Aller au contenu

Les Sciences au XVIIIe siècle/II/I

La bibliothèque libre.
Librairie Germer Baillière (p. 149-164).

LIVRE SECOND

L’ANCIENNE ACADÉMIE DES SCIENCES ET LES ACADÉMICIENS
JUSQU’EN 1795

CHAPITRE PREMIER

La fondation de l’Académie. — La réforme de 1699. — Les travaux collectifs et individuels des académiciens.

Si on lisait les préfaces, on saurait, d’après celle qui est en tête de ce volume, ce que nous nous proposons dans notre deuxième livre. Voltaire nous a servi à nous rendre compte de l’état des sciences au xviiie siècle ; mais notre peinture s’est trouvée empreinte de la personnalité de notre auteur, — et Dieu sait que ce n’est pas là une personnalité qui s’efface aisément. Nous allons maintenant, pour rétablir la vérité que notre procédé a quelque peu altérée, reprendre notre sujet à un point de vue plus général, et l’étudier à l’aide des annales de l’Académie des sciences.

Ces annales, nous l’avons dit, se prêtent admirablement à un pareil usage. Elles fournissent un cadre tracé d’avance pour une histoire complète des sciences. Aussi avons-nous besoin de nous excuser si nous n’en tirons, au lieu d’un tableau complet, qu’une légère et rapide esquisse. À chaque jour suffit sa peine ; le travail d’ensemble viendra peut-être plus tard ; aujourd’hui nous nous contentons de quelques traits recueillis pour l’objet restreint et déterminé que nous venons d’indiquer.

Melchisédec Thévenot, célèbre voyageur, avait pris l’habitude, vers le milieu du xviie siècle, de réunir dans sa maison les principaux savants de cette époque ; ils venaient chez Thévenot s’entretenir des choses du jour et du progrès des sciences.

Claude Perrault, qui résidait au Louvre en sa qualité de contrôleur des bâtiments royaux, attira bientôt chez lui cette petite Académie. En 1666, les influences de Claude Perrault et de son frère Charles, l’auteur des Contes des fées, déterminèrent Colbert à convertir cette assemblée en un cercle officiel et à fonder une académie des sciences sur le modèle de la Société royale de Londres.

Cette Académie toutefois n’eut pas dès son origine un caractère exclusivement scientifique. Elle comprenait non-seulement des géomètres et des physiciens, mais aussi des érudits et des hommes de lettres. On l’avait partagée en sections qui s’assemblaient séparément et qui avaient seulement, à des intervalles assez rares, quelques réunions générales. C’était à peu près, sur une échelle réduite, l’organisation actuelle de notre Institut.

Cependant l’Académie française et l’Académie des Inscriptions, qui existaient déjà de leur côté, — la première fondée, comme on sait, par Richelieu en 1635, la seconde par Colbert lui-même en 1663, — s’émurent du caractère de généralité donné à cette institution rivale ; elles firent remarquer qu’il y avait là un double emploi, et au bout de très-peu de temps Colbert réduisit le rôle de l’Académie nouvelle aux études et aux recherches purement scientifiques. L’Académie ainsi constituée ne comprit d’abord que seize membres choisis par Colbert avec grand soin. Les plus célèbres de ces premiers académiciens furent Huyghens, Roberval, Picard, Auzout ; nous pouvons ajouter Claude Perrault, le frère de Charles, à la fois médecin et architecte, et qui devait bientôt s’immortaliser en fournissant les plans du nouveau Louvre.

Sous la protection éclairée de Colbert, les seize académiciens formaient une petite famille assidue au travail, aussi modeste que laborieuse, attentive à tout étudier et absorbée dans le désir de découvrir des vérités nouvelles. L’Académie se réunissait deux fois par semaine, le mercredi et le samedi ; les séances du mercredi étaient spécialement consacrées aux travaux mathématiques, celles du samedi aux expériences de chimie et d’histoire naturelle, que la langue du temps réunissait sous la désignation commune de physique. Tous les membres payaient largement de leur personne, tous les plans d’étude étaient mis en commun, et chacun s’ingéniait à combiner son action avec celle de ses collègues.

