Les Sciences au XVIIIe siècle/II/VI

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Librairie Germer Baillière (p. 209-216).

CHAPITRE VI

Les approches de 1789. — La réforme des poids et mesures. — Rôle des académiciens au milieu des agitations sociales. — Suppression de l’Académie en 1793. — Organisation de l’Institut en 1793.

Les dernières feuilles du Genera plantarum s’imprimaient au bruit du canon sous lequel tombait la Bastille. Depuis sa fondation, l’Académie avait soigneusement borné son horizon au domaine de la science, et s’était strictement abstenue de toute préoccupation politique. Dans la longue série de ses procès-verbaux, on eût cherché vainement, avant 1789, une simple allusion aux événements du dehors. Les temps allaient venir où, quelque soin qu’elle mit à s’en défendre, les agitations de la vie publique devaient retentir jusque dans son sein.

Le 4 juillet 1789, on lit au procès-verbal : « Il est décidé de témoigner à M. Bailly, de la part de l’Académie, sa satisfaction de la manière dont il a rempli les fonctions de président de l’Assemblée nationale. » Après cette motion tout à fait inusitée, l’Académie se hâte de reprendre son ordre du jour ; elle entend une lecture de Coulomb sur le frottement des pivots et un mémoire sur la culture de l’indigo. Quelques jours après, l’Académie se rend en corps à Chaillot, où habitait Bailly, pour le féliciter au sujet de sa nomination de maire de Paris. À l’heure même où ses collègues faisaient cette démarche, Bailly était à l’Hôtel de ville, où il cherchait en vain à soustraire Berthier et Foullon aux fureurs de la populace. Dès la séance suivante, il accourt pour remercier ses collègues de la part qu’ils prennent à son rôle politique.

Ce sont là des faits tout à fait extraordinaires dans les annales académiques. D’ordinaire les procès-verbaux restent impassibles en face des plus graves événements. Le lendemain de la prise de la Bastille, le mercredi 15 juillet 1789, l’Académie tient séance comme à l’ordinaire ; aucune trace de ce qui s’est passé la veille ; vingt-trois membres sont présents : Tillet et Broussenet rendent compte d’une machine pour enlever la carie du blé ; un auteur étranger propose un procédé pour conserver l’eau douce à la mer ; Charles enfin lit un travail sur la graduation des aréomètres. À la séance suivante, trois jours après, Laplace présente un grand travail sur l’obliquité de l’écliptique.

Il semble que l’Académie, un peu émue d’abord au premier souffle de la Révolution, ait vite repris possession d’elle même, et se soit imposé de nouveaux efforts pour se maintenir strictement sur le terrain de la science. Plusieurs mois seulement après la nuit du 4 août, dans les derniers jours de 1789, le duc de la Rochefoucauld vient proposer d’abolir toute distinction entre les académiciens. L’Académie n’accepte qu’avec tiédeur cette motion égalitaire ; elle nomme des commissions, elle élabore des projets, elle traîne l’affaire en longueur. Pendant ce temps, les séances ne laissent pas d’être remplies par des communications du plus haut intérêt : Legendre fait connaître ses recherches sur les fonctions elliptiques ; Laplace apporte les premiers fragments de sa Mécanique céleste ; Lavoisier, aidé de Berthollet et de Fourcroy, achève sa victoire sur les anciennes écoles chimiques. Le contraste est complet entre les agitations de la place publique et les paisibles discussions de la savante assemblée.

Cependant les événements se précipitent. L’Académie, malgré le soin qu’elle met à se tenir à l’écart, est entraînée à des communications fréquentes avec l’Assemblée nationale, puis avec la Convention.

Chargée de préparer les éléments de la réforme générale des poids et mesures, elle nomme aussitôt cinq commissions pour ce grand objet : Cassini, Méchain et Legendre s’occupent des mesures astronomiques ; Meusnier et Monge sont chargés de mesurer les bases terrestres avec une rigoureuse précision ; Borda et Coulomb étudient la longueur du pendule qui bat la seconde ; Lavoisier et Haüy déterminent le poids de l’eau distillée ; Tillet, Brisson et Vandermonde, enfin, dressent l’inextricable réseau des mesures anciennes. Toutes ces commissions se mettent à l’œuvre, incessamment pressées par l’assemblée toute-puissante, qui s’étonne que ce qu’elle a décrété ne soit pas aussitôt achevé de tout point.

