Les Sciences au XVIIIe siècle/II/II

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Librairie Germer Baillière (p. 165-170).

CHAPITRE II

Les secrétaires perpétuels de la compagnie. — L’abbé Duhamel. — Fontenelle. — Dortous de Mairan. — Voltaire, secrétaire perpétuel en projet. — Grandjean de Fouchy. — Condorcet.

À travers les travaux de nos savants, il nous faut montrer la physionomie propre d’un certain nombre d’académiciens. Traçons à la hâte une petite galerie de médaillons. À côté des hommes célèbres dont la gloire a été consacrée par la postérité, nous aurons à y placer quelques figures secondaires, oubliées maintenant, mais qui n’ont pas laissé de remplir dans leur temps des rôles de quelque importance.

Voici d’abord la série des secrétaires perpétuels de la compagnie.

Le premier fut Duhamel, un modeste et savant abbé, que Colbert avait choisi à cause de sa belle latinité. Duhamel avait résumé dans un livre un instant célèbre, Philosophia vetus et nova, les opinions philosophiques de toutes les écoles. Sans se piquer d’invention, il savait exposer les idées d’autrui, et sa critique témoigne d’un jugement sûr.

Duhamel eut d’ailleurs la bonne fortune de choisir pour aide et de léguer à l’Académie, pour second secrétaire perpétuel, l’ingénieux et brillant auteur de la Pluralité des mondes.

Fontenelle eut un talent éclectique. Il passe pour avoir réussi également dans les lettres et dans les sciences. Neveu des deux Corneille par sa mère, il inclina naturellement dans sa jeunesse vers les succès littéraires. Il fit des tragédies, mais elles furent sifflées. Doué d’un esprit aussi prudent que sagace, il ne força point son naturel, et se tourna du côté de la critique. La célèbre querelle des anciens et des modernes était alors dans toute sa force ; Fontenelle, esprit pratique, — utilitaire, comme nous dirions maintenant, — prit parti pour les modernes dans une série de dialogues qui ne laissèrent pas d’avoir une certaine vogue. Mais il trouva surtout sa voie le jour où il publia ses célèbres entretiens sur la Pluralité des mondes. Le succès en fut immense. L’élégant docteur et la belle marquise que Fontenelle mettait en scène parlaient des hautes conceptions de la science dans une langue claire et facile dont quelques concetti n’altéraient point la précision. Fontenelle comprit qu’il avait un rôle à jouer, une position à prendre, en mettant à la portée des esprits littéraires les grandes vérités de la science. Il s’appliqua donc à les étudier, et suivit le mouvement scientifique de son temps. Mais il s’y prit sur le tard, et chez lui la forme emporta toujours le fond. Nous avons déjà apprécié la valeur de Fontenelle ; nous avons dit qu’il ne fut point un savant et qu’il ne prit les sciences que par leur surface. Il était admirablement habile à saisir ce qui pouvait frapper les esprits ; mais, sur beaucoup de points, il n’en savait guère plus que ses lecteurs. Il comprenait tous les systèmes, les exposait avec une grande lucidité et n’y croyait qu’à demi. Il développait à merveille les opinions des autres, sans avoir assez d’autorité pour les juger. Il portait d’ailleurs sa préférence sur celles qui se prêtaient à un exposé brillant, et c’était là une circonstance qui eût été de nature à fausser ses jugements, s’il ne s’était tenu toujours sur la plus extrême réserve. On sait que, s’il eût eu la main pleine de vérités, il eût hésité à l’ouvrir. Quoi qu’il en soit, quand il eut été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, il devint pour cette compagnie un brillant historien, ou tout au moins un incomparable nouvelliste. Son Histoire de l’Académie, ses Éloges, ont créé un genre de littérature, et l’on peut dire qu’il a fait école.

Fontenelle, né en 1657, ne mourut qu’en 1757, âgé par conséquent de cent ans à peu près. Il n’atteignit un si grand âge qu’en aidant sa bonne constitution par une hygiène intelligente. Il eut donc soin de diminuer son travail aux approches de la vieillesse, et, dès l’année 1739, il se démit de ses fonctions de secrétaire perpétuel.

Il y fut remplacé par Dortous de Mairan. Nous trouvons en Mairan un exemple de ces célébrités d’un jour qui s’évanouissent devant la postérité. Peu de savants ont eu une carrière plus facile et ont joui de plus d’estime parmi leurs contemporains. L’Académie des sciences, comme si elle ne pouvait faire trop pour le posséder, lui fit un honneur qu’elle n’avait encore fait à personne, et qui fut refusé plus tard aux hommes les plus illustres : elle le nomma d’emblée pensionnaire sans le faire passer par les grades inférieurs d’adjoint ou d’associé. L’Académie française le distingua de son côté, et l’appela dans son sein. Cependant Mairan n’a rien laissé pour ainsi dire, et rien ne justifie à nos yeux les faveurs exceptionnelles dont il fut l’objet. Sans doute son principal mérite consistait dans ces qualités d’entregent qui frappent vivement les contemporains, mais dont l’histoire perd le souvenir. C’était un homme du Midi (il était de Béziers), et il avait sans doute ce genre de mérite tout extérieur qui s’en va en mousse ou en fumée. Il ne resta d’ailleurs que trois ans secrétaire perpétuel, et céda sa place en 1743 à Grandjean de Fouchy.

L’Académie eut en Fouchy, pendant plus de trente ans, un secrétaire diligent et infatigable, activement mêlé aux travaux de ses confrères et attentif à les enregistrer avec un soin jaloux. Il avait des dehors un peu ternes, mais il possédait les qualités solides de son emploi. Comme Duhamel, qu’il rappelle par plus d’un côté, il eut la modestie de se choisir un adjoint doué des qualités les plus brillantes, et de se donner ainsi un successeur qui devait l’effacer : ce fut Condorcet, qui, devenu titulaire après avoir été adjoint, conserva les fonctions de secrétaire jusqu’en 1793.

Condorcet fut préféré à Bailly, dont la candidature était soutenue par une partie de l’Académie. C’est qu’en effet Condorcet était un géomètre de race. Nourri aux mathématiques, il avait reçu dès la jeunesse cette forte éducation scientifique qui ne se remplace plus tard que par un vernis spécieux. Aucune question ne pouvait avoir pour lui de replis cachés ; il était à même de les pénétrer toutes jusqu’au vif. Aussi habile à parler qu’à écrire, il remplit ses fonctions avec autant de zèle que d’éloquence. Nous avons déjà parlé de ses éloges académiques, qui ne perdent point à être comparés à ceux de Fontenelle, et auxquels Voltaire ne faisait qu’un reproche, c’est qu’on désirerait voir mourir les académiciens pour les entendre louer par une telle bouche. En 1791, Condorcet, que son ardent amour du bien public avait jeté depuis longtemps dans la politique et qui négligeait un peu l’Académie pour les journaux, fut nommé membre de l’Assemblée législative. Il fit partie ensuite de la Convention ; il y vota avec les Girondins et fut entraîné dans leur ruine.

À l’époque où il se sentait absorbé par la vie politique, Condorcet demanda à l’Académie, comme avait fait Grandjean de Fouchy, un auxiliaire et un adjoint ; l’Académie ne lui donna qu’un suppléant temporaire qu’elle renouvela tous les trois mois. Ce furent successivement Fourcroy, l. de Jussieu, Sage et Bovy.

Telle fut la liste officielle des secrétaires perpétuels de l’ancienne Académie. Nous avons déjà dit comment il faillit s’y introduire, entre les noms de Fontenelle et de Condorcet, un nom bien plus glorieux, celui même de Voltaire. Nous avons exposé comment, à l’époque où Fontenelle songeait à abandonner une fonction devenue trop fatigante pour sa vieillesse, Voltaire, à qui ses ennemis avaient jusque-là fermé les portes de l’Académie française, avait conçu le secret dessein de fausser compagnie aux quarante et d’aller chez leurs voisins recueillir la charge de « premier ministre de la philosophie ». Nous nous sommes arrêté longuement[1] sur la période où, retiré à Cirey, il cherchait à se créer des titres scientifiques de diverses natures, résumant les théories de Newton dans son livre des Éléments de philosophie newtonienne, faisant des expériences originales sur la chaleur, concourant pour un prix proposé par l’Académie sur la nature et la propagation du feu ; allant enfin jusqu’à conquérir son diplôme de géomètre en prenant part à la grande controverse qui agitait les savants de l’époque au sujet des forces vives. Nous avons dit aussi comment ces velléités prirent fin, et comment Voltaire, abandonnant la physique et la géométrie, revint tout entier, suivant les conseils de Clairaut, aux occupations qui répondaient mieux à sa nature.

Laissons donc la candidature hypothétique de Voltaire, et revenons vite à notre galerie des véritables académiciens. Nous ne nous arrêterons, comme nous l’avons annoncé déjà et comme il est d’ailleurs naturel de le faire, qu’à un très-petit nombre de figures. Mais on trouvera à la fin de ce volume (voyez l’appendice A) une liste complète de tous les membres de l’Académie depuis sa fondation en 1666 jusqu’à l’organisation de l’Institut en 1795. Aux noms des membres est jointe l’indication des principaux ouvrages qu’ils ont publiés.



  1. Voyez, dans le livre Ier du présent volume, les chapitres iv, v et vi, pages 32-78, et notamment, pour ce qui concerne spécialement la candidature de Voltaire, les pages 66-70.