Ce n’est pas que les plans proposés fussent toujours heureux, ni que les expériences que l’on instituait fussent toujours fécondes. Il est certain que les méthodes alors suivies dans les études de chimie, d’histoire naturelle, nous paraissent maintenant bien stériles, et l’on est parfois porté à sourire en voyant retracées par le menu, dans les procès-verbaux de l’Académie, quelques-unes des recherches qui étaient alors gravement poursuivies dans le laboratoire de nos savants. Pourtant cet examen nous laisse au fond une impression sérieuse ; on se sent pris de sympathie pour les allures simples, pour la robuste foi de ce petit groupe d’hommes entièrement adonnés à la recherche de la vérité.

Les travaux d’Huyghens suffiraient seuls à jeter un éclat durable sur les débuts de l’Académie des sciences ; placé entre Galilée et Newton, Huyghens est à peine inférieur à ces deux grands hommes ; son Traité sur le pendule, son Traité sur la lumière, restent parmi les livres qui ne peuvent pas périr et qui jalonnent de siècle en siècle la voie des connaissances humaines.

Les astronomes de l’Académie naissante se signalèrent aussi par de véritables succès. Picard et Auzout, chargés par le roi de mesurer la grandeur de la terre, perfectionnèrent les méthodes géodésiques en appliquant pour la première fois les lunettes à la mesure des angles. Ce fut aussi Picard qui alla déterminer la position précise de l’observatoire que Tycho-Brahé avait fondé à Uranienbourg. On s’occupait alors de construire l’observatoire de Paris, et il importait de fixer avec la dernière exactitude la position relative des deux établissements pour pouvoir utiliser les travaux de Tycho-Brahé. Picard s’acquitta fort heureusement de cette mission. Il obtint encore dans ce voyage un autre résultat plus précieux ; il ramena de Danemark en France et attacha à l’Académie des sciences le jeune Rœmer, qui devait le premier déterminer la vitesse de la lumière en observant les occultations des satellites de Jupiter.

Colbert avait toujours soutenu avec un soin intelligent l’Académie qu’il avait fondée, plein de prévenances et de ménagements pour elle, soucieux de ses intérêts et de sa dignité. Après la mort de Colbert (1683), elle trouva dans l’impérieux Louvois un protecteur moins éclairé. Louvois, en accordant sa faveur à l’Académie, n’entendait pas la laisser libre de suivre à son gré des recherches d’une pure utilité scientifique ; il voulait qu’elle eût toujours en vue les intérêts de l’État et la grandeur du roi. Cette pression administrative froissa et paralysa l’Académie. Elle subit d’ailleurs vers cette époque des pertes irréparables ; Huyghens quitta la France après la révocation de l’édit de Nantes, sans vouloir profiter des facilités exceptionnelles qu’on lui offrait ; Rœmer se retira de même en Danemark, et Picard mourut en 1684.

On voit alors l’Académie s’effacer et languir ; elle abandonne le système du travail en commun qui avait soutenu son zèle ; le laboratoire est déserté, et les procès-verbaux deviennent stériles.

Cet état de choses dura jusqu’en 1699. Une nouvelle organisation donnée alors à l’Académie devint pour elle le signal d’une sorte de renaissance. Pontchartrain avait succédé à Louvois comme protecteur de la compagnie ; son neveu, l’abbé Bignon, s’en fit donner la direction et mit en vigueur un règlement nouveau. Ce règlement, admirablement combiné, peut donner à lui seul une idée de la fécondité des travaux de l’Académie[1]. Le nombre des académiciens fut porté de seize à cinquante, dont dix membres honoraires, vingt pensionnaires et vingt associés. Les membres honoraires étaient de grands seigneurs à qui l’on ne demandait pas une collaboration effective. Les pensionnaires, recrutés pour la plupart parmi les membres de l’ancienne compagnie, furent partagés en six sections, celles de géométrie, d’astronomie, de mécanique, de chimie, d’anatomie et de botanique. Les associés étaient des sortes d’adjoints, dont douze devaient être pris parmi les Français et huit parmi les savants étrangers[2]. Une mesure importante caractérisait le nouvel ordre de choses : l’Académie se recrutait elle-même en présentant pour chaque place vacante une liste de trois membres à la nomination du roi. Le système se complétait par l’adjonction d’un élève à chaque pensionnaire. Les pensionnaires choisissaient eux-mêmes leurs élèves avec l’agrément de la compagnie et les soumettaient à la sanction royale ; ces jeunes surnuméraires avaient d’ailleurs le privilège de figurer, dans une proportion déterminée, sur les listes de présentation pour les places d’associés[3].