Sur beaucoup de questions secondaires, l’Académie cherche à éluder les embarras qui résultent pour elle des consultations qu’on lui demande. Elle émet le désir de n’avoir plus à donner son avis sur les indemnités que les particuliers ou les villes réclament au gouvernement. On la consulte sur des données relatives à la question brûlante des subsistances ; elle se retranche derrière des résultats antérieurement acquis. On la consulte sur des engins de guerre, elle argue de sa mission de paix.

Elle avait tous les genres de prudence, et évitait soigneusement de donner prise aux déclamations des clubs. Quelques membres mettent un jour en avant l’idée de construire un grand télescope sur le modèle de celui qu’Herschel avait récemment établi. La dépense devait s’élever à 100 000 francs. On proposait d’y affecter une somme de 36 000 francs que l’Académie avait en caisse et qui provenait de prix non distribués ; on y consacrerait encore la valeur d’une pépite d’or pesant plus de 10 livres et qui ornait le cabinet de l’Académie ; le surplus serait demandé à l’Assemblée nationale. L’Académie vit bientôt qu’elle avait fait fausse route en appelant l’attention des clubs sur la petite fortune dont elle disposait ; elle renonça à son télescope, et elle se hâta d’offrir à la nation sa pépite ainsi que le résidu de sa caisse.

L’esprit d’union régnait d’ailleurs parmi les académiciens. À mesure que les circonstances devenaient plus graves, ils se serraient plus étroitement les uns contre les autres pour faire face aux dangers communs. Les procès-verbaux ne mentionnent à cet égard qu’une seule exception, qu’on peut relever pour la flétrir. Le 11 août 1792, le lendemain de l’invasion des Tuileries, Fourcroy, le chimiste Fourcroy, qui devait être plus tard un des hauts fonctionnaires de l’empire, se lève et demande qu’on lise la liste des académiciens pour y effectuer des radiations. On élude sa proposition ; mais huit jours après il revient à la charge : il fait remarquer que la Société de médecine a rayé plusieurs de ses membres émigrés ou notoirement convaincus d’incivisme ; il demande qu’on en use de même. On lui répond que « l’Académie ne doit pas prendre connaissance des principes de ses membres ni de leurs opinions politiques, le progrès des sciences étant son unique occupation ». Battu sur ce terrain, Fourcroy se tourne d’un autre côté, et demande qu’on applique le règlement qui permet d’exclure les membres absents plus de deux mois sans congé. On discute, et l’on ajourne la décision à huit jours. À la séance suivante, le géomètre Cousin fait remarquer que l’Académie a pour tradition de s’en remettre au ministre de toutes les mesures qui ne concernent pas l’avancement des sciences ; « il s’étonne que dans un moment où le ministre de l’intérieur, appelé par le vœu de la nation (c’était Rolland, revenu au ministère après l’insurrection du 10 août), mérite plus que jamais la confiance de l’Académie, elle n’en use pas envers lui comme elle faisait autrefois envers ses prédécesseurs, et il propose de charger les officiers de l’Académie de conférer avec le ministre sur l’objet proposé, tandis qu’elle se livrera à des occupations plus intéressantes. » On s’empresse d’adopter cette solution comme un moyen de traîner l’affaire en longueur et de la faire avorter ; mais Fourcroy ne l’entendait pas ainsi. Le 5 septembre, au moment même où le sang des suspects coule à flots dans les prisons de Paris, il poursuit, seul contre tous, sa sinistre motion, et interpelle le secrétaire perpétuel pour savoir s’il a reçu réponse du ministre au sujet de la radiation qui devait être faite des membres hostiles à la Révolution. On lit au procès-verbal : « Le secrétaire ayant répondu qu’il n’avait reçu aucune lettre du ministre, l’Académie arrête que, le ministre n’ayant pas répondu, le secrétaire ne pourra délivrer aucune liste des membres, ni en faire imprimer aucune jusqu’à ce que cette réponse soit parvenue. » Le zèle opiniâtre de Fourcroy fut ainsi paralysé par l’énergique et unanime réprobation de ses collègues.

La prudence de l’Académie ne devait pas la sauver. En vain elle gardait la plus grande réserve et éludait autant que possible les questions qu’on lui posait. Il lui fallait bien quelquefois, bon gré mal gré, émettre une opinion ; dans beaucoup de circonstances, il était aussi dangereux de se taire que de parler. Sa cause était d’ailleurs liée jusqu’à un certain point à celle des autres Académies, de l’Académie française, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, des Académies de peinture et de musique, qui toutes étaient menacées.

