Aller au contenu

Les Sciences au XVIIIe siècle/I/II

La bibliothèque libre.
Librairie Germer Baillière (p. 7-14).

CHAPITRE II

Voltaire exilé à Londres. — Lettres sur les Anglais. — Bacon, Locke et Newton. — Mesures pratiques : la sépulture hors des églises et l’inoculation de la petite vérole.

Voltaire n’avait reçu chez les jésuites, au collége de Louis-le-Grand, qu’une instruction purement littéraire ; s’il y avait acquis quelques notions sur les éléments des sciences, il les avait sans doute perdues dans les premiers entraînements de sa carrière. La tragédie d’Œdipe et le poëme de la Henriade avaient dû faire tort au peu qu’il pouvait savoir de géométrie ou de physique. L’incident qui le fit exiler en Angleterre après ses premiers succès contribua puissamment à lui ouvrir des voies nouvelles ; il prit à Londres le goût des sciences.

C’est en 1725 que Voltaire fut bâtonné par les gens du chevalier de Rohan. Il avait alors trente et un ans. Sa gloire était déjà établie, et, mécontent sans doute du nom d’Arouet, qu’il tenait de son père, il s’en était choisi un autre mieux fait pour les bouches de la renommée ; il l’avait emprunté d’un petit domaine que sa mère possédait dans le Poitou. Ce détail choqua le chevalier de Rohan, et, rencontrant à l’Opéra l’auteur de la Henriade : « Ah ! çà, lui dit-il, comment vous appelle-t-on décidément ? Est-ce mons Arouet ou mons de Voltaire ? — Monsieur le chevalier, répondit Voltaire, il vaut mieux se faire un nom que de traîner celui qu’on a reçu. » On sait comment le chevalier se vengea de cette répartie. Un jour que Voltaire dînait chez le duc de Sully, on vint l’avertir qu’un carrosse l’attendait devant la porte de l’hôtel ; il descendit aussitôt, et fut saisi par des laquais qui le frappèrent à coups de bâton. Le chevalier, du fond de son carrosse, assistait à cette exécution et encourageait ses gens. « Frappez, frappez, disait-il, seulement ménagez la tête, il en peut encore sortir quelque chose de bon. »

Ce chevalier de Rohan, comme on voit, avait le mot pour rire. Il avait aussi l’oreille des ministres et celle du lieutenant-criminel, si bien que Voltaire, pour avoir voulu poursuivre la réparation de son injure, fut d’abord embastillé, puis contraint de passer de l’autre côté de la Manche.

L’Angleterre était dès lors un pays libre, où la nation faisait elle-même ses affaires, et où la dignité des citoyens était inviolablement garantie par les lois. Les institutions politiques d’une pareille nation étaient de nature à exciter l’intérêt d’un exilé qui venait de recevoir des coups de bâton sur la terre du bon plaisir et qui avait dû fuir devant son ennemi sans en tirer vengeance.

La littérature anglaise lui offrait en même temps de riches sujets d’étude ; mais surtout l’Angleterre se distinguait par une sorte de rénovation des sciences. Depuis cent ans, Bacon avait posé les principes de la méthode expérimentale. On s’était habitué à considérer directement la nature, à l’interroger sans parti pris et à ne lui demander que les enseignements qu’elle peut donner. Au moment même où il mettait le pied sur le sol anglais, Voltaire put voir les splendides funérailles que la nation faisait à un homme de génie qui avait su arracher à la nature quelques-uns de ses secrets ; la dépouille mortelle de Newton était portée en terre avec tout l’éclat d’une magnificence royale : on eût dit d’un souverain « qui aurait fait le bonheur de ses peuples. »

Cette nation qui s’administrait elle-même se faisait donc remarquer par les soins qu’elle donnait aux sciences ; elles s’y développaient comme des fruits spontanés du génie national. La Société royale de Londres s’était fondée, comme on sait, avec tous les caractères d’une institution privée. C’est à ce mouvement que rendait hommage quelques années plus tard le rédacteur de la préface de l’Encyclopédie. « Les savants, disait d’Alembert, n’ont pas toujours besoin d’être récompensés pour se multiplier. Témoin l’Angleterre, à qui les sciences doivent tant, sans que le gouvernement fasse rien pour elles. Il est vrai que la nation les considère, qu’elle les respecte même, et cette espèce de récompense, supérieure à toutes les autres, est sans doute le moyen le plus sûr de faire fleurir les sciences et les arts, parce que c’est le gouvernement qui donne les places et le public qui distribue l’estime… L’amour des sciences, qui est un mérite chez nos voisins, n’est encore à la vérité qu’une mode parmi nous, et ne sera peut-être jamais autre chose. »


Les impressions variées que la société anglaise fit sur Voltaire se retrouvent dans les Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, qu’il écrivit pendant son séjour à Londres. Publiées en anglais, au moins partiellement, dès l’année 1728, elles ne parurent en France qu’en 1733 et 1735, et devinrent alors pour l’auteur la cause de mille tracas.

