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Les Sciences au XVIIIe siècle/II/V

La bibliothèque libre.
Librairie Germer Baillière (p. 197-207).

CHAPITRE V

Les sciences naturelles. — Sections d’anatomie et de botanique. — Réaumur. — Le Jardin du roi ; M. de Buffon et ses collaborateurs. — La famille des Jussieu ; Genera plantarum. — Essor de la botanique à la fin du xviiie siècle.

Les sciences que nous appelons naturelles, et que la langue du xviiie siècle désignait sous le nom général de physique, alimentaient les sections d’anatomie et de botanique.

La section d’anatomie se recrutait principalement de médecins, de chirurgiens, dont les travaux n’ont guère pour nous plus de valeur que ceux des anciens chimistes. Ce sont encore les médecins de Molière. Ils remplissent de leurs querelles les procès-verbaux de l’Académie ; mais leur science y tient peu de place.

Nous trouvons cependant, parmi les anatomistes, un physicien du premier ordre, Réaumur. C’était un esprit universel ; une grande position de fortune lui avait permis de se livrer de bonne heure à l’étude de toutes les sciences où son goût le portait. Il débuta par des mémoires de géométrie, puis il se fit connaître par d’importantes recherches sur la fabrication des aciers. Les résultats en furent consignés dans un livre, l’Art de convertir le fer en acier et l’art d’adoucir le fer dur, qui eut un immense succès sous la régence, et dont l’intérêt ne s’est guère effacé que dans ces dernières années, par suite des progrès tout récents qu’a réalisés l’industrie des aciers. Mais Réaumur se fit surtout un nom important par ses études sur les animaux inférieurs. Il observa avec autant de sagacité que de patience les mœurs des mollusques et des insectes, et jeta un grand jour sur les conditions élémentaires de leur vie. Ses recherches sur les insectes sont réunies dans un traité en six gros volumes, d’une lecture agréable et facile, et qui est pour les naturalistes une œuvre du premier ordre.

Si le xviiie siècle fut pauvre sous le rapport des études anatomiques, il faut reconnaître au contraire que la botanique y brilla d’un vif éclat.

Les progrès en furent favorisés par une institution qui, pendant toute la période dont nous nous occupons, fut comme une annexe de l’Académie des sciences : nous voulons parler du Jardin du roi, devenu plus tard le Muséum d’histoire naturelle. Quand l’Académie fut réorganisée en 1699, le premier membre qu’elle élut fut Fagon, médecin de Louis XIV et directeur du Jardin du roi. Fagon, absorbé par la pratique de son art, n’était pas un savant ; mais il s’entendait à juger les gens. Il sut attacher à l’établissement qu’il dirigeait nombre d’hommes distingués, et l’élever ainsi à un haut degré de prospérité.

À la mort de Fagon, Chirac, nommé premier médecin du roi, reçut aussi, comme une dépendance de sa charge, la direction du Jardin. Il voulut y prendre une part active, faire tout par lui-même et s’occuper de tous les détails, au point qu’aucune graine ne pouvait être donnée ou reçue que par ses mains. C’était trop, et, distrait d’ailleurs par d’autres soins, il laissa péricliter l’établissement.

Dufay lui succéda en 1732 : c’était un physicien de mérite, — dans le sens que le mot physicien a pour nous maintenant. L’électricité lui doit l’hypothèse des deux fluides, et c’est là, pour le dire en passant, un assez mauvais service qu’il rendit à la science. En tout cas, il sut remettre le Jardin du roi sur un bon pied et s’entourer d’un personnel d’élite. Atteint de la petite vérole et se sentant mourir, il pria le roi de lui donner pour successeur le jeune Buffon, qui ne paraissait alors avoir aucun titre à un pareil choix.

Fils d’un magistrat fort riche et fort considéré, Buffon, comme Réaumur, étudia d’abord toutes les sciences en amateur. Il commença par produire des mémoires de géométrie ; mais en voyageant à travers l’Europe, il avait rassemblé quelques notions sur les sciences de la nature, et, lorsque l’Académie des sciences l’appela dans son sein, à l’âge de vingt-sept ans, elle le plaça dans la section de botanique. Ce fut cinq ans après que le choix de Dufay mourant le désigna pour l’intendance du Jardin du roi. Sa vocation fut dès lors décidée, et il s’appliqua de toutes les forces de son génie à mériter cette épigraphe qu’on devait mettre un jour sur sa statue : Naturam amplectitur omnem. L’écrivain chez Buffon a éclipsé le savant. En somme, il n’a laissé que bien peu d’observations nouvelles et d’expériences précises. Son génie oratoire se complut, soit dans des œuvres de haut vol, où se déroulent avec audace les hypothèses les plus hasardées, soit dans de splendides descriptions, qui brillent surtout par la belle et majestueuse ordonnance des détails.