L’Académie, ainsi renouvelée et agrandie, fut solennellement installée au Louvre dans un logement spacieux et confortable. Une nouvelle ère de travail commence alors pour elle. On a renoncé aux plans d’ensemble, à la culture collective, de la science. Chacun travaille comme il l’entend, choisit ses sujets de recherches ; mais une règle sévère astreint tout académicien à un labeur effectif ; sauf les membres honoraires, chacun doit fournir son tribut aux discussions et aux mémoires publiés par la compagnie. Des exclusions rigoureuses sont prononcées non-seulement contre les membres qui, sans excuse valable, restent trop longtemps absents, mais même contre ceux qui assistent aux séances sans y apporter leur part de travail. Ceux dont l’âge a diminué les forces obtiennent seuls, sur leur demande, le titre de vétéran qui les dispense d’une occupation régulière[4].

Sous l’empire de ces dispositions, le rôle et l’influence de l’Académie grandissent rapidement. Elle acquiert une notoriété considérable, et tout ce qui intéresse les sciences vient peu à peu se soumettre à son contrôle ; les particuliers, l’administration, prennent l’habitude de la consulter sur les grandes questions où sa voix peut se faire entendre avec utilité. Tous les géomètres, tous les savants, lui adressent leurs mémoires, et elle s’astreint à examiner régulièrement tout ce qui lui est envoyé ; de 1699 à 1790, ses archives ne contiennent pas moins de dix mille rapports. Avec un budget des plus modestes, — 30 000 ou 40 000 livres tout au plus, dont la plus grande part constituait les pensions des membres, — elle trouve moyen de fonder des prix et de susciter ainsi sur une foule de problèmes, des recherches intéressantes.

L’initiative privée lui vint en aide à cet égard, et il est juste d’appeler l’attention sur le nom de Rouillé de Meslay, qui donna le signal de pareilles libéralités.

Rouillé de Meslay, conseiller au parlement, mort en 1715, légua à l’Académie des sciences une rente de 4000 livres, au principal de 100 000 livres, constituée à son profit par les prévôts des marchands et échevins de la ville de Paris, à condition que MM. de l’Académie proposeraient tous les ans un prix de la moitié de ladite somme, pour donner à qui aurait le mieux réussi « par raison et non par éloquence, » en quelque langue et style que ce fût, dans une dissertation « touchant ce qui contient, soutient et fait mouvoir en ordre les planètes et autres substances contenues dans l’univers, le fond premier et principal de leurs productions et formations, le principe de la lumière et du mouvement. » L’autre moitié de la somme devait être affectée « aux rétributions ou épices de MM. les juges » et aux frais de publication. Rouillé de Meslay donnait encore à l’Académie, dans les mêmes conditions, une rente de 1000 livres pour la fondation d’un prix destiné à récompenser chaque année « celui qui aurait le mieux réussi en une méthode courte et facile pour prendre plus exactement les hauteurs et degrés de longitude en mer et en des découvertes utiles à la navigation et grands voyages. »

Il voulait ainsi contribuer après sa mort à la solution de ces problèmes dont il s’était occupé de son vivant, et pour lesquels il avait proposé des solutions quelquefois bien bizarres. En ce qui concerne les longitudes par exemple, il avait espéré qu’un coq, né sous un certain méridien et habitué à chanter à un certain moment dans le lieu de sa naissance, continuerait à chanter aux mêmes intervalles, si on le transportait en d’autres lieux ; un coq de Lisbonne, habitué à chanter chez lui à minuit, chanterait ainsi à une heure à Paris. Cet animal devait donc servir de chronomètre pour estimer entre deux stations la différence des heures, c’est-à-dire des longitudes.