Un premier décret de la Convention suspendit la nomination aux places vacantes dans les Académies (18 novembre 1792) ; par un singulier hasard, il fut rendu précisément dans une séance où le président de l’assemblée, avec le langage ambitieux de l’époque, avait hautement félicité les membres de l’Académie des sciences sur leurs travaux relatifs aux poids et mesures, « Estimables savants, leur avait-il dit, depuis long-temps les philosophes plaçaient au nombre de leurs vœux celui d’affranchir les hommes de cette différence de poids et mesures qui entrave les transactions sociales ; mais le gouvernement ne se prêtait pas à cette idée des philosophes, jamais il n’aurait consenti à renoncer à un moyen de désunion. Enfin le génie de la liberté a paru, il a demandé au génie des sciences quelle est l’unité fixe et invariable, indépendante de tout arbitraire. Estimables savants, c’est par vous que l’univers devra ce bienfait à la France ! »

C’était là un singulier commentaire au décret du 18 novembre. Aussi Lakanal, qui défendait dans le comité de l’instruction publique les intérêts de l’Académie, espéra-t-il qu’il pourrait en prévenir la ruine. Sur sa proposition, le 17 mai 1793, un nouveau décret permit de pourvoir provisoirement aux places d’académiciens vacantes ; mais bientôt la dissolution fut définitivement prononcée.

Lakanal essaya encore d’atténuer les effets de cette mesure. Il fit décider que les membres « de la ci-devant Académie des sciences » auraient du moins le droit de s’assembler sans titre officiel dans le lieu ordinaire de leurs séances pour traiter des différents objets qui leur seraient déférés par la Convention. Le décret portait que les scellés mis sur les papiers et registres de la compagnie seraient levés, et que les attributions annuelles faites aux savants qui la composaient leur seraient payées comme par le passé, jusqu’à ce qu’il en eût été autrement ordonné.

Les académiciens ne jugèrent point qu’il fût prudent de profiter de cette espèce de tolérance ; ils se dispersèrent et cherchèrent pour la plupart à se faire oublier. On sait qu’ils n’y réussirent pas tous ; plus d’un fut atteint dans sa retraite par les tribunaux révolutionnaires.

Quelques-uns seulement restèrent en relation avec le Comité de salut public, et maintinrent les droits de la science dans ce redoutable voisinage. De ce nombre fut Berthollet. Il conserva la confiance du terrible comité sans l’acheter par aucune condescendance, comme en témoigne cet épisode par lequel nous terminerons cette étude. Peu de jours avant le 9 thermidor, on trouva un dépôt suspect dans une barrique d’eau-de-vie destinée à l’armée. Les fournisseurs sont aussitôt arrêtés, la passion populaire les accuse d’empoisonnement, et l’échafaud se dresse déjà devant eux. Cependant Berthollet examine l’eau-de-vie et la déclare pure de tout mélange. « Tu oses soutenir, lui dit Robespierre, que cette eau-de-vie ne contient pas de poison ? » Pour toute réponse Berthollet en avale un verre en disant : « Je n’en ai jamais tant bu ! — Tu as bien du courage ! s’écrie Robespierre. — J’en ai eu davantage, dit Berthollet, quand j’ai signé mon rapport. »

L’Académie des sciences ne devait pas rester bien longtemps dispersée.

En 1795, le Directoire organisa l’Institut de France, divisé en cinq classes, dont les quatre premières correspondaient aux anciennes Académies, et dont la cinquième, de fondation nouvelle, comprenait les sciences morales et politiques. L’Académie des sciences était devenue la première classe de l’Institut.

Sous cette nouvelle forme, elle se hâta de renouer la chaîne que la violence des temps avait un instant interrompue, et elle tint à honneur de restaurer toutes les traditions de l’ancienne compagnie qui, pendant un siècle et demi, avait pris une part si considérable au mouvement général des sciences.

On trouvera, à la fin de l’appendice A de ce volume, la liste complète des membres qui composèrent la première section de l’Institut en 1795. C’étaient, pour la plupart, les membres qui avaient été dispersés en 1793. Quelques noms nouveaux, reconnus plus tard célèbres, vinrent seulement s’y joindre.