À côté de Buffon et sous sa direction, nous trouvons dans le Jardin du roi une phalange d’éminents collaborateurs. Nommons d’abord Daubenton, compatriote et ami de l’historien de la nature. Il rédigea en partie les premiers volumes de l’Histoire naturelle des animaux ; mais il eut à souffrir d’un contact trop soutenu avec la hautaine personnalité de son ami, et il finit par s’absorber tout entier dans les collections du jardin, dont il fit un magnifique musée. On sait aussi que ce fut Daubenton qui naturalisa en France la race des moutons espagnols à long poil, ou mérinos.

Voici maintenant toute la famille des Jussieu, c’est-à-dire une série de travailleurs assidus et modestes, qui ont fait sans bruit une œuvre considérable et créé en quelque sorte la science des plantes.

Antoine de Jussieu, le premier membre célèbre de cette famille, était fils d’un apothicaire de Lyon[1]. Venu à Paris, il fut distingué par Fagon, qui le choisit à vingt-trois ans (1709) pour remplacer Tournefort comme professeur de botanique au Jardin du roi. Appelé en 1711 à l’Académie, il fut chargé d’une mission scientifique en Espagne, et en rapporta d’excellents mémoires sur les diverses branches de l’histoire naturelle. Antoine éleva et instruisit son jeune frère Bernard, homme rare et éminent, qui amassa des trésors d’observations et qui, sans les produire lui-même, les légua précieusement aux héritiers de son nom.

L’esprit de famille et d’union brilla au plus haut point chez les Jussieu. Dans la petite maison de la rue des Bernardins, qu’habitaient Antoine et Bernard, on vit arriver un jour un troisième frère, Joseph, celui qui avait fait partie de l’expédition de Bouguer et de la Condamine. Resté en Amérique bien longtemps après ses compagnons, il revenait tout à fait épuisé ; son intelligence ruinée ne conservait plus même le souvenir de ses longs voyages. Ses frères n’osèrent pas le montrer à l’Académie, qui l’avait élu, en 1743, pendant son absence ; mais ils ne cessèrent jusqu’à sa mort de lui prodiguer à leur foyer les soins les plus affectueux,

Antoine mourut en 1758, et Bernard continua seul le travail commun, accumulant avec patience de précieux matériaux que sa modestie l’empêchait de livrer au public. En 1765, il appela auprès de lui un jeune neveu, Laurent de Jussieu, alors âgé de dix-sept ans. Il en fit son élève, il lui communiqua la méthode de classification des plantes à laquelle l’avaient conduit ses longs travaux, et il lui confia toutes les richesses scientifiques qu’il avait amassées en silence. Le monde d’ailleurs ne se trompait pas sur le mérite de Bernard. Sans qu’il eût presque rien publié, chacun savait ce qu’il valait, et peu à peu son nom était devenu célèbre dans toute l’Europe. À sa recommandation, Buffon fit monter le jeune Laurent, âgé de vingt-deux ans, dans la chaire de botanique du Jardin du roi. Bernard n’avait jamais voulu faire de leçons publiques ; il se défiait de sa parole ; et il se contenta des modestes fonctions de démonstrateur du cours dont son neveu venait d’être chargé. On vit donc le vieux savant, assis à côté de son élève chéri, tendre d’une main émue au jeune professeur les plantes qu’il lui avait appris à connaître. Bernard mourut en 1777, et c’est en 1789 seulement que Laurent publia le Genera plantarum secundum ordines naturales disposita. « Ce livre, dit Cuvier, marque dans les sciences d’observation une époque aussi importante que la Chimie de Lavoisier dans les sciences d’expérience. » En le publiant, Laurent eut soin de le donner comme une sorte de testament du vieillard illustre qui lui avait servi de père et de maître.

Puisque nous ne marchandons pas à la famille des Jussieu ses titres véritables à l’estime de la postérité, on nous permettra de lui en enlever un qui lui est souvent attribué à tort par la voix populaire. La tradition raconte que Bernard de Jussieu rapporta de Syrie une bouture de cèdre du Liban ; pendant une longue et difficile traversée, il aurait nourri le précieux végétal dans son chapeau et aurait partagé avec lui la faible ration d’eau douce dont il pouvait disposer. C’est là une légende, dont il faut rabattre, comme de tant d’autres. C’est bien Bernard de Jussieu qui planta à Paris le cèdre du Liban ; mais la bouture lui fut envoyée de Londres par le botaniste Sherard, et il la transporta, non de Syrie, mais de sa maison de la rue des Bernardins au Jardin du roi.

Comme nous l’avons indiqué, le xviiie siècle se termine, en fait de botanique comme en fait de chimie, par une œuvre du premier ordre. Il faut donc que nous nous arrêtions quelques instants sur ce livre (Genera plantarum), qui résumait les travaux de Bernard et de Laurent de Jussieu. Ce livre fonde réellement la botanique, et c’est là peut-être le plus sérieux des titres scientifiques du siècle.

Depuis longtemps les botanistes sont d’accord sur l’établissement des espèces. L’apparence seule (species), l’aspect extérieur suffit pour déterminer ces groupes qui sont comme le fondement de toute classification. Les individus de même espèce ont entre eux une ressemblance qui frappe tous les regards ; et de plus, — on peut en faire un point de définition, — ils reproduisent par la génération des êtres semblables à eux-mêmes.

S’il n’existait qu’un nombre borné d’espèces, on pourrait s’en tenir à cette considération ; mais il y en a un nombre si considérable, qu’il est nécessaire de les réunir en groupes, de créer des genres, des familles.

Là commence l’embarras des naturalistes. Les caractères spécifiques sont en quelque sorte évidents et ont été en tous cas fixés depuis longtemps. Sur les caractères génériques, au contraire, il n’y avait encore, au commencement du xviiie siècle, qu’incertitude et confusion.

Plusieurs systèmes ou méthodes de classification furent essayés ; mais aucun ne mérite une attention sérieuse avant celui de Linné, qui fut publié en 1734.

Linné prit pour critère, pour caractère générique, les organes de la fécondation des plantes, sur lesquels on n’avait des connaissances précises que depuis les dernières années du xviie siècle. Il réforma d’ailleurs la nomenclature botanique et créa une véritable langue, comme on devait le faire plus tard en chimie. Toute plante fut désignée par deux mots : un substantif qui en indiquait le genre, un adjectif qui en marquait l’espèce. Avant lui il fallait des phrases entières pour nommer un végétal ; la nomenclature linnéenne rendit un immense service en dégageant l’allure de l’idiome botanique.

Linné d’ailleurs, nous venons de le dire, classait les plantes d’après l’état de leurs organes fécondateurs, des étamines et des pistils. Il établissait vingt-quatre grandes classes où il plaçait les végétaux suivant que les étamines ou pistils sont visibles ou non, suivant qu’ils sont réunis dans une même fleur ou portés par deux fleurs différentes, mâle et femelle, suivant qu’ils sont adhérents entre eux ou complètement libres, suivant que les étamines sont égales ou inégales, rares ou nombreuses. Le système de Linné était-il réellement fondé sur la nature, ou n’offrait-il qu’un arrangement conventionnel ? Il est certain qu’en ne tenant compte que d’un seul organe, il ne pouvait suivre la nature dans tous ses détails, et qu’il devait arriver à des rapprochements forcés ; il devait classer dans le même groupe des plantes étonnées d’une pareille parenté : aussi son système a-t-il été rangé parmi ceux que l’on appelle artificiels.

En regard de ce système viennent se placer ceux qui ont la prétention de suivre la nature pas à pas, et qui prennent en conséquence le nom de méthode naturelle.

Mentionnons d’abord celui d’Adanson, célèbre naturaliste, issu d’une famille écossaise, mais né en Provence. Il publia en 1763 un livre sur les Familles des plantes.

Au lieu de fonder comme Linné sa classification sur un seul organe, au lieu de prendre un seul caractère, il s’efforça de les prendre tous, et s’ingénia à en tenir également compte ; établissant une série de systèmes fondés chacun sur un caractère particulier, il prenait entre eux une sorte de moyenne, et son système général était le résultat de tous ces systèmes partiels.

Les Jussieu, Bernard d’abord, Laurent ensuite, adoptèrent l’idée d’Adanson, mais avec une très-importante modification. Adanson mettait tous les caractères sur la même ligne, il leur donnait à tous une égale importance ; les Jussieu, au contraire, tout en tenant compte de tous les caractères, leur attribuèrent des valeurs très-inégales. Certains traits étaient prépondérants, quelques autres n’étaient admis qu’à titre accessoire. C’est ce que Laurent de Jussieu exprimait en disant que les caractères doivent être « pesés et non comptés ». En établissant l’espèce de moyenne dont nous parlions tout à l’heure à propos d’Adanson, il donnait aux différents systèmes des coefficients divers.

En somme, la classification des Jussieu a prévalu, et elle règne encore de nos jours. Laurent nous apprend, dans le Genera plantarum le procédé dont il s’est servi pour créer les genres et les familles. Si les botanistes, après s’être montrés d’accord au sujet des espèces, commencent à se diviser dès qu’il s’agit de grouper ces espèces en genres et en familles, il y a cependant quelques groupes naturels qui se forment d’eux-mêmes et au sujet desquels aucune contestation ne se produit. Laurent pensa qu’il trouverait la clef de la méthode naturelle en étudiant ces familles incontestées, en comparant leurs caractères, en voyant quels traits leur étaient communs et quels autres différaient de l’une à l’autre. Il choisit ainsi sept familles universellement admises : celles qu’on connaît sous les noms de Graminées, Liliacées, Labiées, Composées, Ombellifères, Crucifères, Légumineuses.

Il reconnut que, dans chacune de ces familles, la structure de l’embryon est identique sous le rapport des cotylédons. On sait que les embryons végétaux se divisent en trois classes, suivant qu’ils affectent une forme purement ovoïde, ou qu’ils présentent un ou deux de ces mamelons qui ont reçu le nom de cotylédons. Cette structure de l’embryon détermine celle du végétal dans tout son développement, et l’ensemble des végétaux se classe ainsi en acotylédonés, monocotylédonés, et dicotylédonés. Il y avait donc là, pour la classification de Jussieu, un caractère d’importance tout à fait majeure.

Il en trouva un autre dans la manière dont les étamines, organes mâles, s’insèrent sur le disque qui forme la base de la fleur. Elles sont dites hypogynes, périgynes, épigynes, suivant leur mode d’insertion par rapport aux organes femelles.

Au-dessous de ces caractères prépondérants, il en reconnut d’autres dans l’étude d’autres familles naturelles.

On voit par ce qui précède quel est le principe propre aux Jussieu : c’est celui de la subordination des caractères. Et tout de suite on sent quelles sont la portée philosophique et la valeur pratique de ce principe. Il faut supposer qu’il y a un plan dans la nature, et, dès qu’on entrevoit quelques lignes de ce plan, on en découvre d’autres par là même. Un caractère d’un ordre supérieur en entraîne à sa suite un certain nombre d’ordre différent, et en exclut au contraire quelques autres ; dès que l’on a constaté le premier, on est sûr que les autres manquent ou coexistent. Une partie de l’organisation d’une plante est donc annoncée d’avance par un seul point qu’on a su vérifier. On comprend comment une pareille méthode porte et soutient celui qui l’emploie.

Ainsi l’absence ou la présence des cotylédons, leur unité ou leur dualité, n’importent point seulement à l’embryon végétal ; elles déterminent toute une série de faits dans l’existence entière de la plante. Quand nous disons qu’un végétal est monocotylédoné ou dicotylédoné, nous n’avons point seulement une idée qui intéresse son embryon, mais nous avons des données précises sur l’agencement de tous ses organes, sur la manière dont il germe et se ramifie, sur la structure et la nervation de ses feuilles, sur la symétrie de ses fleurs, etc.

On voit naître ici, dans la botanique, l’idée fondamentale que Cuvier transportera plus tard dans la zoologie, dans la paléontologie, et dont il tirera de si merveilleux effets.

Ce grand principe de la subordination des caractères appartient donc, comme nous l’avons montré, aux Jussieu. Bernard, modeste et silencieux, l’avait élaboré le premier. Il en avait tiré une classification, dont il ne donna pas lui-même la clef, mais qu’il appliqua pourtant dès l’année 1759, en plantant le jardin botanique de Trianon. Il eut encore une plus belle occasion de l’appliquer lorsqu’en 1773 et 1774 il replanta complètement le Jardin du roi à Paris. Mais ces innovations, si importantes en elles-mêmes, passèrent inaperçues dans leur temps. La famille des Jussieu a conservé religieusement quelques feuilles de papier qui ne contiennent que des noms de plantes écrits de la main de Bernard : ce sont des espèces séparées en genres et familles par de simples tirets. Ces tirets marquent nettement, pour nous qui en avons maintenant la clef, l’idée fondamentale que suivait Bernard. Ce n’est qu’en 1789 que cette idée, mûrie par les méditations de Laurent de Jussieu et par une série d’observations, reçut enfin son expression définitive dans cet ouvrage qui reste une des gloires du xviiie siècle. Le titre même du livre rappelait le mémorable essai fait au Jardin du roi. Laurent l’avait appelé : Genera plantarum secundum ordines naturales disposita, juxta methodum in Horto Regio Parisiensi exaratam anno 1774.


  1. Cet apothicaire, Christophe de Jussieu, était déjà lui-même un homme fort instruit. Il publia en 1708, à Trévoux, un Nouveau Traité de la thériaque qui obtint l’estime des connaisseurs. Il dirigea d’une façon intelligente l’éducation de son fils Antoine, qui fit ses études médicales à Montpellier.