De pareilles singularités furent invoquées comme des preuves d’insanité d’esprit par le fils de Rouillé de Meslay, qui, mécontent de voir son héritage entamé, attaqua le testament paternel ; mais l’Académie obtint gain de cause, et à partir de 1721 elle commença la distribution des prix en se conformant autant que possible aux volontés du testateur. Le problème de la cause première du mouvement des planètes disparut bientôt de ses programmes ; mais celui des longitudes resta à l’ordre du jour pendant plus de cinquante ans.

D’autres prix vinrent s’y joindre, et l’on vit les plus grands noms de l’Europe, les Bernoulli, les Euler, se disputer à l’envi les récompenses académiques et les mériter par des travaux considérables.

L’autorité que l’Académie des sciences avait acquise lui assurait d’ailleurs de la part de l’administration des subventions spéciales dans les occasions extraordinaires, et elle trouvait ainsi des ressources pour organiser une série d’expéditions lointaines. Cette tâche, il faut le dire, lui était souvent facilitée par le désintéressement et la générosité de ceux de ses membres qui étaient chargés de ces voyages.

Une des plus anciennes parmi les explorations scientifiques est celle que Richer fit à Cayenne ; il y résolut plusieurs questions d’une importance capitale ; il y démontra que le pendule qui bat la seconde est plus court dans les régions équatoriales qu’à Paris, et il fournit ainsi les premiers éléments pour déterminer la façon dont la pesanteur varie suivant les latitudes. Dans le même voyage fut calculée la distance de la planète Mars à la terre ; c’était un moyen de fixer le rayon encore inconnu de l’orbite terrestre. Jusque-là les astronomes ne connaissaient que les rapports des distances planétaires, et ils n’avaient aucune idée de la valeur absolue de ces grandeurs. On eut dès lors un terme de comparaison pour établir les dimensions du système solaire.

La double expédition envoyée en Laponie et au Pérou pour mesurer la longueur des degrés polaires est une des plus célèbres dans les annales de l’Académie. Il nous suffit d’ailleurs de la rappeler ici en peu de mots ; car nous avons déjà eu occasion d’en parler avec quelques détails, quand nous nous sommes occupé des travaux de Voltaire sur Newton[5]. Bien que les théories de Newton eussent commencé à se répandre en France, on n’était pas encore fixé sur la véritable figure de la terre. Cassini, directeur de l’Observatoire, et beaucoup d’autres astronomes, se fondant sur les mesures données par Picard, prétendaient que les degrés sont plus courts au pôle qu’à l’équateur, et ils en tiraient, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, cette conclusion géométrique que la terre est un sphéroïde allongé dans le sens des pôles. C’est en 1735 que l’Académie résolut de vérifier solennellement s’il fallait admettre un résultat si contraire au système newtonien. Comme on le sait, elle fit partir une double mission : Maupertuis fit route pour la Laponie, emmenant avec lui Clairaut, Lemonnier et l’abbé Outhier ; La Condamine, Bouguer et Godin, accompagnés de Joseph de Jussieu et de Couplet, s’embarquèrent pour le Pérou. Nous avons dit comment l’expédition du Nord fut heureuse et comment Maupertuis revint triomphant en 1738, rapportant les mesures polaires. On se rappelle le succès qu’il obtint et la popularité que lui donnèrent les gravures du temps, qui le représentaient en costume d’Hercule lapon, un bonnet fourré sur les yeux, tenant d’une main une massue et de l’autre écrasant un globe terrestre. Si la mission de Laponie réussit pleinement, celle de l’équateur subit au contraire une série de traverses funestes. Couplet en arrivant à Quito fut emporté par une fièvre maligne. Seniergues, le chirurgien de l’expédition, fut assassiné par la populace de Cuença. Godin fut pris d’autorité par le vice-roi du Pérou et installé à Lima dans une chaire de mathématiques qu’il n’eut pas la faculté de refuser. Joseph de Jussieu quitta lui-même l’expédition et se fixa au Pérou, d’où il ne revint que plus de trente ans après, infirme et entièrement privé de mémoire. Bouguer et La Condamine rapportèrent seuls en France les résultats de la mission retardée par mille contre-temps ; Bouguer ne revint qu’en 1742, La Condamine en 1743, et, à peine réunis à Paris, ils donnèrent au public le fâcheux spectacle de leurs dissentiments et de leur rivalité.