Ces lettres, ces correspondances vives et légères, — comme nous dirions maintenant, — passent en revue la politique, la religion, la condition des gens de lettres, la littérature proprement dite sous toutes ses formes. Voltaire y trouve mille occasions de signaler et de combattre les préjugés de la société française ; mais on peut dire que le mouvement scientifique y occupe une place d’honneur. Voltaire sent vivement que, sous le rapport des sciences et de la méthode philosophique, la France est fort en retard sur l’Angleterre, et il s’applique à le faire comprendre à ses concitoyens.

Trois noms lui servent surtout à cet usage, trois noms illustres, ceux de Bacon, de Locke et de Newton.

Bacon était fort estimé en France, mais plus estimé que connu, et, si l’on y approuvait sa méthode, on ne la suivait guère. Il avait tracé le premier les véritables règles de la philosophie expérimentale ; il avait montré comment les hommes doivent établir l’édifice de leurs sciences par l’observation et l’expérimentation ; il avait dressé le bilan bien modeste des connaissances positives de son temps et indiqué les voies où l’on devait s’engager pour en acquérir de nouvelles. L’œuvre de Bacon avait porté ses fruits en Angleterre, ses conseils avaient été entendus et suivis ; ses livres mêmes en étaient venus à ce point où arrivent beaucoup de travaux éminents qu’on néglige parce qu’on en a tiré tout le profit qu’ils peuvent donner. En France, au contraire, il y avait opportunité à les rappeler à un public trop épris de chimères ; les Français avaient encore beaucoup à apprendre dans le Novum organum et dans le traité De dignitate et augmentis scientiarum.

Locke avait appliqué à l’étude de l’homme le principe de restauration des sciences inauguré par Bacon. Pourvu de connaissances médicales aussi étendues que son temps le comportait, il avait étudié sévèrement le mécanisme de notre intelligence. Descendant profondément en lui-même, il s’était longtemps contemplé, et il avait présenté aux hommes, dans son traité de l’Entendement humain, le miroir dans lequel il s’était vu. Il avait créé une sorte de physique expérimentale de l’esprit, et marqué ainsi l’origine d’une science qui n’a guère reçu que de nos jours, c’est-à-dire après un siècle et demi d’attente, ses premiers développements. Avant Locke, de grands philosophes avaient décidé positivement ce que c’est que l’âme ; mais, comme ils n’en savaient rien du tout, ils avaient tous été d’avis différents. Locke apprit aux hommes à ne pas prendre le problème de si haut, à l’étudier patiemment dans ses détails, à l’éclairer par des faits lentement accumulés et à se passer d’une solution radicale aussi longtemps qu’il n’y aurait pas d’éléments pour la formuler. L’homme est un corps matériel, et il pense. Faut-il décider pour cela que la matière est incapable de penser ? À ceux qui n’hésitent pas à l’affirmer, Voltaire présente la réponse de Locke : « Votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées ; mais comprenons-nous mieux comment une substance telle qu’elle soit, comment un esprit peut en avoir ? Nous ne concevons ni la matière ni l’esprit ; comment osez-vous assurer quelque chose ? » C’est ainsi que Voltaire vulgarisait des idées qui devaient ruiner en France la métaphysique de Descartes.

