et toujours. Peut-être y avait-il un peu de curiosité malicieuse dans le plaisir que Gérard se promettait de leur rencontre.

Dans son salon il n’était pas d’usage d’annoncer ; il fallait donc attendre du hasard ou de la complaisance de quelqu’un les noms des personnes qui étaient réunies ; heureusement je retrouvai là deux ou trois de mes connaissances qui m’aidèrent à placer sur les visages les noms presque tous célèbres des personnes que renfermaient les salons de Gérard.

Vers la fin de la soirée, c’est-à-dire après minuit, l’abbé de Pradt arriva, et Gérard le mit en rapport avec M. de Humboldt. Tous deux avaient beaucoup à dire, car tous deux pensaient beaucoup ; ils avaient des idées sur toute chose. L’abbé prit le premier la parole et la garda ; seulement il eut le malheur de tousser pendant quelques secondes, et son auditeur passa à l’état d’orateur. Il ne perdit pas de temps ; les mots se pressaient, les idées les poussaient, et il jaillissait de vives étincelles de ce choc. Tout le monde qui était dans le salon écoutait religieusement ; on crut que la Prusse l’emporterait pour la sagacité ingénieuse de ses aperçus et la durée de ses paroles ; mais il fallut se moucher, et l’abbé de Pradt reprit ses avantages. Son éloquence était entraînante, et il faisait si bien valoir toutes les raisons de ses opinions, que, tant qu’il parlait, chacun pensait avec lui et comme lui. M. de Humboldt eut bien de la peine à saisir entre deux phrases un moment pour reprendre le fil de son propre discours ; mais l’abbé n’avait pas fini le sien et le continua. Il s’ensuivit un véritable duo : tous deux parlaient en même temps et ne s’en apercevaient pas. Chacun eut ses auditeurs qui l’écoutèrent exclusivement, et eux-mêmes s’entendaient réciproquement tout en parlant, M. de Humboldt a dit depuis en riant qu’il n’avait pas perdu un mot de l’abbé ; et, pour le prouver, il répétait tout ce qu’il avait dit, en imitant le son de sa voix et ses inflexions, de manière qu’on eût pu s’y méprendre.

Gérard s’amusa beaucoup de cette petite lutte, où il n’y eut pas de vaincu. Il avait une fine et malicieuse gaieté qui ne laissait rien perdre, et dont parfois il se servait comme d’une arme assez aiguë contre ses rivaux et ses ennemis. Ainsi il y avait eu avec lui à l’atelier de David un élève nommé Landon. C’était un homme prétentieux, comme sont la plupart des gens sans grande valeur. Landon essayait de juger ce qu’il ne pouvait pas faire, et, à chaque exposition, il publiait une petite brochure sur les ouvrages des autres. Il paraît qu’il avait assez maltraité Gérard. Mais, comme la plupart des critiques, à peine les choses désagréables étaient-elles sorties de sa plume, qu’il ne se les rappelait plus ; et, la maison de Gérard étant bonne et agréable, il continuait d’y venir et de traiter le maître en ami. Au milieu de cela, il faisait lui-même quelques tableaux qui, grâce à ses écrits, obtenaient toujours les meilleures places. Landon pouvait donc se croire beaucoup de talent, et, ayant destiné un ouvrage à l’exposition, il invita un assez grand nombre de personnes à venir le voir à son atelier. Gérard fut du nombre, et, après avoir longtemps regardé cette mauvaise peinture, étant bien sûr d’ailleurs du jugement que son prétendu ami porterait sur ses propres tableaux par la manière dont il les avait regardés chez lui la veille, Gérard, après un examen minutieux du travail de Landon, lui prit la main avec effusion ; et, comme l’autre le pressait d’exprimer son opinion devant tous, croyant être sûr de ses éloges :

— Oh ! mon ami, lui dit affectueusement Gérard, que vous êtes heureux, vous !… car vos tableaux ne seront pas les plus mauvais de l’exposition, grâce à ce que vous m’avez dit des miens.

Puis il sortit, pendant qu’un éclat de rire général accueillait ses paroles.

Plus tard, on parlait un jour devant lui des peintures que Gros venait de faire à Sainte-Geneviève, et quelqu’un remarquait les proportions colossales des figures.

— Oui, dit Gérard, c’est plus gros que nature.

Dans cette maison où l’on causait et où l’on écoutait, j’arrivai un soir un peu tard, et je vis dans le premier salon un homme d’un certain âge, mais d’une apparence vigoureuse et d’une physionomie animée, qui m’était inconnu ; il se tenait debout, appuyé contre un panneau de la boiserie, et autour de lui une douzaine de personnes, debout aussi, l’écoutaient attentivement. Il parlait de l’Asie, des peuples anciens de ces belles contrées, de leurs lois, de leurs écrits, et du degré de leur intelligence. Il jugeait aussi bien les petitesses et les grandeurs de notre état social que les splendeurs et les vices des civilisations passées. C’était un admirable enseignement, en même temps qu’une spirituelle causerie ; je n’avais rien entendu de pareil !

Quand il s’arrêta, quelqu’un qui arrivait me demanda qui c’était.

— Je l’ignore, répondis-je ; mais ce ne peut être que M. Cuvier.

Gérard m’entendit et me le présenta, en lui disant que je venais de le deviner ; ils étaient amis et dignes de l’être.

Le nombre infini de personnes de distinction que je vis dans la maison de Gérard est presque impossible à dire.

C’était le comte de Forbin, élégant, aimable et portant également bien deux situations fort différentes, celle de gentilhomme et celle d’artiste ; elles se résumèrent plus tard pour ainsi dire dans sa position de directeur des musées. C’était Guérin, le peintre charmant d’Énée racontant à Didon ses aventures et de plusieurs beaux tableaux qui eurent le don de plaire vivement au public et d’être fort maltraités par la critique. L’on voyait encore chez Gérard Pozzo di Borgo, cet Italien aimable et rusé, qui faisait à Paris de la diplomatie russe avec le titre d’ambassadeur. Puis le comte de Saint-Aignan, élégant et aimable seigneur, qui peignait comme un artiste ; le célèbre graveur, baron Desnoyers ; M. Heim, que la gloire est obligée d’aller chercher, tant il est uniquement absorbé par l’amour de l’art, etc.

La société étant fort nombreuse et divisée dans quatre pièces, il se formait de petites réunions dans la grande ; chacun trouvait dans l’innombrable variété de ce salon à choisir selon ses goûts, et je ne tardai pas à avoir mon petit groupe de causeurs qui venaient se réunir autour de moi ; je n’entrais presque jamais dans le salon où l’on jouait le whist à deux tables, avec une vivacité et une passion qui absorbaient cette partie de la société, bien que le jeu n’eût pas un grand intérêt d’argent. Je fus bientôt fort assidue à cette charmante société, et ceux que j’y connus devinrent pour la plupart mes amis. Dès que j’arrivais, j’étais entourée par eux, et, quoique la soirée se prolongeât dans la matinée du lendemain, car on passait toujours minuit et de beaucoup, la conversation ne cessait pas d’être vive et animée dans notre petit cercle. Mais aussi quels causeurs aimables ! C’était M. Mérimée, chez qui la rectitude du jugement, la simplicité élégante de l’expression et le sentiment profond du vrai ajoutaient tant de puissance à l’originalité d’idées ingénieuses et spontanées ; c’était M. Eugène Delacroix, dont la douce et fine conversation avait autant de grâce, de retenue et de réserve que son génie de peintre avait d’élan, de fougue et d’inspiration. Puis cet aimable et charmant baron de Mareste, dont la spirituelle plaisanterie, toujours empreinte de bienveillance, garde ce bon goût de la meilleure compagnie d’autrefois, qui ne l’empêche pas d’être sympathique à tout ce qui est bon dans la société d’aujourd’hui, et enfin ce Beyle (Stendhal[1]), dont rien ne peut rendre la piquante vivacité. Voilà ce qui faisait le fond de cette conversation délicieuse. M. Mérimée et M. Beyle avaient ensemble des entretiens inimitables par l’originalité tout à fait opposée de leur caractère et de leur intelligence, qui faisait valoir l’un par l’autre et élevait par la contradiction, à leur plus grande puissance, des esprits d’une si haute portée ! Beyle était ému de tout et il éprouvait mille sensations diverses en quelques minutes. Rien ne lui échappait et rien ne le laissait de sang-froid ; mais ses émotions tristes étaient cachées sous des plaisanteries, et jamais il ne semblait aussi gai que les jours où il éprouvait de vives contrariétés. Alors quelle verve de folie et de sagesse ! Le calme insouciant et légèrement moqueur de M. Mérimée le troublait bien un peu et le rappelait quelquefois à lui-même ; mais, quand il s’était contenu, son esprit jaillissait de nouveau plus énergique et plus original. Personne n’avait de plus vives sympathies, mais aussi des inimitiés plus prononcées : dans ces inimitiés se trouvait madame Gay, qui venait de temps en temps chez Gérard avec sa fille Delphine[2], alors dans tout l’éclat de sa beauté. On a plus tard beaucoup flatté ces dames, lorsqu’elles disposaient d’un immense pouvoir, un des premiers journaux de Paris ! Mais à cette époque leur situation était loin d’être brillante, et madame Gay était peu aimée ; toutes ces paroles très-vives, très-animées et dites d’une voix très-haute et peu agréable, consistaient à dire beaucoup de bien d’elle et beaucoup de mal des autres. Depuis, la beauté et le talent de sa fille la firent admettre chez plusieurs personnes, qui alors la fuyaient ; chez moi d’abord, qui aimais beaucoup Delphine et qui regarde encore avec affection et tristesse un petit portrait à l’huile que je fis d’elle à cette époque. L’éclat de son teint et de ses cheveux, sa haute taille bien prise et ses yeux d’un beau bleu en faisaient une remarquable beauté ; cependant son nez aquilin très-long, ses lèvres minces et un menton avancé donnaient au bas de son visage quelque chose d’hostile et de peu agréable. Sa mère avait la manie des titres et toujours la bouche pleine de comtes, barons et marquis ; elle aurait bien voulu la marier avec quelque vieux duc. Delphine fit mieux, elle épousa un jeune homme d’esprit (bientôt une puissance), et elle dut à ce mariage une situation qui lui convenait mieux que celle des plus grandes dames.

À cette époque, elle commençait à faire des vers qui n’annonçaient pas le talent remarquable qu’elle eut depuis, mais elle les disait avec ses vingt ans, éblouissante de fraîcheur ; et c’était quelque chose de charmant. Beyle, qui n’aimait guère en général ce qui faisait trop d’effet, avait de plus les antipathies que j’ai dites pour ces dames, et, lorsqu’elles arrivaient dans notre petit cercle, il lançait de tels propos singuliers et parfois saugrenus, qu’il parvenait à les en éloigner. Mais, quand madame Gay, qui aimait beaucoup le jeu, nous laissait Delphine seule, la conversation redevenait charmante, et elle y participait d’une façon tout à fait spirituelle.

Il est impossible de donner une idée complétement juste de l’originalité et des boutades de Beyle. Dans les premiers temps où je le voyais chez Gérard, il ne venait pas chez moi, et j’hésitais à l’inviter, quoiqu’il me cherchât avec empressement et que sa conversation me fût extrêmement agréable ; mais j’avais déjà pu observer qu’il était contrariant par nature et par calcul, et je ne voulais pas lui témoigner le désir de le recevoir, afin de ne pas lui ôter l’envie de venir ; or il me dit un jour :

— Je sais bien pourquoi vous ne m’invitez pas à vos mardis, c’est que vous avez des académiciens !

En effet, je recevais alors MM. le Montey, Campenon, Lacretelle, Roger, Baour-Lormian, Auger, secrétaire perpétuel, etc.

— Et, ajouta Beyle, vous ne pouvez pas m’inviter avec eux, moi qui écris contre eux.

Beyle venait de publier une brochure qui commençait ainsi : Ni M. Auger ni moi ne sommes connus du public… et cette brochure était une épigramme continuelle contre l’Académie, qui ne s’en inquiétait guère et qui est habituée à ce qu’on enfonce ses portes avec cette artillerie-là ; aussi je n’avais nullement regardé cette brochure comme un titre d’exclusion ; je crus donc devoir le dire à Beyle, en l’invitant pour le mardi suivant ; il accepta, à la condition qu’il se ferait annoncer sous celui de ses noms qui lui conviendrait ce jour-là.

Le mardi matin, je reçus de lui son volume qui contenait une vie d’Haïdn écrite sous le nom de César Bombay.

Le soir, de bonne heure, comme je n’avais pas encore beaucoup de monde, on annonça M. César Bombay, et je vis entrer Beyle plus joufflu qu’à l’ordinaire et disant :

— Madame, j’arrive trop tôt. C’est que moi, je suis un homme occupé, je me lève à cinq heures du matin, je visite les casernes pour voir si mes fournitures sont bien confectionnées ; car, vous le savez, je suis le fournisseur de l’armée pour les bas et les bonnets de coton. Ah ! que je fais bien les bonnets de coton ! c’est ma partie, et je puis dire que j’y ai mordu dès ma plus tendre jeunesse, et que rien ne m’a distrait de cette honorable et lucrative occupation. Oh ! j’ai bien entendu dire qu’il y a des artistes et des écrivains qui mettent de la gloriole à des tableaux, à des livres ! Bah ! qu’est-ce que c’est que cela en comparaison de la gloire de chausser et de coiffer toute une armée, de manière à lui éviter les rhumes de cerveau, et de la façon dont je fais avec quatre fils de coton et une houppe de deux pouces au moins…

Il en dit comme cela pendant une demi-heure, entrant dans les détails de ce qu’il gagnait sur chaque bonnet ; parlant des bonnets rivaux, des bonnets envieux et dénigrants qui voulaient lui faire concurrence. Personne ne le connaissait que M. Ancelot, qui se sauva dans une pièce à côté, ne pouvant plus retenir son envie de rire, et moi qui aurais bien voulu en faire autant ; mais je gardais mon sang-froid avec courage, curieuse de voir ce qui allait arriver de cela. Mais il n’arriva rien, qu’une foule d’épigrammes sur tout ce que faisait chacun : livres, pièces de théâtres, vers, tableaux, auxquels, disait-il, il ne connaissait rien, mais qu’il arrangeait de main de maître, avec ses bonnets de coton, qui atténuaient médiocrement les traits affilés et fort aigus qu’il décochait à qui de droit.

Plus tard arrivèrent des personnes qui le connaissaient ; mais il y avait alors grand monde. La conversation n’était plus générale, et nul ne se fâcha de la mystification.

La première fois qu’il m’écrivit après sa nomination au consulat de Civita-Vecchia, il signa Giroflay et data de Smyrne. Heureusement alors je connaissais son écriture indéchiffrable, et je devinai que c’était lui.

Au reste, à cette époque, Beyle faisait des livres que personne ne lisait. Ses amis lui disaient qu’ils étaient mauvais, et parfois il le croyait lui-même. J’eus pourtant toutes les peines du monde à me procurer un exemplaire de son livre sur l’Amour ; il était introuvable. Quand j’en eus un, le seul qui existât, et que je lui en parlai, il prétendit que toute l’édition avait été mise à bord d’un vaisseau pour servir de lest, le libraire se trouvant trop heureux de se débarrasser ainsi d’un ouvrage qui depuis cinq ans encombrait ses magasins, sans qu’il en vendît un seul exemplaire. Il disait cela gaiement, en ajoutant comme une plaisanterie :

— Que voulez-vous ? on est trop bête à présent en France pour me comprendre.

Je vis, un soir, arriver chez Gérard un homme de haute taille, un peu gros, et qui portait fièrement une belle et noble tête dont le regard était plein d’intelligence et de finesse. Gérard fut à sa rencontre avec toutes sortes d’égards, et lui parla avec une déférence qui me donna l’idée d’une réception princière. Ce devait être au moins l’hospodar de quelque Valachie ou Moldavie. C’était bien plus, vraiment ! c’était M. Bertin, qui avec son frère avait fondé le Journal des Débats. J’y vis aussi son frère, qui fut pair de France, et qu’on appelait Bertin de Vaux, pour le distinguer de l’autre. Le public les désignait autrement ; on les nommait : Bertin l’ancien ! Bertin le superbe !

Celui que je voyais là pour la première fois était le superbe ; il n’était déjà plus jeune, mais il était beau et il avait grand air. Du reste, ses manières et ses habitudes répondaient à cette fierté visible. Ainsi il laissait à Duviquet, alors rédacteur du feuilleton de théâtre, la stalle, seule petite faveur octroyée alors par les directions théâtrales, et ne faisait pas même usage pour lui des entrées que lui valait son titre de propriétaire et gérant du journal. M. Bertin louait des loges pour sa famille et payait pour lui, quand il allait seul au spectacle, ne voulant pas, disait-il, être onéreux à qui que ce fût.

Ce respect des intérêts des autres qu’on retrouvait dans tous les articles du Journal des Débats, et l’esprit de justice qu’ils exigeaient de leurs rédacteurs, et dont s’écartaient rarement des hommes tels que MM. de Féletz, Hoffman, Dussault, Boutard, etc., etc., entouraient les Bertin d’une très-grande considération et leur valaient de belles et honorables amitiés, comme celles de Chateaubriand et de Gérard ; car nous n’hésitons pas à mettre le nom de Gérard à côté des noms les plus illustres et les plus honorés.

Plus tard, quand les invectives eurent remplacé cette critique respectueuse, à la fin de ces soirées encore brillantes et toujours animées du mercredi, Gérard venait parfois à moi dans un coin de ce salon dépeuplé, et là, dans des paroles plus confiantes, il découvrait une partie des souffrances intérieures de son âme, et j’y ai vu les amers regrets que laisse l’injustice au cœur de ses victimes ; car, de tous les maux, les plus cruels sont ceux que vous cause la mauvaise foi.

II. 1830. — Décadence sociale. — L’égalité chez les républicains. — Baron de Mareste. — Mazères. — Comte de Vigny. — La Ville de Miremont. — Delécluze. — Patin. — La princesse Belgiojoso, etc. — Les lundis d’Auteuil. — Rossini. — Belle mort de Gérard.

La Révolution de juillet 1830 enleva à la société de Gérard toutes les personnes de distinction qui tenaient au gouvernement de Charles X, et qui se faisaient remarquer par cette délicatesse élégante et cette dignité simple et naturelle qui étaient le caractère particulier de la cour des Bourbons de la branche aînée ; de même, les talents d’un ordre élevé qu’elle avait fait éclore ou mis en lumière s’éloignaient d’un monde où leurs sympathies politiques et littéraires trouvaient des gens qui les blessaient, et, comme Achille offensé, vivaient sous leur tente. Ils faisaient place aux intérêts plus grossiers, plus violents, plus avides, qui s’emparèrent alors de tout. Il faut reconnaître qu’en France, malgré l’instinct très-prononcé pour l’opposition et la critique permanente du pouvoir, on a, à un degré aussi fort, l’imitation des manières de ce même pouvoir qu’on blâme, et que le bourgeois frondeur singe et exagère les défauts ou les qualités du souverain. Louis-Philippe croyant devoir montrer des habitudes communes, tout prit à l’instant en France un air vulgaire et des idées mercantiles : ce ne fut plus le beau et le bien qu’on chercha dans les arts, mais le facile et le prompt, et ce ne fut plus la gloire, mais l’argent qui dut être le but ; les rivalités prirent donc un caractère d’envie et d’animosité participant de la bassesse du sentiment qui les inspirait. En France, un souverain qui n’aime que le beau moral et le beau matériel élève à l’instant le cœur et l’intelligence de tous les Français ; on fait alors des prodiges à la guerre, pendant que des prodiges d’un autre genre s’élèvent comme par enchantement.

Les salons de Gérard avaient donc perdu leur plus grand charme après 1830 ; les élégants seigneurs et les poëtes distingués y étaient un peu trop remplacés par des rapins barbus et des poëtes incompris ; je m’aperçus d’autant plus de ce triste changement, que des malheurs personnels m’avaient tenue loin des réunions pendant plusieurs années. Il m’arriva depuis, après une autre révolution et une autre absence du salon d’un homme politique, d’être témoin d’un changement qui me surprit davantage ; j’étais amie d’une femme dont le mari était au pouvoir, toujours et sous tous les gouvernements possibles. Elle me tourmenta pour venir un soir à une réunion dans le palais que les fonctions de son mari lui faisaient occuper après 1848 comme avant… J’y allai en 1849 pour voir un peu quelle figure faisait une république, ou plutôt nos républicains. Quelle fut ma surprise ! jamais je n’avais vu plus de décorations, de plaques, de rubans et de croix de toutes les couleurs. C’était comme un assaut de signes de distinction depuis que nous étions tous égaux.

Cependant il restait encore chez Gérard des éléments de conversation plus aimable que partout ailleurs : M. Mérimée, M. le baron de Mareste et M. Eugène Delacroix y venaient toujours.

Nous avions encore M. Mazères, le spirituel auteur des Trois Quartiers et d’une foule de jolis ouvrages. Il épousa la nièce de Gérard. Une préfecture l’enleva aux lettres, auxquelles il fut rendu par une révolution. Les destinées de notre époque ont été presque aussi mobiles que les idées de ce temps d’expériences ; car, en politique comme en poésie, en art comme en littérature, on essayait de tout.

Que de noms connus et dignes de l’être passèrent dans les salons et les rendirent intéressants ! C’était cet aimable de la Ville de Miremont, dont l’esprit juste, fin et vrai, peignit les mœurs de son temps avec une franchise qu’on lui fit payer cher. Ses comédies furent peu nombreuses. Il mourut trop tôt.

On voyait encore chez Gérard M. Delécluze, ce juge éclairé des arts, écrivain consciencieux et de bon goût, à qui Gérard reprochait de manquer d’enthousiasme dans la louange, mais qu’il estimait, parce que sa sévérité tenait à son amour des arts, et que tous deux se retrouvaient sur ce noble terrain.

Puis, quelques nouvelles réputations venaient remplir les vides que l’absence momentanée ou éternelle faisait chaque jour dans les rangs des amis de Gérard. Ce fut cette brillante et gracieuse renommée du comte Alfred de Vigny ; l’érudition aimable de M. Patin, ce savant si spirituel, cet homme du monde si instruit et dont la conversation apporte tant de charme dans un salon.

J’y présentai aussi M. Martinez de la Rosa, cet homme d’État qui est un homme de lettres distingué, dont le caractère modéré fut souvent en butte aux exagérations des partis qui divisèrent l’Espagne, et dont la douceur naturelle trouva dans la vertu la force de leur résister.

Les révolutions amenèrent encore chez Gérard une foule d’illustres réfugiés. Il y eut d’abord la belle princesse Belgiojoso, aussi remarquable par son esprit que par une beauté dont le caractère avait quelque chose de particulier qui frappait étrangement, et dont la vie est aussi remplie d’excentricités que sa figure présente de traits bizarres. — Sa vive imagination, excitée par les scènes tumultueuses de notre époque, ne pouvait se restreindre aux paisibles émotions et aux succès féminins que l’on trouve dans les salons. Il lui fallait les émotions de la révolte et les succès du forum. Je dois citer encore le savant Orioli, l’aimable comte Pepoli, le bon marquis Ricci, et cet esprit élevé, généreux, dévoué au bien, au beau, au bon, le comte Mamiani della Rovère.

Outre les mercredis parisiens, j’étais invitée à aller les lundis à Auteuil, où Gérard avait une magnifique habitation, un parc royal et une maison splendide et élégante ; il y passait une partie de l’été, bien qu’il revînt dans le jour à Paris, préférant peindre dans son atelier de la rue Bonaparte ; de plus, toute la maison couchait à Paris le mercredi soir, car une des raisons qui firent du salon de Gérard une société admirable et exceptionnelle, c’est qu’elle se perpétua sans interruption pendant plus de trente années. On faisait le tour du monde, on restait dix ans absent, puis au retour c’était le même salon, où se retrouvaient de même les sommités de l’intelligence, et de même encore vous étiez accueillis comme si l’on vous eût vu la veille et que l’amitié n’eût pas eu de lacune.

Les réunions du lundi soir empruntaient un charme nouveau au beau lieu où l’on se réunissait. J’y dînai plusieurs fois avec l’élite de la société de Gérard, et ce furent des journées délicieuses. Rossini y chanta un soir des morceaux de son Barbier, avec une verve et un entrain qui électrisèrent tout le monde.

La vie de Gérard, comme celle de la plupart des gens d’étude, n’offre point de faits particuliers et d’événements importants. C’est une vie d’intelligence, dont les belles idées sont les épisodes ; chaque tableau d’un grand peintre, chaque livre d’un grand écrivain, est l’intérêt de son existence et ce qui attache sur lui la curiosité publique. Cependant, si Gérard avait eu le loisir d’écrire ses mémoires, ce dont il parlait quelquefois, ils auraient été fort piquants par ses aperçus ingénieux et ses conversations, s’il avait voulu les y consigner, avec les personnages les plus illustres de l’Europe, notamment avec l’empereur Alexandre, madame de Staël, le duc de Wellington, le prince de Talleyrand, etc., etc.

Pour le public qui ne voit que l’extérieur de la vie, Gérard mourut presque subitement le 12 janvier 1837, à un âge peu avancé, il avait à peine soixante-sept ans ; mais, pour les quelques vrais amis qui restent à cet âge, Gérard a mis plusieurs années à finir. Ainsi, pour moi qui m’étais attachée du fond du cœur à cette nature élevée et délicate, ses dernières années n’étaient plus qu’un sombre et triste crépuscule terminant dans les ténèbres un jour qui fut plein de chaleur et de lumière. Un grand nombre des amis de sa jeunesse avaient disparu ; son salon avait perdu en 1830 ses hôtes les plus distingués ; sa gloire avait été attaquée, remise en question et même niée par le faux romantisme, qui triomphait alors. On affectait d’oublier ses derniers chefs-d’œuvre et ses derniers succès : la Peste de Marseille (1832), le Sacre de Charles X (1829) et Louis XIV déclarant son petit-fils roi d’Espagne (1828). Gérard en souffrait ; on a beau avoir la conscience de son talent ou de sa vertu, si chaque matin on voit imprimer qu’on est stupide et méchant, on finit par douter de soi, surtout avec cette âme pleine de susceptibilités qui est celle des grands esprits, car ils n’ont si bien tout reproduit que parce qu’ils ont senti vivement toutes les choses de la vie.

Gérard, grâce à cette espèce de débordement de l’envie qui eut lieu vers cette époque, acheva péniblement sa belle et noble carrière ; il se joignit à ses peines morales des souffrances physiques, et, ce qu’il y a de plus cruel, des souffrances qui lui enlevaient la possibilité du travail : la goutte faisait trembler sa main, et ses yeux ne voyaient plus distinctement les objets. Sa pensée seule restait intacte, mais c’était une lumière qui n’éclairait plus que des ruines, et qui lui faisait mieux sentir tout le malheur de survivre à ses facultés.

Cependant le ciel lui envoya pour le consoler de l’inévitable fin de cette vie la révélation de la vie qui ne finit pas. Gérard avait vécu insouciant de la religion, mais non pas incrédule ; un jeune poëte italien, le fameux improvisateur Céconi, lui communiqua, dans les derniers jours de sa vie, cette ardente foi d’un Romain convaincu et fervent, et Gérard lui dut de mourir consolé, en croyant à une vie nouvelle et meilleure.

J’ai su depuis par M. Céconi tous les tristes détails de ces derniers moments où l’âme se révèle en entier. N’ayant plus rien à faire avec les intérêts de la terre, elle y échappe pour reprendre sa nature véritable ; elle ne cherche plus à tromper personne ; les idées réelles se montrent, les passions dominantes se font jour, et ce qui fut la vraie condition, le vif intérêt de la vie qui va s’éteindre, apparaît comme la trame de l’étoffe usée qui se déchire.

Eh bien, dans cette dernière lutte de quelques heures entre la vie et la mort, qu’on appelle l’agonie et qui reflète d’ordinaire ce que l’existence eut de plus intime et de plus personnel, Gérard n’eut que de poétiques et nobles révélations à faire aux cœurs et aux esprits attentifs et inquiets qui entouraient son lit de douleur… Ses idées distinctes, mais sans suite, ou plutôt ses paroles sans liaison entre elles, furent toutes d’un ordre élevé, tendre et exalté. C’étaient les premières émotions d’une ardente jeunesse qui se reflétaient dans sa pensée, un innocent attachement dont parfois ses intimes l’avaient entendu parler à mots couverts et en riant de sa timidité juvénile, et qui se retraçait à sa mémoire sous les grands arbres d’un bois où il n’avait osé parler ! C’était son premier succès au Salon de l’exposition, quand son triomphe était encore mêlé de surprise… Puis il parlait aussi d’un ciel peuplé d’anges gracieux, qui lui apparaissait tout rempli d’une céleste harmonie. Rien d’amer, de sombre ou de douloureux au moral, n’attrista sa fin d’homme de bien… et son imagination, qui n’avait eu, comme peintre, que de belles inspirations, ne refléta dans sa dernière heure qu’un ciel plein de poésie, de merveilles et de splendeurs[3] !




  1. L’auteur de Rouge et Noir, de la Chartreuse de Parme, etc.
  2. Depuis, madame Émile de Girardin.
  3. Le neveu de Gérard, l’héritier de sa fortune et de son nom, vient d’élever un monument à sa mémoire, par la publication de son œuvre en trois volumes in-folio. Le premier contient les portraits en pied ; le second, ses tableaux historiques ; le troisième, des dessins, des compositions de genre et des portraits.