Citons encore le voyage que La Caille fit en 1752 au cap de Bonne-Espérance pour étudier les étoiles de l’hémisphère austral. Peu de voyages furent aussi fructueux par l’abondance des matériaux rassemblés. Pendant qu’il rendait ainsi à l’astronomie des services signalés avec des ressources bien modestes, La Caille était sans cesse poursuivi de la crainte de coûter trop cher au gouvernement, qui faisait les frais de sa mission. « J’ai toujours, écrivait-il, ménagé la dépense depuis que je suis ici, et si je n’avais pas avec moi un ouvrier qui dépense plus que moi, quoique jamais mal à propos, je n’aurais pas dépensé cinquante piastres par-dessus ma pension. »

Au commencement de la seconde moitié du xviiie siècle, tous les astronomes de l’Europe furent occupés d’un phénomène qui présente une importance spéciale, parce qu’on l’a choisi pour déterminer la distance de la terre au soleil : nous voulons parler du passage de la planète Vénus sur le disque solaire. Ce phénomène se produisit le 6 juin 1761, et se renouvela en 1769 ; il se répète ainsi à huit années de distance pour ne plus se présenter ensuite qu’après un intervalle plus que séculaire. C’est ainsi que nous allons le revoir, d’abord le 8 décembre 1874, puis en 1882. En ce moment même tous les corps savants, les observatoires, les Académies, préparent des instruments et des observateurs pour tirer tout le parti possible du passage qui doit avoir lieu en 1874.

C’est l’astronome royal d’Angleterre, Edmond Halley, qui, vers la fin du xviie siècle, avait indiqué comment on pourrait utiliser ultérieurement le passage de Vénus sur le soleil pour déterminer la distance du soleil à la terre. Cette distance, comme on sait, n’était alors connue, — et ne l’est d’ailleurs encore maintenant, — qu’avec une approximation très-médiocre. On a fixé avec une grande précision la forme générale de notre système planétaire, la figure des orbites que suivent les astres de notre monde, les inclinaisons mutuelles des plans où ils se meuvent. Grâce à des mesures d’angles, la forme du système a été arrêtée dans tout ce qu’elle a de relatif ; mais il manque une mesure absolue pour en déterminer la grandeur réelle. Le dessin est étudié dans tous ses détails, l’échelle seule reste assez indécise.

Nous avons déjà vu tout à l’heure comment, lors du voyage de Richer à Cayenne, une première tentative avait été faite pour établir les dimensions réelles du monde ; on se servait alors de la distance de Mars à la terre. Mais les données déterminées par Richer n’inspiraient que peu de confiance, et les astronomes fondaient au contraire un grand espoir sur la méthode proposée par Halley.

On conçoit bien la nature de la difficulté. Pour fixer une distance telle que celle de la terre au soleil, il faut la comparer à une autre distance linéaire, à une base prise sur notre planète. La plus grande dont on puisse disposer, le diamètre terrestre, est encore bien petite par rapport à la quantité qu’il s’agit d’évaluer. En opérant directement, on n’obtient que des approximations tout à fait insuffisantes. Halley eut l’idée que la difficulté pourrait être tournée en observant la planète Vénus au moment où elle se projette sur le soleil. Une tache noire passe alors d’un bord à l’autre du disque solaire, et la durée de ce passage est différente suivant qu’on l’observe d’un point ou de l’autre de notre globe ; elle varie de 5 heures 30 min. à 5 heures 58 minutes. Les distances relatives des trois corps célestes étant d’ailleurs connues, on imagine facilement comment cette méthode conduit à fixer une longueur absolue.