Descartes du reste devait tomber tout entier, sa physique devait disparaître comme sa métaphysique. Les Lettres sur les Anglais sont pleines de la gloire de Newton. Le système newtonien, encore peu répandu en France, allait faire une campagne victorieuse contre le cartésianisme et en triompher avec éclat. « Un Français qui arrive à Londres, dit la lettre XIVe, trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste. Il a laissé le monde plein, il le trouve vide. À Paris, on voit l’univers composé de tourbillons de matière subtile ; à Londres, on ne voit rien de cela. Chez nous, c’est la pression de la lune qui cause le flux de la mer ; chez les Anglais, c’est la mer qui gravite vers la lune… Chez vos cartésiens, tout se fait par une impulsion qu’on ne comprend guère ; chez M. Newton, c’est par une attraction dont on ne connaît pas mieux la cause. À Paris, vous vous figurez la terre faite comme une boule ; à Londres, elle est aplatie des deux côtés. La lumière pour un cartésien existe dans l’air ; pour un newtonien, elle vient du soleil en six minutes et demie… Voilà de sérieuses contrariétés. » Voltaire ne se pique pas d’ailleurs d’être entré fort avant dans les vérités nouvelles qu’il veut faire connaître au public français. Comme il est encore fort novice dans les sciences[1], il se borne à énoncer les résultats généraux, les faits qu’il a pu comprendre. Il y met une grande modestie. « Je vais vous exposer, dit-il, si je puis sans verbiage, le peu que j’ai pu attraper de toutes ces sublimes idées. » Sa seule ambition est d’être clair « comme les petits ruisseaux, qui sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. » Bientôt cependant nous le retrouverons mieux armé, plus instruit et plus capable d’aller au fond des choses.


Il saisissait en tout cas les idées pratiques des Anglais et les nouveautés qu’il pouvait être utile d’introduire en France. C’est ainsi que les Lettres philosophiques recommandent vivement deux mesures hygiéniques pour lesquelles Voltaire fit pendant toute sa vie une propagande active.

Les Anglais avaient pris l’habitude d’enterrer leurs morts hors des centres de population, et il y avait là un exemple salutaire à suivre, car en France non-seulement les cimetières étaient situés au milieu des villes, mais les églises mêmes, remplies de sépultures, devenaient souvent de véritables foyers d’infection.

La seconde de ces mesures dont Voltaire se montra le zélé défenseur est l’inoculation de la petite vérole. Les Circassiens avaient les premiers, à ce qu’il paraît, imaginé de donner la petite vérole à leurs enfants sous une forme bénigne, pour les empêcher ensuite de subir le fléau dans toute sa violence. Ils avaient été conduits à cette coutume par le désir de préserver la beauté de leurs filles, destinées aux grands harems de la Turquie et de la Perse. Répandue à Constantinople par les

femmes circassiennes, la pratique de l’inoculation y avait été recueillie par une ambassadrice d’Angleterre, lady Wortley Montague, qui n’avait pas hésité à l’appliquer à son jeune fils. De retour à Londres vers 1720, lady Montague rallia à ses idées la princesse de Galles, qui fit elle-même inoculer ses enfants. L’Angleterre entière suivit cet exemple, et Voltaire, après avoir constaté de ses propres yeux les bons résultats de l’inoculation, n’eut pas de cesse qu’il ne l’eût fait adopter en France. Il y dut mettre une grande persévérance, car les « Welches » avaient la tête dure, et d’ailleurs les médecins aussi bien que le clergé se prononçaient vivement contre cette nouveauté ; l’opposition de la Sorbonne se doublait de celle de la Faculté.



  1. Les Lettres sur les Anglais restèrent plusieurs années entre les mains de Voltaire qui les remaniait et les augmentait. Elles ne furent publiées en France, comme nous le disions tout à l’heure, qu’en 1733. Or, à la fin de 1732, leur auteur n’avait pas encore d’opinion arrêtée sur l’attraction. Le 30 octobre 1732, il écrit à Maupertuis en lui communiquant un petit mémoire : « J’ai recours à vous, dans mes doutes, bien fâché de ne pouvoir jouir du plaisir de vous consulter de vive voix. Il s’agit du grand principe de l’attraction de M. Newton. Je vous supplie très-instamment de vouloir bien employer un moment de votre temps à m’éclairer. J’attends votre réponse pour savoir si je dois croire ou non à l’attraction. Ma foi dépendra de vous ; et si je suis persuadé de la vérité de ce système comme je le suis de votre mérite, je suis assurément le plus ferme newtonien du monde. » Quatre jours après, le 3 novembre, il a reçu la réponse de Maupertuis, et il lui écrit : « Je ne vous avais demandé qu’une démonstration et vous m’en donnez deux !… Vous avez éclairci mes doutes avec la netteté la plus lumineuse : me voici newtonien de votre façon ; je suis votre prosélyte et fais ma profession de foi entre vos mains. On ne peut plus s’empêcher de croire à la gravitation newtonienne, et il faut proscrire les chimères des tourbillons. »