Les Sept Cordes de la Lyre (RDDM)/01

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LES
SEPT CORDES

DE LA LYRE.


« Eugène, souvenez-vous de ce jour de soleil où nous écoutions le fils de la Lyre, et où nous avons surpris les sept esprits de la Lumière s’enlaçant dans une danse sacrée, au chant des sept esprits de l’Harmonie. Comme ils semblaient heureux ! »
(Les Cœurs résignés, chant slave,
traduction de Grzymala.
)

PERSONNAGES.
MAÎTRE ALBERTUS. Un Peintre.
HANZ.
ses élèves.
Un Maître de Chapelle.
CARL. Un Critique.
WILHELM. L’Esprit de la Lyre.
HÉLÈNE. Les Esprits célestes.
MÉPHISTOPHÉLÈS. TÉRÈSE, gouvernante d’Hélène.
Un Poète.


ACTE PREMIER.


LA LYRE.



Scène PREMIÈRE.

Dans la chambre de maître Albertus. Il écrit. Wilhelm entre sur la pointe du pied. Il fait nuit. On entend dans le lointain le bruit d’une fête.
MAÎTRE ALBERTUS, WILHELM.
albertus, sans tourner la tête.
Qui est là ? Est-ce vous, Hélène ?
wilhelm, à part
Hélène ! Est-ce qu’elle entre quelquefois dans la chambre du philosophe à minuit ? (Haut.) Maître, c’est moi — Wilhelm.
albertus.
Je te croyais à la fête.
wilhelm.
J’en viens. J’ai vainement essayé de me divertir. Autrefois il ne m’eût fallu que respirer l’air d’une fête pour sentir mon cœur tressaillir de jeunesse et de bonheur ; aujourd’hui, c’est différent !
albertus.
Ne dirait-on pas que l’âge a glacé ton sang ! C’est la mode, au reste. Tous les jeunes gens se disent blasés. Encore, s’ils quittaient les plaisirs pour l’étude ! mais il n’en est rien. Leur amusement consiste à se faire tristes et à se croire malheureux. Ah ! la mode est vraiment une chose bizarre !
wilhelm.
Maître, je vous admire, vous qui n’êtes jamais ni triste ni gai ; vous qui êtes toujours seul, et toujours calme ! L’allégresse publique ne vous entraîne pas dans son tourbillon ; elle ne vous fait pas sentir non plus l’ennui de votre isolement. Vous entendez passer les sérénades, vous voyez les façades s’illuminer, vous apercevez même d’ici le bal champêtre avec ses arcs en verres de couleurs et ses légères fusées qui retombent en pluie d’or sur le dôme verdoyant des grands marronniers, et vous voilà devisant philosophiquement peut-être sur le rapport qui peut exister entre votre paisible subjectivité et l’objectivité délirante de tous ces petits pieds qui dansent là-bas sur l’herbe ! Comment ! ces robes blanches qui passent et repassent comme des ombres à travers les bosquets, ne vous font pas tressaillir, et votre plume court sur le papier comme si c’était une ronde de wachtmen qui interrompt le silence de la nuit !
albertus.
Ce que j’éprouve à l’aspect d’une fête ne peut t’intéresser que médiocrement. Mais toi-même, qui me reproches mon indifférence, comment se fait-il que tu rentres de si bonne heure ?
wilhelm.
Cher maître, je vous dirai la vérité : je m’ennuie là où je suis sûr de ne pas rencontrer Hélène.
albertus, tressaillant.
Tu l’aimes donc toujours autant ?
wilhelm.
Toujours davantage. Depuis qu’elle a recouvré la raison, grâce à vos soins, elle est plus séduisante que jamais. Ses souffrances passées ont laissé une empreinte de langueur ineffable sur son front, et sa mélancolie, qui décourage Carl et qui déconcerte Hanz lui-même, est pour moi un attrait de plus. Oh ! elle est charmante ! Vous ne vous apercevez pas de cela, vous, maître Albertus ! Vous la voyez grandir et embellir sous vos yeux, vous ne savez pas encore que c’est une jeune fille. Vous voyez toujours en elle un enfant ; vous ne savez pas seulement si elle est brune ou blonde, grande ou petite.
albertus.
En vérité, je crois qu’elle n’est ni petite, ni grande, ni blonde, ni brune.
wilhelm.
Vous l’avez donc bien regardée ?
albertus.
Je l’ai vue souvent sans songer à la regarder.
wilhelm.
Eh bien ! que vous semble-t-elle ?
albertus.
Belle comme une harmonie pure et parfaite. Si la couleur de ses yeux ne m’a pas frappé, si je n’ai pas remarqué sa stature, ce n’est pas que je sois incapable de voir et de comprendre la beauté ; c’est que sa beauté est si harmonieuse, c’est qu’il y a tant d’accord entre son caractère et sa figure, tant d’ensemble dans tout son être, que j’éprouve le charme de sa présence, sans analyser les qualités de sa personne.
wilhelm, un peu troublé.
Voilà qui est admirablement bien dit pour un philosophe ! et je ne vous aurais jamais cru susceptible…
albertus.
Raille, raille-moi bien, mon bon Wilhelm ! c’est un animal si déplaisant et si disgracieux qu’un philosophe !
wilhelm.
Oh ! mon cher maître, ne parlez pas ainsi… Moi, vous railler ! oh ! mon Dieu ! vous le meilleur et le plus grand parmi les plus grands et les meilleurs des hommes !… Mais si vous saviez combien je suis heureux que vous n’aimiez pas les femmes !… Si, par hasard, vous alliez vous trop apercevoir des graces d’Hélène, que deviendrais-je, moi, pauvre écolier sans barbe et sans cervelle, en concurrence avec un homme de votre mérite ?
albertus.
Cher enfant, je ne ferai jamais concurrence à toi ni à personne. Je sais trop me rendre justice, j’ai passé l’âge de plaire et celui d’aimer.
wilhelm.
Que dites-vous là, mon maître ! Vous avez à peine atteint la moitié de la durée moyenne de la vie ! Votre front, un peu dévasté par les veilles et l’étude, n’a pourtant pas une seule ride ; et quand le feu d’un noble enthousiasme vient animer vos yeux, nous baissons les nôtres, jeunes gens que nous sommes, comme à l’aspect d’un être supérieur à nous, comme à l’éclat d’un rayon céleste !
albertus.
Ne dis pas cela, Wilhelm ; c’est m’affliger en vain. La grâce et le charme sont le partage exclusif de la jeunesse ; la beauté de l’âge mûr est un fruit d’automne qu’on laisse gâter sur la branche, parce que les fruits de l’été ont apaisé la soif… À vrai dire, Wilhelm, je n’ai point eu de jeunesse, et le fruit desséché tombera sans avoir attiré l’œil ou la main des passans.
wilhelm.
On me l’avait dit, maître, et je ne pouvais le croire. Serait-il vrai, en effet, que vous n’eussiez jamais aimé ?
albertus.
Il est trop vrai, mon ami. Mais tout regret serait vain et inutile aujourd’hui.
wilhelm.
Jamais aimé ! Pauvre maître !… Mais vous avez eu tant d’autres joies sublimes dont nous n’avons pas d’idée !
albertus, brusquement.
Eh oui ! sans doute, sans doute. — Wilhelm ! tu veux donc épouser Hélène ?
wilhelm.
Cher maître, vous savez bien que, depuis deux ans, c’est mon unique vœu.
albertus.
Et tu quitterais tes études pour prendre un métier ? car enfin il te faut pouvoir élever une famille, et la philosophie n’est pas un état lucratif.
wilhelm.
Peu m’importe ce qu’il faudrait faire. Vous savez bien que lorsqu’il fut question de mon mariage avec Hélène, le vieux luthier Meinbaker, son père, avait exigé que je quittasse les bancs pour l’atelier, l’étude des sciences pour les instrumens de travail, les livres d’histoire et de métaphysique pour les livres de commerce. Le bonhomme ne voulait pour gendre qu’un homme capable de manier la lime et le rabot comme le plus humble ouvrier, et de diriger sa fabrique comme lui-même. Eh bien ! j’avais souscrit à tout cela : rien ne m’eût coûté pour obtenir sa fille. Déjà j’étais capable de confectionner la meilleure harpe qui fût sortie de son atelier. Pour les violons, je ne craignais aucun rival. Dieu aidant, avec mon petit talent et le mince capital que je possède, je pourrais encore acheter un fonds d’établissement, et monter un modeste magasin d’instrumens de musique.
albertus.
Tu renoncerais donc sans regret, Wilhelm, à cultiver ton intelligence, à élargir le cercle de tes idées, à élever ton ame vers l’idéal ?
wilhelm.
Oh ! voyez-vous, maître, j’aime. Cela répond à tout. Si, au temps de sa richesse, Meinbaker, au lieu de sa charmante fille, m’eût offert son immense fortune, et avec cela les honneurs qu’on ne décerne qu’aux souverains, je n’eusse pas hésité à rester fidèle au culte de la science, et j’aurais foulé aux pieds tous ces biens terrestres, pour m’élever vers le ciel. Mais Hélène, c’est pour moi l’idéal, c’est le ciel, ou plutôt c’est l’harmonie qui régit les choses célestes. Je n’ai plus besoin d’intelligence ; il me suffit de voir Hélène pour comprendre d’emblée toutes les merveilles que l’étude patiente et les efforts du raisonnement ne m’eussent révélées qu’une à une. Cher maître, vous ne pouvez pas comprendre cela, vous ! c’est tout simple. Mais moi, je crois que, par l’amour, j’arriverai plus vite à la foi, à la vertu, à la Divinité, que vous par l’étude et l’abstinence. D’ailleurs, il en serait autrement, que je serais encore résolu à perdre l’intelligence afin de vivre par le cœur…
albertus.
Peut-être te trompes-tu. Peut-être tes sens te gouvernent à ton insu, et te suggèrent ces ingénieux sophismes, que je n’ose combattre dans la crainte de te paraître infatué de l’orgueil philosophique. Cher enfant, sois heureux selon tes facultés, et cède aux élans de ta jeunesse impétueuse. Un jour viendra certainement où tu regarderas en arrière, effrayé d’avoir laissé ton intelligence s’endormir dans les délices…
wilhelm.
De même, maître, qu’après une carrière consacrée aux spéculations scientifiques, il arrive à l’homme austère de regarder dans le passé, effrayé d’avoir laissé ses passions s’éteindre dans l’abstinence.
albertus.
Tu dis trop vrai, Wilhelm ! Tiens, regarde cette lyre. Sais-tu ce que c’est ?
wilhelm.
C’est la fameuse lyre d’ivoire inventée et confectionnée par le célèbre luthier Adelsfreit, digne ancêtre d’Hélène Meinbaker. Il la termina, dit-on, le jour même de sa mort, il y a environ cent ans, et le bon Meinbaker la conservait comme une relique, sans permettre que sa propre fille l’effleurât même de son haleine. C’est un instrument précieux, maître, et dont l’analogue ne se retrouverait nulle part. Les ornemens en sont d’un goût si exquis, et les figures d’ivoire qui l’entourent sont d’un travail si admirable, que des amateurs en ont offert des sommes immenses. Mais, quoique ruiné, Meinbaker eût mieux aimé mourir de faim que de laisser cet instrument incomparable sortir de sa maison.
albertus.
Pourtant cet instrument incomparable est muet. C’est une œuvre de patience et un objet d’art qui ne sert à rien, et dont il est impossible aujourd’hui de tirer aucun son. Ses cordes sont détendues ou rouillées, et le plus grand artiste ne pourrait les faire résonner…
wilhelm.
Où voulez-vous en venir, maître ?
albertus.
À ceci : que l’ame est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les cordes, tantôt ensemble, tantôt une à une, suivant les règles de l’harmonie et de la mélodie ; mais que, si on laisse rouiller ou détendre ces cordes à la fois délicates et puissantes, en vain l’on conservera avec soin la beauté extérieure de l’instrument, en vain l’or et l’ivoire de la lyre resteront purs et brillans ; la voix du ciel ne l’habite plus, et ce corps sans ame n’est plus qu’un meuble inutile.
wilhelm.
Ceci peut s’appliquer à vous et à moi, mon cher maître. Vous avez trop joué sur les cordes d’or de la lyre, et pendant que vous vous enfermiez dans votre thème favori, les cordes d’airain se sont brisées. Pour moi, ce sera le contraire. Je brise volontairement les cordes célestes que vous avez touchées, afin de jouer avec une ivresse impétueuse sur les cordes passionnées que vous méprisez trop.
albertus.
Et tous deux nous sommes inhabiles, incomplets, aveugles. Il faudrait savoir jouer des deux mains et sur tous les modes…
wilhelm, sans l’écouter.
Maître Albertus, vous avez tant d’empire sur l’esprit d’Hélène ! Voulez-vous vous charger de lui renouveler mes instances, afin qu’elle m’accepte pour mari ?
albertus.
Mon enfant, je m’y emploierai de tout mon cœur et de tout mon pouvoir, car je suis persuadé qu’elle ne pourrait faire un meilleur choix.
wilhelm.
Soyez béni, et que le ciel couronne vos efforts ! Bonsoir, mon bon maître. Pardonnez-moi d’être si peu philosophe. Oubliez le disciple ingrat qui vous abandonne, mais souvenez-vous de l’ami dévoué qui vous reste à jamais fidèle.

Scène II.


ALBERTUS, seul.

Ô sublime philosophie ! c’est ainsi qu’on déserte tes autels ! Avec quelle facilité on te délaisse pour la première passion qui s’empare des sens ! Ton empire est donc bien nul et ton ascendant bien dérisoire ? — Hélas ! quelle est donc la faiblesse des liens dont tu nous enchaînes, puisqu’après des années d’immolation, après la moitié d’une vie consacrée à l’héroïque persévérance, nous ressentons encore avec tant d’amertume l’horreur de la solitude et les angoisses de l’ennui !…

Souverain esprit, source de toute lumière et de toute perfection, toi que j’ai voulu connaître, sentir et voir de plus près que ne font les autres hommes, toi qui sais que j’ai tout immolé, et moi-même plus que tout le reste, pour me rapprocher de toi, en me purifiant ! puisque toi seul connais la grandeur de mes sacrifices et l’immensité de ma souffrance, d’où vient que tu ne m’assistes pas plus efficacement dans mes heures de détresse ? D’où vient qu’en proie à une lente agonie, je me consume au dedans comme une lampe dont la clarté jette un plus vif éclat au moment où l’huile va manquer ? D’où vient qu’au lieu d’être ce sage, ce stoïque dont chacun admire et envie la sérénité, je suis le plus incertain, le plus dévoré, le plus misérable des hommes ?(s’approchant du balcon.)

Principe éternel, ame de l’univers, ô grand esprit, ô Dieu ! toi qui resplendis dans ce firmament sublime et qui vis dans l’infini de ces soleils et de ces mondes étincelans, tu sais que ce n’est point l’amour d’une vaine gloire, ni l’orgueil d’un savoir futile qui m’ont conduit dans cette voie de renoncement aux choses terrestres. Tu sais que, si j’ai voulu m’élever au-dessus des autres hommes par la vertu, ce n’est pas pour m’estimer plus qu’eux, mais pour me rapprocher davantage de toi, source de toute lumière et de toute perfection. J’ai préféré les délices de l’ame aux jouissances de la matière périssable, et tu sais, ô toi qui lis dans les cœurs, combien le mien était pur et sincère ! Pourquoi donc ces défaillances mortelles qui me saisissent ? pourquoi ces doutes cruels qui me déchirent ? Le chemin de la sagesse est-il donc si rude, que plus on y avance, plus on rencontre d’obstacles et de périls ? Pourquoi, lorsque j’ai déjà fourni la moitié de la carrière, et lorsque j’ai passé victorieux les années les plus orageuses de la jeunesse, suis-je, dans mon âge mûr, exposé à des épreuves de plus en plus terribles ? Regretterais-je donc, à présent qu’il est trop tard, ce que j’ai méprisé alors qu’il était temps encore de le posséder ? Le cœur de l’homme est-il ainsi fait, que l’orgueil seul le soutienne dans sa force ; et ne saurait-il accepter la douleur, si elle ne lui vient de sa propre volonté ? — On dit toujours aux philosophes qu’ils sont orgueilleux !… S’il était vrai ! si j’avais regardé comme une offrande agréable à la Divinité des privations qu’elle repousse ou qu’elle voit avec pitié comme les témoignages de notre faiblesse et de notre aveuglement ! si j’avais vécu sans fruit et sans mérite ! si j’avais souffert en vain ! — Mon Dieu ! des souffrances si obstinées, des luttes si poignantes, des nuits si désolées, des journées si longues et si lourdes à porter jusqu’au soir ! — Non, c’est impossible ; Dieu ne serait pas bon, Dieu ne serait pas juste, s’il ne me tenait pas compte d’un si grand labeur ! Si je me suis trompé, si j’ai fait un mauvais usage de ma force, la faute en est à l’imperfection de ma nature, à la faiblesse de mon intelligence, et la noblesse de mes intentions doit m’absoudre !… M’absoudre ? Quoi ! rien de plus ? Le même pardon que, dans sa longanimité dédaigneuse, le juge accorderait aux voluptueux et aux égoïstes !… M’absoudre ? Suis-je donc un dévot, suis-je un mystique, pour croire que la Divinité n’accueille dans son sein que les ignorans et les pauvres d’esprit ? Suis-je un moine, pour placer ma foi dans un maître aveugle, ami de la paresse et de l’abrutissement ? — Non ! la Divinité que je sers est celle de Pythagore et de Platon, aussi bien que celle de Jésus ! Il ne suffit pas d’être humble et charitable pour se la rendre propice : il faut encore être grand, il faut cultiver les hautes facultés de l’intelligence aussi bien que les doux instincts du cœur, pour entrer en commerce avec cette puissance infinie qui est la perfection même, qui conserve par la bonté, mais qui règne par la justice… C’est à ton exemple, ô perfection sans bornes ! que l’homme doit se faire juste, et il n’est point de justice sans la connaissance ! — Si tu n’as pas cette connaissance, ô mon ame misérable ! si tes travaux et tes efforts ne t’ont conduite qu’à l’erreur, si tu n’es pas dans la voie qui doit servir de route aux autres ames, tu es maudite, et tu n’as qu’à te réfugier dans la patience de Dieu qui pardonne aux criminels et relève les abjects… Abject ! criminel ! moi, dont la vertu épouvante les cœurs tendres, et désespère les esprits envieux… Orgueilleux ! orgueilleux ! Il me semble que du haut de ces étoiles, une voix éclatante me crie : Tu n’es qu’un orgueilleux !

Ô vous qui passez dans la joie, vous dont la vie est une fête, jeunes gens dont les voix fraîches s’appellent et se répondent du sein de ces bosquets où vous folâtrez autour des lumières, comme de légers papillons de nuit ! belles filles chastes et enjouées qui préludez par d’innocentes voluptés aux joies austères de l’hyménée ! artistes et poètes qui n’avez pour règle et pour but que la recherche et la possession de tout ce qui enivre l’imagination et délecte les sens ! hommes mûrs, pleins de projets et de désirs pour les jouissances positives ! vous tous qui ne formez que des souhaits faciles à réaliser, et ne concevez que des joies naïves ou vulgaires, vous voilà tous contens ! Et moi, seul au milieu de cette ivresse, je suis triste, parce que je n’ai pas mis mon espoir en vous, et que vous ne pouvez rien pour moi ! Vous composez à vous tous une famille, dont nul ne peut s’isoler et où chacun peut être utile ou agréable à un autre, il en est même qui sont aimés ou recherchés de tous. Il n’en est pas un seul qui n’ait dans le cœur quelque affection, quelque espérance, quelque sympathie ! Et moi, je me consume dans un éternel tête-à-tête avec moi-même, avec le spectre de l’homme que j’aurais pu être et que j’ai voulu tuer ! Comme un remords, comme l’ombre d’une victime, il s’acharne à me suivre, et sans cesse il me redemande la vie que je lui ai ôtée. Il raille amèrement l’autre moi, celui que j’ai consacré au culte de la sagesse, et quand il ne m’accable pas de son ironie, il me déchire de ses reproches ! Et quelquefois il rentre en moi, il se roule dans mon sein comme un serpent, il y souffle une flamme dévorante ; et quand il me quitte, il y laisse un venin mortel qui empoisonne toutes mes pensées et glace toutes mes aspirations ! enfans de la terre, ô fils des hommes ! à cette heure, aucun de vous ne pense à moi, ne s’intéresse à moi, n’espère en moi, ne souffre pour moi ! et pourtant je souffre, je souffre ce qu’aucun de vous n’a jamais souffert, et ne souffrira jamais !

(La lyre rend un son plaintif. — Albertus, après quelques instans de silence.)

Qu’ai-je donc entendu ? Il m’a semblé qu’une voix répondait par un soupir harmonieux au sanglot exhalé de ma poitrine. Si c’était la voix d’Hélène ! Ma fille adoptive serait-elle touchée des secrètes douleurs de son vieil ami ? La faible clarté de cette lampe… Non ! je suis seul ! — Oh, non ! Hélène dort. Peut-être qu’à cette heure elle rêve que, soutenue par le bras de Wilhelm, elle erre avec lui sur la mousse du parc, aux reflets d’azur de la lune, ou bien qu’elle danse là-bas dans le bosquet, belle à la clarté de cent flambeaux, entourée de cent jeunes étudians qui admirent la légèreté de ses pieds et la souplesse de ses mouvemens. Hélène est fière, elle est heureuse, elle est aimée… Peut-être aime-t-elle aussi !… Elle ne saurait penser à moi. Qui pourrait penser à moi ? Je suis oublié de tous, indifférent à tous. Qui sait ? haï, peut-être ! Haï ! ce serait affreux !

(La lyre rend un son douloureux.)

Pour le coup, je ne me trompe pas ; il y a ici une voix qui chante et qui pleure avec moi… Est-ce le vent du soir qui se joue dans les jasmins de la fenêtre ? est-ce une voix du ciel qui résonne dans les cordes de la lyre ? — Non, cette lyre est muette, et plusieurs générations ont passé sans réveiller le souffle éteint dans ses entrailles. Tel un cœur généreux s’engourdit et se dessèche au milieu des indifférens qui l’oublient ou le méconnaissent, lyre, image de mon ame ! entre les mains d’un grand artiste, tu aurais rendu des sons divins, et telle que te voici, abandonnée, détendue, placée sur un socle pour plaire aux yeux, comme un vain ornement, tu n’es plus qu’une machine élégante, une boîte bien travaillée, un cadavre, ouvrage savant du créateur, mais où le cœur ne bat plus, et dont tout ce qui vit s’éloigne avec épouvante… Eh bien, moi ! je te réveillerai de ton sommeil obstiné. Un instrument mort ne peut vibrer que sous la main d’un mort…

(Il approche du socle et prend la lyre.)

Que vais-je faire, et quelle folle préoccupation s’empare de moi ? Quand même cette lyre détendue pourrait rendre quelques sons, ma main inhabile ne saurait la soumettre aux règles de l’harmonie. Dors en paix, vieille relique, chef-d’œuvre d’un art que j’ignore ; je vois en toi quelque chose de plus précieux, le legs d’une amitié à laquelle je n’ai pas manqué, et le pacte d’une adoption dont je saurai remplir tous les devoirs.

(Il replace la lyre sur le socle.)

Essayons de terminer ce travail. (Il se remet devant sa table. — S’interrompant après quelques instans de rêverie.) Comme Wilhelm songe à ma pupille ! Quelle puissance que l’amour ! passion fatale ! celui qui te brave est courageux ; celui qui te nie est insensé !… Hélène acceptera-t-elle celui qu’elle a déjà refusé ?… Il me semble qu’elle préfère Hanz !… Hanz a une plus haute intelligence, mais Wilhelm a le cœur plus tendre, et les femmes ont peut-être plus de plaisir à être beaucoup aimées qu’à être bien dirigées et bien conseillées… Carl aussi est amoureux d’elle… c’est une tête légère… mais c’est un bien beau garçon… Je crois que les femmes sont elles-mêmes légères et vaines, et qu’un joli visage a plus de prix à leurs yeux qu’un grand esprit… Les femmes ! Est-ce que je connais les femmes, moi ?… Quel sera le choix d’Hélène ?… Que m’importe ? Je lui conseillerai ce qui me semblera le mieux pour son bonheur, et je la marierai, après tout, selon son goût… — Puisse cette belle et pure créature n’être pas flétrie par le souffle des passions brutales !… Ah ! décidément, je ne travaille pas… Ma lampe pâlit. Il faudra bien que ceci suffise pour la leçon de demain. Essayons de dormir, car dès le jour mes élèves viendront m’appeler. (Il se couche sur son grabat.) Hélène n’a guère d’intelligence non plus. C’est un esprit juste, une conscience droite ; mais ses perceptions sont bornées, et la moindre subtilité métaphysique l’embarrasse ou la fatigue… Wilhelm lui conviendrait mieux que Hanz… Je m’occupe trop de cela. Ce n’est pas le moment… Mon Dieu, réglez selon la raison et la justice les sentimens de mon cœur et les fonctions de mon être. Envoyez-moi le repos !…

(Il s’endort.)

Scène III.


MÉPHISTOPHÉLÈS, sortant de la lampe au moment où elle s’éteint ;
ALBERTUS, endormi.
méphistophélès.
Quel triste et plat emploi que celui de veiller sur un philosophe ! Vraiment me voici plus terne et plus obscurci que la flamme de cette lampe au travers de laquelle je m’amusais à faire passer sur son papier la silhouette d’Hélène et de ses amoureux. Ces logiciens sont des animaux méfians. On travaille comme une araignée autour de leur froide cervelle pour les enfermer dans le réseau de la dialectique ; mais il arrive qu’ils se regimbent et prennent le diable dans ses propres filets. Oui-dà ! ils se servent de l’ergotage pour résister au maître qui le leur a enseigné ! Celui-ci emploie la raison démonstrative pour arriver à la foi, et ce qui a perdu les autres le sauve de mes griffes. Pédant mystique, tu me donnes plus de peine que maître Faust, ton aïeul. Il faut qu’il y ait dans tes veines quelques gouttes du sang de la tendre Marguerite, car tu te mêles de vouloir comprendre avec le cœur ! Mais vraiment on ne sait plus ce que devient l’humanité ! Voici des philosophes qui veulent à la fois connaître et sentir. Si nous les laissions faire, l’homme nous échapperait bien vite. Holà, mes maîtres ! croyez et soyez absurdes, nous y consentons ; mais ne vous mêlez pas de croire et d’être sages. Cela ne sera pas, tant que le diable aura à bail cette chétive ferme qu’il vous plaît d’appeler votre monde.

Or, il faudra procéder autrement avec toi, cher philosophe, qu’avec feu le docteur Faust. Celui-là ne manquait ni d’instincts violens, ni de pompeux égoïsme ; et, au moment d’en être affranchi par la mort, l’insensé perdant patience, et regrettant de n’avoir pas mis la vie à profit, je sus le rajeunir et le lancer dans l’orage. Sa froide intelligence s’en allait tout droit à la vérité, si je n’eusse chauffé ses passions à temps et allumé en lui une flamme qui dévora madame la conscience en un tour de main. Mais, avec celui-ci, il est à craindre que les passions ne tournent au profit de la foi. Il a plus de conscience que l’autre ; l’orgueil a peu de prise sur lui, la vanité aucune. Il a si bien terrassé la luxure, qu’il est capable de comprendre la volupté angélique et de se sauver avec sa Marguerite, au lieu de la perdre avec lui. C’est donc à ton cœur que j’ai affaire, mon cher philosophe ; quand je l’aurai tué, ton cerveau fonctionnera à mon gré. Voyons, tourmentons un peu ce cœur qui se mêle d’être sympathique, et, au lieu de le rajeunir, enterrons-le sous les glaces d’une vieillesse prématurée. Il faudrait commencer par dégrader Hélène, ou l’abrutir en la mariant à un butor ; mais les niais trouveraient encore moyen de poétiser ses vertus domestiques. Le mieux, c’est de l’avilir en la prostituant à tous ces apprentis philosophes qui encombrent la maison du matin au soir. En la voyant souillée, ce beau penseur prendra en horreur la jeunesse, la beauté, l’ignorance. Tout ce qui tranchera du romanesque lui semblera criminel ; il deviendra franchement cuistre, c’est là que je l’attends… Allons un peu trouver la fille. J’ai là quelques bons reptiles immondes que je promènerai sur son front pendant qu’elle sommeille… Mais il est un obstacle entre elle et moi, et il faut le détruire. Je comptais m’en servir pour perdre le philosophe par l’enthousiasme. Si je procède par les contraires, je dois anéantir le talisman qui allumerait ici les flammes du cœur. Holà ! lutins et fées ! à moi, mes braves serviteurs crochus ! Prenez la lyre, et mettez-la en pièces avec vos griffes, réduisez-la en cendres avec votre haleine… Eh vite !…

chœur d’esprits infernaux.

Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre ! Un esprit rebelle aux arrêts de l’enfer habite son sein mystérieux. Un charme le retient enchaîné. Brisons sa prison, afin qu’il retourne à son maître, et qu’il ne puisse plus converser avec les hommes. Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre !

Esprit qui fus jadis notre frère et qui te flattes maintenant d’être réhabilité par l’expiation et replacé au rang des puissances célestes, tu vas sortir d’ici. Que ton maître te reprenne et te châtie ! Tu ne te purgeras pas de ta faute en travaillant au salut des hommes. Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre !

la voix de la lyre.

Arrière, cris de l’enfer ! Vous ne pouvez rien sur moi. Une main pure doit me délivrer. Maudit ! c’est en vain que tu excites contre moi tes légions à la voix rauque. Une seule note céleste couvre tous les rugissemens de l’enfer. Arrière et silence !

méphistophélès.

Que vois-je ? mes légions épouvantées prennent la fuite ! et cette puissance enchaînée est plus forte que moi dans ma liberté !

chœur d’esprits infernaux.

Dieu te permet d’exciter au mal, mais tu ne peux l’accomplir toi-même. Tu ne peux remuer une paille dans l’univers ; tu verses ton poison dans les cœurs, mais tu ne saurais faire périr un insecte. Ta semence est stérile, si l’homme ne la féconde par sa malice, et l’homme est libre de faire éclore un démon ou un ange dans son sein.

méphistophélès.
Voilà mon homme qui s’éveille. Allons voir si je ne trouverai pas quelque mortel qui haïsse la musique autant qu’un diable, et qui m’aide à briser cette lyre.
(Il s’envole.)
albertus, s’éveillant.
J’ai entendu une musique céleste, et les merveilles de l’harmonie auxquelles je n’ai jamais été sensible viennent de m’être révélées dans un songe… Mais qui pourrait, dans la réalité, reproduire pour moi une telle harmonie ? Mon cerveau même n’en peut conserver la moindre trace… Il me semblait pourtant qu’à mon réveil je pourrais chanter ce que j’ai entendu… Mais déjà tout est effacé, et je n’entends que le cri perçant des coqs qui s’éveillent. Le jour est levé. Remettons-nous au travail, car les élèves vont arriver, et je ne suis pas prêt pour la leçon.
(On frappe.)
Déjà ! Tout professeur devrait avoir chez lui une fille à marier. L’ardeur que cela donne aux élèves pour fréquenter sa maison est vraiment merveilleuse ! Je ne sais pas si la philosophie y gagne beaucoup, et si le philosophe doit en être bien fier !
(Il va ouvrir.)

Scène IV.


HANZ, CARL, WILHELM, ALBERTUS.
albertus.

Soyez les bien-venus, mes chers enfans ! J’admire votre exactitude. Autrefois j’étais souvent obligé d’aller vous éveiller, et maintenant à peine me laissez-vous le temps de dormir.

hanz.

Mon cher maître, si nous sommes venus d’aussi bonne heure sans craindre de vous réveiller, c’est qu’en passant sous vos fenêtres nous avons entendu de la musique.

albertus.

Vous raillez, mon cher Hanz. Personne dans ma maison ne connaît la musique, et vous savez que je suis un barbare sous ce rapport.

wilhelm.

C’est précisément pourquoi nous avons été fort surpris d’entendre une harmonie vraiment admirable sortir de votre appartement. Nous avons cru que vous aviez enfin consenti à faire apprendre la musique à Hélène, et qu’il y avait ici quelque habile professeur de harpe ou de piano, quoiqu’à vrai dire nous n’ayons pu nous rendre compte de la nature de l’instrument qui rendait les sons enchanteurs dont nos oreilles ont été frappées.

albertus.

Parlez-vous sérieusement ? Il n’y a chez moi aucun autre instrument de musique que cette vieille lyre d’Adelsfreit, et vous savez qu’elle est en trop mauvais état pour produire un son quelconque. Cependant je vous dirai que tout à l’heure, tandis que je dormais encore, j’ai cru aussi entendre une admirable mélodie. J’ai attribué cette audition à un songe ; mais je commence à croire que quelque musicien est venu s’établir ici près.

carl.

Peut-être Hélène cultive-t-elle la musique à votre insu. Je gagerais qu’elle cache quelque guitare sous son chevet, et qu’elle en joue pendant votre sommeil. Aussi, quelle fantaisie avez-vous, mon bon maître, de la contrarier ainsi dans ses goûts ? C’était bien assez que, du vivant de son père, cette privation lui eût été imposée. Les médecins ne savent ce qu’ils disent. Comment pouvez-vous leur accorder quelque confiance ?

albertus.

Les médecins ont eu raison en ceci, mon cher Carl. Toute excitation nerveuse était absolument contraire à l’état d’exaltation névralgique de cette jeune fille, et toutes mes notions sur l’hygiène psychique aboutissaient au même résultat que leurs observations sur l’hygiène physiologique. L’ame et le corps ont également besoin de calme pour recouvrer l’équilibre qui fait la santé et la vie de l’un et de l’autre. Vous voyez que mes soins ont été couronnés d’un prompt succès. Tandis qu’un régime doux et sain rétablissait la santé de cette enfant, une instruction sage et paternelle ramenait son esprit à une juste appréciation des choses. J’ai été le médecin de son ame, et j’ai eu le bonheur d’éclairer et de fortifier cette belle organisation. Celui de vous qui obtiendra la main d’Hélène doit donc voir en moi un père, et peut-être quelque chose de plus.

wilhelm.

Oui, sans doute, un ange tutélaire, un ami investi d’une mission divine. Qu’il est beau de faire de semblables miracles, mon cher maître !

carl.

Vraiment, maître Albertus, croyez-vous qu’Hélène ait beaucoup de dispositions pour la métaphysique ? Il me semble qu’elle s’éclaire par la confiance beaucoup plus que par la conviction. Elle croit en vous avec une sorte d’aveuglement qui n’est que de la piété filiale ; mais si elle comprend la philosophie, et si vos leçons l’amusent, je veux bien l’aller dire à Rome.

albertus.

Vous parlez comme un enfant.

hanz.

Excusez son langage un peu trivial. Moi, je vous dirai en d’autres termes quelque chose d’approchant. Ce n’est pas que je ne vous admire et ne vous bénisse d’avoir su, par un traitement tout moral, rendre la raison à notre chère sœur adoptive ; mais permettez-moi d’engager avec vous, à propos d’elle, une discussion purement spéculative. L’heure de votre cours n’est pas encore sonnée ; nous pouvons bien causer avec vous quelques instans, car votre conversation est toujours pour nous un enseignement et un bienfait.

albertus.

Mes enfans, mon temps vous appartient. Je m’instruis souvent à vous écouter plus qu’à vous répondre, car vous savez beaucoup de choses que j’ignore, ou que j’ai oubliées.

hanz.

Eh bien ! maître, je dirais presque que, lorsqu’on est fou d’une certaine manière, c’est un malheur d’en guérir. L’exaltation d’un cerveau poétique est peut-être bien préférable au calme d’un jugement froid. Ne pensez-vous pas qu’Hélène était heureuse lorsque ses yeux, animés par la fièvre, semblaient contempler les merveilles du monde invisible ? Oh ! oui ! alors elle était plus belle encore avec son regard inspiré et l’étrange sourire qui errait sur sa bouche entr’ouverte, qu’aujourd’hui avec son regard voilé et sa pudique mélancolie ! Elle est aussi devenue plus triste, ou du moins plus sérieuse, à mesure qu’elle a senti son cœur battre plus lentement. La matière peut faire un effort pour reprendre à la vie matérielle, mais l’esprit n’aime point à descendre du trône qu’il s’est bâti dans les nuées, pour venir s’éteindre ici-bas dans des luttes obscures et pénibles. Maître, qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’Hélène, en retrouvant la santé physique, ne sente pas son ame se refroidir et tomber dans une langueur douloureuse ? croyez-vous qu’elle ne regrette pas ses extases, ses rêves, et ses danses avec Titania au lever de la lune, et ses concerts avec le roi des gnomes au coucher des étoiles ? Quel est celui de nous qui ne donnerait au moins la moitié de sa grosse santé bourgeoise pour avoir à la place les visions dorées de la poésie ?

albertus.

Hanz, vous ne parlez pas selon mes sympathies. Êtes-vous un poète ou un adepte de la sagesse ? Si vous êtes poète, faites des vers et quittez mon école. Si vous êtes mon disciple, n’égarez pas l’esprit de vos frères par des paradoxes romantiques. Toutes ces inspirations de la fièvre, toutes ces métaphores délirantes constituent un état de maladie purement physique durant lequel le cerveau de l’homme ne peut produire rien de vrai, rien d’utile, par conséquent rien de beau. Je comprends et je respecte la poésie, mais je ne l’admets que comme une forme claire et brillante, destinée à vulgariser les austères vérités de la science, de la morale, de la foi, de la philosophie en un mot. Tout artiste qui ne se propose pas un but noble, un but social, manque son œuvre. Que m’importe qu’il passe sa vie à contempler l’aile d’un papillon ou le pétale d’une rose ? J’aime mieux la plus petite découverte utile aux hommes, ou même la plus naïve aspiration vers le bonheur de l’humanité. Les exaltés sont, selon vous, des sibylles inspirées, prêtes à nous révéler de célestes mystères. Il est possible que, sous l’empire d’une exaltation étrange, ils aient un sens très étendu pour sentir la beauté extérieure des choses ; mais s’ils ne trouvent une langue intelligible pour nous associer à leur enthousiasme, cette contention de l’esprit dans une pensée d’isolement ne peut être qu’un état dangereux pour eux, inutile pour les autres.

hanz.

Eh bien ! maître, il est temps que je vous le dise franchement, je suis poète ! Et pourtant je ne fais pas de vers, et pourtant, à moins que vous ne me chassiez, je ne vous quitterai point ; car je suis philosophe aussi, et l’étude de la sagesse ne fait qu’exalter mon penchant à la poésie. Pourquoi suis-je ainsi ? et pourquoi êtes-vous autrement ? et pourquoi Hélène est-elle autrement encore ? Je puis concilier les idées d’ordre et de logique avec l’enthousiasme des arts et l’amour de la rêverie. Vous, au contraire, vous proscrivez la rêverie et les arts, car l’une ne peut être convertie en une laborieuse méditation, et les autres s’inspirent souvent avec succès des désordres de la pensée et des excès de la passion. Hélène, dans sa folie, appartient encore à un autre ordre de puissance. Elle est absorbée dans une poésie si élevée, si mystérieuse, qu’elle semble être en commerce avec Dieu même, et n’avoir aucun besoin de sanction dans les arrêts de la raison humaine.

albertus.

Et que voulez-vous conclure, mon enfant ?

hanz.

Maître, souffrez que le disciple récite d’abord sa leçon devant vous. Dieu nous a jetés dans cette vie comme dans un creuset où, après une existence précédente dont nous n’avons pas souvenir, nous sommes condamnés à être repétris, remaniés, retrempés par la souffrance, par la lutte, le travail, le doute, les passions, la maladie, la mort. — Nous subissons tous ces maux pour notre avantage, pour notre épuration, si je puis parler ainsi, pour notre perfectionnement. De siècle en siècle, de race en race, nous accomplissons un progrès lent, mais certain, et dont, malgré la négation des sceptiques, les preuves sont éclatantes. Si toutes les imperfections de notre être et toutes les infortunes de notre condition tendent à nous épouvanter et à nous décourager, toutes les facultés supérieures qui nous sont accordées pour comprendre Dieu et désirer la perfection, tendent à nous sauver du désespoir, de la misère et même de la mort ; car un instinct divin, de plus en plus lucide et puissant, nous fait connaître que rien ne meurt dans l’univers, et que nous disparaissons du milieu où nous avons séjourné pour reparaître dans un milieu plus favorable à notre développement éternel.

albertus.

Telle est ma foi.

hanz.

Et la mienne aussi, maître, grâce à vous ; car le souffle pernicieux du siècle, les railleries d’une fausse philosophie, l’entraînement des passions, m’avaient ébranlé, et je sentais l’instinct divin s’affaiblir et s’agiter en moi comme une flamme que le vent tourmente. Par des argumens pleins de force, par une logique pleine de clarté, par une véritable notion de l’histoire universelle des êtres, par un profond sentiment de la vérité dans l’histoire des hommes, par une conviction ardente, fondée sur les travaux de toute votre vie respectable, vous avez ramené mon esprit à la vérité. Par une vertu sans tache, une bonté sans bornes, une touchante sympathie pour tous les êtres qui nous ressemblent, soit dans le passé, soit dans le présent, par une généreuse patience envers ceux qui vous nient ou vous persécutent, vous vous êtes emparé de mon cœur et vous avez mis d’accord en moi les besoins de la raison et ceux du sentiment. Que voulez-vous de plus de moi, maître ? Si vous avez un disciple plus dévoué, plus respectueux, plus affectionné, préférez-le à moi ; car celui-là qui vous comprend le mieux est celui qui vous ressemble le plus, et celui-là est le meilleur d’entre nous. C’est peut-être Wilhelm, c’est peut-être Carl. Bénissez-les, mais ne me maudissez pas, car je vous aime de toute la puissance de mon être.

albertus.

Mon enfant, mon enfant, ne doute pas de ma tendresse pour toi. Doute plutôt de ma raison et de ma science. Maintenant parle… Tu as tes idées…

hanz.

Les voici. L’humanité est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un souffle providentiel, et, malgré la différence des tons, elles produisent la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont brisées, beaucoup sont faussées ; mais la loi de l’harmonie est telle que l’hymne éternel de la civilisation s’élève incessamment de toutes parts, et que tout tend à rétablir l’accord souvent détruit par l’orage qui passe…

albertus.

Ne saurais-tu parler autrement que par métaphore ? Je ne puis m’accoutumer à ce langage.

hanz.

J’essaierai de prendre le vôtre. Nous concourons tous à l’œuvre du progrès, chacun selon ses moyens. Chacun de nous obéit donc à une organisation particulière. Mais nous avons une telle action les uns sur les autres, que l’on ne peut supposer un individu en dehors de toute relation d’idées avec ses semblables, sans supposer un individu existant dans le vide. Nous sommes donc tous fils de tous les hommes qui nous ont précédés et tous frères de tous les hommes qui vivent avec nous. Nous sommes tous une même chair et un même esprit. Pourtant Dieu, qui a fait la loi universelle de la variété dans l’uniformité, a voulu que de même qu’il n’y eût pas deux feuilles semblables, il n’y eût pas deux hommes semblables ; et il a divisé la race humaine en diverses familles que nous appelons des types, et dont les individus diffèrent par des nuances infinies. L’une de ces familles s’appelle les savans, une autre les guerriers, une autre les mystiques, une autre les philosophes, une autre les industriels, une autre les administrateurs, etc. Toutes sont nécessaires et doivent également concourir au progrès de l’homme en bien-être, en sagesse, en vertu, en harmonie. Mais il en est encore une qui résume la grandeur et le mérite de toutes les autres, car elle s’en inspire, elle s’en nourrit, elle se les assimile, elle les transforme, pour les agrandir, les embellir, les diviniser en quelque sorte ; en un mot, elle les promulgue et les répand sur le monde entier, parce qu’elle parle la langue universelle… Cette famille est celle des artistes et des poètes. On vit de ses œuvres et de ses actes, on les aspire par tous les sens, et l’esprit le plus froid, l’ame la plus austère, ont besoin des créations et des prestiges de l’art pour sentir que la vie est autre chose qu’une équation d’algèbre. Pourtant on traite les artistes comme les accessoires frivoles d’une civilisation raffinée. La raison les a condamnés, et, s’ils ont encore la permission de respirer, c’est parce qu’ils sont nécessaires aux sages pour les aider à supporter l’ennui et la fatigue de leur sagesse.

albertus.

Hanz, vous parlez avec amertune. Je ne vois pas que les sages d’aucune nation traitent les artistes et les poètes en parias ; je ne vois pas que la misère ou l’obscurité soient leur partage dans la société. Une danseuse mène, dans ce siècle-ci, la vie de Cléopâtre, et le philosophe vit d’un pain amer et grossier, entre la misère et l’apostasie.

hanz.

Oh ! oui, maître, je conviens de cela. Mais je pourrais vous répondre qu’au nom de la philosophie tel ambitieux occupe les premières charges de l’état, tandis que, martyr de son génie, tel artiste vit dans la misère, entre le désespoir et la vulgarité. Ce n’est pas sous ce point de vue que j’envisage le malheur du poète. Le poète ambitieux peut tout dans la société, aussi bien que le philosophe ambitieux ; car l’un et l’autre peuvent abjurer ou trahir la vérité. Dans l’ordre de considérations où je m’élève ici, je ne parle pas des infortunes sociales, ni des souffrances matérielles. Je regarde plus haut, et, ne m’occupant guère des individus, je considère l’ensemble du progrès que la poésie et les arts doivent accomplir. Ce progrès serait le plus certain, le plus rapide, le plus magnifique, sans l’obstination des hommes à réprimer toute entreprise hardie, à refroidir toute inspiration ardente chez les poètes. Je dis les poètes, cette dénomination comprend tous les vrais artistes. La génération présente tout entière s’acharne à les faire marcher à petits pas, parce que, vaine de son petit bon sens et infatuée de sa petite philosophie, elle veut qu’on ait égard à sa médiocrité, en ne lui montrant que des œuvres médiocres. Des gens qui ne comprennent que les petites actions et les petits sentimens ont créé le mot de vraisemblance pour tout ce qui répond à leur étroitesse d’intelligence et de cœur. Ils ont rangé dans l’impossible et dans l’absurde tout ce qui les dépasse. De là vient que tous les grands artistes travaillent en martyrs du présent pour l’amour de la postérité ; et, s’ils n’ont une grande vertu, s’ils ne sont d’augustes fanatiques, ils se résignent à divertir leurs contemporains comme des saltimbanques et à déshériter l’avenir des fruits de leur génie.

albertus.

Eh bien ! mon enfant, tu fais, sans le savoir, le procès à ces artistes avares de leur gloire, qui divorcent avec le présent pour avoir dans l’avenir une place plus distinguée. Je conçois ce genre d’ambition ; c’est le plus raffiné. Mais, crois-moi, si ces génies étaient bien pénétrés de l’importance de leur mission sur la terre, s’ils étaient dévorés du désir d’accomplir le progrès, ils transigeraient avec leur orgueil, et feraient, pour l’amour de l’humanité, ce qu’avec raison ils refusent de faire pour de vaines richesses et de vaines distinctions sociales. Ils ne rougiraient pas de rétrécir ou d’abaisser leur forme, afin de parler à cette génération vulgaire un langage intelligible pour elle, et de lui inoculer les grandes vérités de l’avenir avec un levain qui puisse s’assimiler à sa grossière substance.

wilhelm.

Maître, vous oubliez que l’art est une forme, et rien autre chose. Si on l’abaisse, si on la rétrécit au gré des gens qui n’aiment pas le beau et le grand, il n’y a plus d’art, parce qu’il n’y a plus de beauté, ni de grandeur dans la forme.

albertus.

Et toi aussi, Wilhelm ! Vraiment, je ne me serais pas douté que j’étais environné de jeunes artistes, et je vois dans ce fait la plus parfaite critique de ma pauvre philosophie.

hanz.

Maître, rien n’est plus beau que la philosophie ; mais il y a quelque chose d’aussi beau, c’est la poésie. La poésie est à la fois mère et fille de la sagesse.

albertus.

Fille, oui ! Elle devrait se le tenir pour dit, et ne jamais faire un pas sans sa mère. Mais qu’elle soit mère à son tour, je le nie.

hanz.

Maître, le premier homme qui conçut la pensée de Dieu ne fut ni un géomètre, ni un théologien, ni un philosophe ; ce fut un poète.

albertus.

C’est possible. Le premier homme qui conçut la pensée de Dieu était encore grossier. Son esprit ne pouvait s’élever jusqu’à la grande cause par l’abstraction. Ses sens lui révélèrent une force extérieure supérieure à la sienne. Ensuite son intelligence ratifia le jugement des sens, et ne l’invoqua plus. La poésie redevint pour toujours fille de la sagesse.

hanz.

Maître, ce ne fut pas le jugement des sens qui révéla l’existence de Dieu à l’homme, ce fut l’instinct du cœur. Le ravissement des sens, à l’aspect de la créature, ne fut qu’accessoire à cet élan de l’ame humaine, qui, jetée sur la terre, se sentit forcée aussitôt à rêver, à désirer, à aimer l’idéal. L’esprit était encore trop peu exercé aux subtilités de la métaphysique pour se mettre en peine de prouver Dieu ; mais l’ame était assez complète et assez puissante pour vouloir Dieu. Elle le devina et le sentit long-temps avant de songer à le définir. Cette révélation, cette intuition première, c’est la poésie, mère de toute religion, de toute harmonie, de toute sagesse. Je définis donc, pour me résumer, la métaphysique, l’idée de Dieu, et la poésie, le sentiment de Dieu.

albertus.

Ton explication ne me déplaît pas, et je consens de toute mon ame, cher poète, à ce que vous soyez mon père. Mais j’exige que vous le prouviez. Voyons, instruisez-moi ; faites éclore en moi quelque idée nouvelle. Prenez votre flûte, et jouez-moi une valse. Si, pendant ce temps, il me vient une solution aux grands problèmes qui m’occupent, je serai de bonne foi, et, vous remerciant de votre prédication, je me dirai à jamais, comme au bas d’une lettre de nouvel an, votre fils soumis et reconnaissant.

hanz.

Je ne pourrais ouvrir le ciel avec cette mauvaise flûte que vous venez de découvrir dans la poche de mon gilet. Mais si je n’ai qu’un chétif talent, si je ne possède qu’un pauvre grain de poésie, la faute en est à vous, maître, car c’est vous qui proscrivez les arts de nos études, et nous sommes obligés de jouer du violon ou de la clarinette à la dérobée dans les cabarets, bien loin de votre demeure. Sans les arrêts sévères que vous avez portés contre la musique, je serais peut-être un grand artiste, un poète, un magicien comme Adelsfreit, et dans ce moment-ci je pourrais faire un miracle et vous convertir. La chose serait importante, croyez-moi, car le grand malheur de la poésie n’est nullement d’être méconnue par les jurés et les inspecteurs des beaux-arts, c’est d’être ignorée des hommes comme vous, maître ; car, de même qu’un grand poète tient l’avenir de la philosophie dans ses mains, un grand philosophe tient dans les siennes l’avenir de la poésie. Un ministre peut faire cent bévues par jour, et une coterie cent intrigues par heure, et l’avenir de la poésie ne sera pas entravé au-delà de l’existence de ce ministre ou de cette coterie. Mais si Albertus se trompe, l’avenir de la poésie peut être entravé pour des siècles. Les sots ont pour refuge l’impunité ; les grands esprits n’ont pas le droit d’errer sur un seul point de la destinée humaine.

albertus.

Mais enfin, que me reproches-tu ? N’ai-je pas toujours enseigné que les arts étaient de nobles et puissans moyens pour hâter l’éducation du genre humain ? Si j’ai condamné les artistes modernes comme exerçant sur vous, par leur frivolité moqueuse ou leur amer scepticisme, une action funeste, n’ai-je pas toujours salué dans l’avenir les grands poètes qui s’attacheront à être les auxiliaires et les propagandistes de la sagesse ?

wilhelm.

Vous croyez donc, maître, qu’il n’existe pas dès aujourd’hui de ces poètes-là ?

albertus.

Je ne veux rien dire des personnes ; je dis seulement qu’aujourd’hui la poésie n’a pas encore trouvé le mot de sa destinée providentielle sur la terre. Il est quelques productions de l’art que j’admire, parce que je les comprends, parce que tout le monde peut les comprendre et qu’elles ont un but louable… Vous souriez, et je sais d’avance ce que vous allez dire. Ces œuvres que vous m’avez vu approuver vous semblent vulgaires, et ceux qui les ont créées ne méritent, selon vous, ni le titre de poètes ni celui d’artistes. D’où vient donc cela ? le beau est-il relatif ? est-il le résultat d’une convention, et ce qui est beau pour l’un ne l’est-il plus pour l’autre ?

hanz.

Le beau est infini ; c’est l’échelle de Jacob qui se perd dans les nuées célestes ; chaque degré qu’on monte vous révèle une splendeur plus éclatante au sommet. Ceux qui se tiennent tout en bas n’ont qu’une idée confuse de ce que d’autres, placés plus haut, voient clairement ; mais ce que ceux-là voient, les autres ne le comprennent pas et refusent de le croire. C’est qu’il est diverses manières de gravir cet escalier sacré : les uns s’y cramponnent lentement et péniblement avec les pieds et les mains, d’autres ont des ailes et le franchissent légèrement.

albertus.

Toujours tes métaphores ! Tu veux dire que vous autres artistes vous êtes des colombes, et nous, logiciens, des bêtes de somme. Eh bien ! si le genre humain se compose d’êtres vulgaires, et que les poètes, par une intuition divine, pénètrent dans le conseil de Dieu, qu’ils nous le révèlent, mais qu’ils se fassent comprendre avant tout.

hanz.

Ils vous le disent par toutes les voix de l’art et de la poésie ; mais mieux ils le disent et moins vous les comprenez, car vous fermez vos oreilles avec obstination. Ils ont gravi jusqu’au ciel, ils ont entendu et retenu les concerts des anges, ils vous les traduisent le mieux qu’ils peuvent ; mais leur expression retient toujours quelque chose d’élevé qui vous semble mystérieux, parce que votre organisation se refuse à sortir des bornes de la raison démonstrative. Eh bien ! modifiez cette organisation imparfaite par une attention sérieuse aux œuvres d’art, par l’étude des arts et surtout par une grande et entière adhésion au développement et au triomphe des arts et de la poésie. La philosophie y gagnera ; car, je le répète, elle est autant la fille que la mère de la poésie, et si vous n’aviez pas vu les chefs-d’œuvre de la statuaire antique, vous n’auriez jamais bien compris Platon.

albertus.

C’est que ce sont en effet des chefs-d’œuvre. Nul ne les conteste ; le beau est donc appréciable pour tous.

hanz.

Vous les avez vus sans les bien comprendre ; mais, comme leur perfection était consacrée par l’admiration des siècles passés, vous ne vous êtes pas mis en garde contre l’instinct naturel qui vous révélait, à vous aussi, cette perfection. Cependant il existe, dans les siècles les moins féconds en génies, des hommes capables de succéder à Phidias ; on les méconnaît et on les étouffe. C’est parce qu’on s’est contenté de jeter un coup d’œil sur les œuvres de Phidias, sans croire qu’il fût nécessaire de les étudier. Eh bien ! maître, les dispensateurs de récompenses et de distinctions créés par les princes sont, par nature et par éducation, ennemis du beau. Le devoir du logicien serait de chercher partout le beau, de le découvrir, de le proclamer et de le couronner. En passant à côté de lui avec indifférence, vous faites aux hommes un aussi grand mal que si vous laissiez périr un monument de la science. Tous les hommes ont soif du beau ; il faut que leur ame boive à cette source de vie ou qu’elle périsse. Les organisations humaines diffèrent : les unes aspirent à l’idéal par l’esprit, d’autres par le cœur, d’autres par les sens. Si vous voulez que les organisations humaines se perfectionnent, et qu’arrivant à un équilibre magnifique, elles conçoivent également l’idéal par l’esprit, par le cœur et par les sens, n’éteignez aucune de ces facultés ; car n’espérez pas amener d’abord tous les hommes à la vérité par les mêmes moyens. À ceux chez qui la beauté idéale ne peut se manifester que par les sens, donnez, pour préservatif contre la débauche, la nudité sacrée de la Vénus de Milo. