Les Sciences au XVIIIe siècle/I/III
Revenu d’Angleterre, Voltaire mena quelque temps une vie errante, allant à Rouen, à Fontainebleau, venant à Paris par intervalles, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, sans domicile fixe. Vers le milieu de l’année 1733, il s’établit à Paris et prit une maison dans la rue de Long-Pont, en face du portail de l’église Saint-Gervais, dont l’architecture le charmait, mais dont les cloches irritaient ses nerfs[1]. C’est à ce moment qu’il se lia avec la marquise du Châtelet, la docte Émilie, celle que le grand Frédéric, dans la langue galante de l’époque, appelait Vénus-Newton. Cet attachement, qui remplit quinze années de la vie de Voltaire, devint pour lui un puissant motif de cultiver les sciences. La marquise, au moins dans le commencement de leur liaison, ne laissait pas d’exercer sur lui un grand ascendant. Passionnée pour la géométrie et la physique, elle entraînait Voltaire à sa suite ; c’est pendant les années de leur séjour commun à Cirey que Voltaire s’initia réellement au mouvement scientifique de son temps et produisit même, comme nous le verrons, quelques travaux originaux.
Ce ne fut cependant pas Newton qui servit à rapprocher la marquise et Voltaire. Le poète avait connu autrefois mademoiselle de Breteuil avant son mariage avec le marquis du Châtelet-Laumont. Quand il revint d’Angleterre, il avait trente-neuf ans et la marquise en avait vingt-sept ; il paraît bien qu’elle fit les premiers pas et qu’elle eut la plus grande part dans les incidents qui les attachèrent l’un à l’autre. Voltaire s’était installé dans la rue de Long-Pont, reprenant sa vie laborieuse autant que le lui permettait sa santé déjà fort délabrée. « Je suis malade, écrivait-il à son ami Cideville, je me mets en ménage, je souffre comme un damné : je brocante, j’achète des magots et des Titiens, je fais mon opéra (Tanis et Zélide), je fais transcrire Eriphyle et Adélaïde, je les corrige, j’efface, j’ajoute, je barbouille, la tête me tourne. » Madame du Châtelet était liée alors avec la duchesse de Saint-Pierre, qui avait pour amant le comte de Forcalquier. M. de Forcalquier, fils aîné du maréchal de Brancas, était à cette époque un jeune officier de vingt-trois ans, connu seulement par ses heureux débuts dans la carrière militaire, et surtout par un boulet de canon qui lui avait coupé les cheveux sans lui faire aucun mal ; mais il avait le goût des lettres et devait être bientôt le principal auteur des comédies de salon jouées à l’hôtel de Brancas. Madame du Châtelet et la duchesse de Saint-Pierre se faisaient accompagner par M. de Forcalquier et venaient relancer l’auteur de la Henriade dans son logis ; on saccageait ses alexandrins, on mettait en déroute ses notes historiques, et l’on faisait des collations avec son vin de Champagne.
Bientôt recommencent pour Voltaire les inquiétudes, les persécutions. Les Lettres sur les Anglais, qui avaient touché à tant de sujets politiques et philosophiques, offraient assez de prise à ses ennemis pour lui susciter de sérieux embarras. En comparant à chaque instant la société anglaise et la société française, l’auteur avait fait tourner ce parallèle à notre confusion. En vain il avait pris ou cru prendre les précautions nécessaires. Il avait « égorgé la petite bagatelle de l’immortalité de l’âme, pour ne pas heurter de front nos seigneurs les théologiens, gens qui voient si clairement notre spiritualité qu’ils feraient brûler, s’ils pouvaient, les corps de ceux qui en doutent. » Il avait fait tous ses efforts pour « éclaircir Newton et obscurcir Locke. » Les récriminations de toutes sortes n’en pleuvaient pas moins sur l’auteur des Lettres philosophiques. Il avait pour un temps conjuré le danger en s’engageant envers le cardinal de Fleury et le garde des sceaux à ne pas publier ces lettres en France ; mais on en faisait des éditions en Hollande, on en faisait même à Rouen et ailleurs sous la rubrique d’Amsterdam. En vain Voltaire cherchait à dégager sa responsabilité, tonnait contre les libraires ; on le soupçonnait, on l’accusait d’une secrète connivence avec eux, si bien que les Lettres furent enfin condamnées par un arrêt de la grande chambre du parlement et brûlées au pied du grand escalier du palais.
Pendant ces démêlés, Voltaire crut devoir se retirer en lieu sûr. Le marquis du Châtelet, un mari des moins gênants, un vrai mari de la régence, lui offrit un asile en Champagne au château de Cirey, près de Chaumont ; c’était une retraite commode, à deux pas de la frontière de Lorraine, et d’où l’on pouvait fuir à la première alerte. Voltaire courut s’y cacher, et madame du Châtelet se hâta de l’y rejoindre.
Cirey était fort délabré. Il fallut d’abord le rendre habitable. Voilà Voltaire changé en architecte, faisant construire des corps de bâtiments, mettant des cheminées où il y avait des escaliers et des escaliers à la place des cheminées, faisant peindre, lambrisser, vernisser, dorer les murs, présidant à la plantation des jardins, installant les écuries. C’est ainsi qu’il organisa cette résidence de Cirey, où, — sauf quelques excursions à Paris et en Hollande, une visite au prince royal de Prusse et quelques séjours à la cour du roi Stanislas, — il demeura jusqu’en 1749.
Comme les années passées à Cirey sont celles qui marquent le plus dans la carrière scientifique, de Voltaire, comme nous nous proposons d’examiner avec quelques développements les divers travaux qu’il y produisit, on nous pardonnera de donner avant tout et pour n’y plus revenir quelques indications sur les lieux mêmes, sur les hôtes du château, sur la vie qu’on y menait. On aura ainsi le cadre où se place plus particulièrement la figure de Voltaire physicien.
« On vous attend à Cirey, écrit Voltaire à M. de la Faye, secrétaire du cabinet du roi ; venez voir la maison dont j’ai été l’architecte. J’imite Apollon : je garde des troupeaux, je bâtis, je fais des vers, mais je ne suis pas chassé du ciel. Vous verrez sur la porte :
Degitur hìc felix et bene, magna sat est. »
On pouvait lire encore, il y a quelques années, cette inscription sur la porte du château, avec une variante dans le premier vers :
Le château de Cirey, d’ailleurs, existe encore à Cirey-sur-Blaise (Haute-Marne). Il est demeuré à l’état d’habitation seigneuriale ; transmis par madame du Châtelet à madame de Simiane, il est passé des mains de celle-ci dans celles de son neveu, le marquis de Damas, qui l’occupe aujourd’hui.
Il y a aussi dans le département de la Meurthe un autre Cirey qu’on appelle maintenant Cirey-sur-Vesonge, et qui s’appelait autrefois Cirey-les-Forges. On y trouve les restes assez délabrés d’une habitation qui appartenait également à la famille du Châtelet et où des forges étaient installées. C’est là qu’est établie aujourd’hui une importante manufacture de glaces. La marquise Émilie vint avec Voltaire en cet endroit pendant un séjour qu’ils firent tous deux à la cour du roi Stanislas, à Lunéville. Il est probable que les expériences relatives à la fonte de fer, dont nous aurons occasion de parler plus loin, eurent lieu au moins en partie dans les forges de ce Cirey (Meurthe). Mais nos héros n’y demeurèrent en tout cas que fort peu de temps, et c’est l’autre Cirey, celui de la Haute-Marne, qui nous intéresse tout spécialement.
Cette retraite de Cirey, où l’auteur de la Henriade et son amie passèrent près de quinze années, était devenue pour les beaux esprits du temps un objet de curiosité, et plusieurs séries de mémoires nous en ont transmis la description détaillée. Madame de Graffigny, notamment, l’auteur des Lettres d’une Péruvienne, qui fut quelque temps l’hôtesse de Cirey, nous en fait connaître l’intérieur par le menu.
Voltaire occupait une petite aile adossée au principal corps de bâtiment. Voici d’abord une petite antichambre « grande comme la main » ; vient ensuite la chambre, qui est petite, basse, tendue de velours cramoisi : — des glaces, des encoignures de laque admirables, peu de tapisseries, mais beaucoup de lambris dans lesquels sont encadrés des tableaux charmants. La pièce principale de l’appartement était une galerie, longue de quarante pieds environ, et qui acquit une sorte de célébrité historique ; elle nous touche en tout cas, car c’était, à proprement parler, le laboratoire de physique de Voltaire. La galerie donnait sur les jardins par une porte formant grotte à l’extérieur. Sur le panneau opposé se dressaient d’une part une bibliothèque et de l’autre une vaste vitrine pleine d’instruments de physique. Entre les deux, une grande statue de l’Amour lançant une flèche et dont le piédestal portait ce distique :
Il l’est, le fut ou le doit être.