Le problème sera d’autant mieux résolu, que les points d’observation auront été plus nombreux et plus distants.

Aussi, le 6 juin 1761, cinquante-cinq observateurs, appartenant à toutes les nations de l’Europe, se répandirent sur la surface du globe pour déterminer toutes les circonstances du phénomène annoncé. La France envoya Pingré à l’île Rodrigue, Legentil à Pondichéry, l’abbé Chappe en Sibérie. L’Angleterre avait dépêché Wales dans l’Amérique septentrionale, le capitaine Cook et l’astronome Green dans l’océan Pacifique, Gall à Madras, Maskelyne à Sainte-Hélène, sans compter Wintrop, qui observait à Cambridge. L’impératrice de Russie, Catherine, avait installé des observateurs à Yakoutsk, à Astrakhan, en Laponie. Le Danemark, l’Espagne même avaient mis leurs savants en route.

Les résultats obtenus, tant en 1761 qu’en 1769, ne répondirent point aux espérances que devait faire naître un pareil déploiement de forces. Les observations furent contrariées sur un grand nombre de points par des circonstances diverses, notamment par l’état de l’atmosphère. C’est ainsi que Legentil, qui était le principal des astronomes français, échoua lors des deux passages : en 1761, paralysé par des incidents de guerre, il se trouva en pleine mer au moment du phénomène ; en 1769, installé à Pondichéry, muni d’excellents instruments, il attendait le passage dans un observatoire solide et bien disposé, le temps même semblait promettre une observation facile, lorsqu’un nuage malencontreux vint lui cacher le soleil et lui faire perdre le fruit de tous ses préparatifs. Quant à l’abbé Chappe, à tort ou à raison, ses observations furent accusées d’inexactitude volontaire. L’impératrice Catherine lui reprochait d’avoir tout vu en Russie « en courant la poste dans un traîneau bien fermé ». On supposa qu’il avait fait de même en ce qui concernait le passage de Vénus. Il faut dire pourtant que ses ennemis n’obtinrent pas créance auprès de l’Académie, car elle lui confia le soin d’observer le passage de 1769, en l’envoyant cette fois en Californie. Ce second voyage lui coûta la vie. À son arrivée dans le pays, il fut atteint d’une maladie contagieuse qui enleva tous ses aides et ses compagnons. Affaibli lui-même, languissant, privé de tout secours dans un pays désert, il avait réussi cependant à échapper au danger. Le moment décisif de l’observation étant venu, il ne voulut pas laisser perdre une occasion qui ne devait plus se représenter de si longtemps ; peut-être fut-il aiguillonné par le souvenir des reproches qui avaient entaché son voyage en Sibérie : il se traîna donc jusqu’à son observatoire volant, y épuisa ses dernières forces, et mourut.

En somme, les résultats recueillis par les observateurs de 1761 et de 1769 laissèrent encore planer une grande incertitude sur la donnée fondamentale que l’on étudiait. On admet actuellement, pour la distance du soleil à la terre, une longueur approximative de 148 millions de kilomètres ; mais les astronomes conviennent que l’erreur peut bien s’élever à 2 millions de kilomètres. Espérons que les deux passages du xixe siècle (1874 et 1882) permettront d’obtenir des données plus exactes.



  1. Voyez à la fin de ce volume (Appendice B) le détail de ce règlement.
  2. Les huit premiers associés étrangers furent Leibniz, Tchirsnausen, Guglielmini, Hartsœcker, les deux frères Bernoulli (Jacques et Jean), Rœmer et Newton.
  3. Le titre d’élève fut aboli en 1716 par une ordonnance du régent, et remplacé par celui d’adjoint.
  4. Le titre de vétéran fut accordé successivement à Saurin, à Jacques Cassini, à Maraldi, à Fontenelle, à Leymery, à Mairan, à La Condamine et à Grandjean de Fouchy.
  5. Voyez dans le présent volume, livre Ier, chapitre iv, pages 50 et 51.