C’était comme un madrigal permanent à l’adresse de la maîtresse de la maison. Enfin, à l’extrémité de la galerie, se trouvait une chambre obscure pour les expériences d’optique.
Quant à l’appartement de la marquise, nous pourrions le décrire aussi, et l’on verrait qu’il était du dernier galant : la chambre était boisée en vernis du Japon et tendue de moire bleue, le boudoir garni de panneaux peints par Watteau ; c’étaient les cinq sens et les trois grâces, puis deux contes de La Fontaine, le Baiser pris et rendu et les Oies du frère Philippe. Ajoutez une cheminée en encoignure, des encoignures partout avec mille brimborions luxueux ; ici en évidence un encrier d’ambre envoyé par Frédéric de Prusse. C’est dans ce boudoir qu’Émilie passait ses nuits à étudier et à commenter Newton.
Madame Denis, la nièce de Voltaire, qui vint faire visite à Cirey en 1738, trouve le château bien triste et bien isolé. « Cirey, dit-elle dans une lettre à Thiriot, est à quatre lieues de toute habitation, dans un pays où l’on ne voit que des montagnes et des terres incultes. Ils sont (Voltaire et madame du Châtelet) dans une solitude effrayante pour l’humanité, abandonnés de tous leurs amis et n’ayant presque jamais personne de Paris. Voilà la vie que mène le plus grand génie de notre siècle, à la vérité, vis-à-vis une femme de beaucoup d’esprit, fort jolie, et qui emploie tout l’art imaginable pour le séduire. »
Pour ce qui est du portrait de la dame du lieu, il a été fait plusieurs fois, et notamment par des plumes féminines, celle de madame du Deffand, celle de mademoiselle Delaunay.
Ce ne sont point là des esquisses flattées, et l’on peut dire que tout y est poussé au laid.
À travers ces peintures perfides, nous pouvons nous représenter la marquise comme une femme grande et un peu raide, mais non sans élégance, ayant quelque chose de viril dans les allures, avec un goût très-vif pour la parure et surtout pour les diamants, avide de tous les plaisirs, aimant le jeu plus encore que la géométrie, la danse au moins autant que la métaphysique, extrême d’ailleurs en tout, et ne connaissant guère de milieu entre l’attitude la plus sérieuse et la gaieté la plus bruyante. Madame de Boufflers peignait la variété des goûts de madame du Châtelet dans les vers suivants :
Les livres, les bijoux, les compas, les pompons,
L’opéra, les procès, le bal et la physique[2].
Voltaire dit aussi : « Elle aime un peu le monde ;
Qu’elle brode en mille façons.
Son esprit est très-philosophe
mais les pompons et la mode sont de son âge, et son mérite est au-dessus de son âge, de son sexe et du nôtre. »
Madame du Deffand ne manque pas de prétendre qu’Émilie, née sans goût et sans imagination, ne s’était faite géomètre que pour se singulariser et se donner une supériorité sur les autres femmes. « Sa science, dit-elle, est un problème difficile à résoudre ; elle n’en parle que comme Sganarelle parlait latin, devant ceux qui ne le savaient pas. » En regard de ce jugement, plaçons encore celui de Voltaire. « Elle joignait au goût de la gloire une simplicité qui ne l’accompagne pas toujours. Jamais personne ne fut si savante et jamais personne ne mérita moins qu’on dit d’elle : c’est une femme savante. Elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait s’instruire, et jamais elle ne parla pour se faire remarquer. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l’on ignorait ce qu’elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance. Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient loin de se douter qu’elles fussent à côté du commentateur de Newton. On la prenait pour une personne ordinaire ; seulement on s’étonnait de la rapidité et de la justesse avec laquelle on la voyait faire des comptes et terminer les différends. Dès qu’il y avait quelque combinaison à faire, la philosophe ne pouvait plus se cacher. Je l’ai vue un jour diviser neuf chiffres par neuf autres chiffres, de tête et sans aucun secours, en présence d’un géomètre étonné qui ne pouvait la suivre. » Il nous faut prendre la moyenne, comme il convient ordinairement de le faire, entre ces jugements de témoins intéressés. L’aptitude naturelle de madame du Châtelet pour les sciences ne peut étre contestée ; mais il y avait bien aussi dans sa constance à les cultiver quelque chose d’un rôle soutenu avec effort.
Au reste, Émilie n’était pas seulement sensible aux sciences, elle goûtait tous les genres de travaux auxquels Voltaire appliquait son activité. Madame de Graffigny l’accuse bien d’exercer une pression constante sur Voltaire pour le détourner de la littérature. « Elle lui tourne la tête, dit-elle, avec la géométrie ; elle n’aime que cela ; » mais Émilie s’est défendue elle-même de ce reproche. « Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques, écrit-elle à l’ami de Voltaire, au comte d’Argental. Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art. C’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres ; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte. On peut donner des préférences, mais pourquoi donner des exclusions ? La nature nous a laissé si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes ! Faudrait-il n’en ouvrir qu’une ? »
Quant à Voltaire, son génie était capable de mener de front toutes les études et tous les travaux. Il écrit à ses amis de Paris, à Cideville, à Thiriot, au comte d’Argental : « Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres, vous n’aimez que les opéras. Eh ! pour Dieu ! aimez les opéras et Newton. C’est ainsi qu’en use Émilie. » Et encore : « J’aime les gens qui savent quitter le sublime pour badiner. Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie, celui qui en a plusieurs est plus aimable. » Il écrit encore à Cideville : « Newton est ici le dieu auquel je sacrifie, mais j’ai des chapelles pour d’autres divinités subalternes. »
Il y a cependant des moments où la physique et la géométrie l’absorbent complétement ; l’époque de sa plus grande ferveur est entre les années 1736 et 1738. Les travaux littéraires sont alors délaissés par instants. Il écrit à Thiriot : « Les comédiens comptaient qu’ils auraient une pièce de moi cet hiver, mais ils ont très-mal compté. Je me casse la tête contre Newton et je ne pourrais pas à présent trouver deux rimes. » M. d’Argental et son frère, M. de Pont-de-Veyle, le pressent du moins de corriger l’Enfant prodigue, qui n’a besoin que d’être revu pour être remis aux comédiens. Il leur répond : « Je vis en philosophe, j’étudie beaucoup, je tâche d’entendre Newton et de le faire entendre. Il n’y a pas moyen de refondre à présent l’Enfant prodigue. Je pourrais bien travailler à une tragédie le matin et à une comédie le soir ; mais passer en un jour de Newton à Thalie, je ne m’en sens pas la force. Attendez le printemps, messieurs, la poésie servira son quartier, mais à présent c’est le tour de la physique. Si je ne réussis pas avec Newton, je me consolerai bien vite avec vous. »
Toutefois la poésie n’a pas besoin d’attendre le printemps pour reconquérir son empire. Il reçoit un poëme de Cideville, la Déesse des songes. « Aussitôt, dit-il, j’ai jeté par terre les livres de mathématiques dont ma table était couverte, et je me suis écrié :
Sont au-dessus des vérités !
Et que la déesse des songes
La muse tragique reprend ses droits. « Une tragédie nouvelle, écrit-il en décembre 1737, est actuellement le démon qui tourmente mon imagination (c’était Mérope). J’obéis au dieu ou au diable qui m’agite. Physique, géométrie, adieu jusqu’à Pâques. Sciences et arts, vous servez par quartier chez moi. »
Les mémoires du temps, ceux de madame de Graffigny surtout, nous ont dépeint la vie laborieuse que menaient chacun de leur côté la châtelaine de Cirey et son illustre ami.
Sauf les heures de repas, Voltaire ne se laissait pas approcher. Faisait-il une visite à quelque hôte du château, il avait soin de ne pas s’asseoir pour ne pas être entraîné à perdre un temps précieux. Quant à la dame du lieu, non-seulement elle travaillait le jour, mais elle passait les nuits à son secrétaire, n’entrait dans son lit qu’à cinq ou six heures du matin, et n’y restait jamais que deux ou trois heures.
Dans les premiers temps du séjour à Cirey, ce régime de travail était tempéré par quelques exercices hygiéniques. Madame du Châtelet faisait de longues promenades sur sa jument favorite, l’Hirondelle. Quant à Voltaire, il chassait le chevreuil ; il avait fait venir par l’entremise de l’abbé Moussinot, chanoine de Saint-Merry, qui était son agent d’affaires à Paris, un attirail complet de chasse, des armes perfectionnées, un costume de nemrod élégant. Le cheval et la chasse furent bientôt abandonnés, et les journées de Cirey restèrent entièrement consacrées au travail.
Cette existence à la fois calme et remplie a été peinte par madame du Châtelet dans le quatrain suivant, qui resta longtemps gravé au milieu des jardins du château :
Peu de livres, point d’ennuyeux,
Un ami dans la solitude,
Comme Émilie n’était point très-portée à faire des vers, il est bien possible que ceux-là, quoique mis sous son nom, ne soient pas de sa fabrique ; elle n’avait pas loin à chercher pour trouver un faiseur de quatrains.
Les étrangers qui ont visité Cirey rendent d’ailleurs le même témoignage. Le président Hénault y est venu en 1744 avant de se rendre à Plombières. Il s’exprime avec enthousiasme dans ses Mémoires sur le bonheur des hôtes u château : « Je les trouvai seuls, dit-il, et un père minime en tiers, grand géomètre et professeur de philosophie à Rome. Si l’on voulait faire un tableau à plaisir d’une retraite délicieuse, l’asile de la paix, de l’union, du calme de l’âme, de l’aménité, des talents, de la réciprocité de l’estime, des attraits de la philosophie, joints aux charmes de la poésie, on aurait peint Cirey. Un bâtiment simple et élégant de rez-de-chaussée, des cabinets remplis de mécanique et d’instruments de chimie, Voltaire commençant, continuant, achevant des ouvrages de tous genres… »
La solitude — cette solitude dont se plaignait tout à l’heure madame Denis — n’était pas telle d’ailleurs qu’on n’eût toujours quelque hôte de distinction ; c’étaient à tour de rôle Clairaut, Maupertuis, le Vénitien Algarotti, Bernouilli, La Condamine, Helvétius, le président Hénault, dom Calmet, pour ne mentionner que les plus illustres ; nous ne parlons pas de monsieur du Châtelet, qui venait soigner sa goutte à Cirey quand son régiment ne le retenait pas, ni de l’abbé de Breteuil, le frère de la marquise, vicaire général de l’archevêché de Sens, bon vivant, toujours farci de contes drôlatiques qui faisaient pousser des cris effarouchés à Voltaire même.
Quelle que fût la société réunie à Cirey, l’emploi des journées était uniformément réglé. Vers onze heures, on se réunissait pour déjeuner dans la fameuse galerie de Voltaire. Une conversation d’une demi-heure environ suivait le déjeuner ; puis Voltaire se levait et faisait une grande révérence aux personnes présentes ; on savait ce que cela voulait dire, et chacun se retirait. On ne se réunissait plus que vers les neuf heures du soir, pour le souper. Presque toujours il fallait arracher Voltaire à son écritoire pour l’amener à table, et il n’y arrivait qu’au milieu du repas. Est-il besoin de dire qu’il allumait tout de suite l’esprit des convives, et que sa verve intarissable faisait les frais du souper ?
Il y avait des jours pourtant où les habitants de Cirey sortaient de ces habitudes régulières : c’étaient les jours de représentation ou de répétition dramatique. Cirey avait son théâtre, une petite galerie de bois légèrement construite, et, quand le vent était à la tragédie, on y jouait quelquefois jusqu’à vingt et vingt-cinq actes de suite ; au besoin, à défaut de tragédies, on y faisait venir les marionnettes, et même Voltaire ne dédaignait pas d’y montrer la lanterne magique en tirant de son sac pour ces occasions quelques grosses bouffonneries.
- ↑ On connaît le quatrain où il exprimait ses sentiments pour les sonneur de Saint-Gervais :
Persécuteurs du genre humain,
Qui sonnez sans miséricorde,
Que vous tenez en votre main !
Que n’avez-vous au cou la corde
- ↑ À ces vers, mis sous le nom de madame de Boufflers, mais dus à la plume de Voltaire lui-même, madame du Châtelet répondit :
Hélas ! vous avez oublié,
Dans cette longue kyrielle,
De placer la tendre amitié :
Je donnerais tout le reste pour elle.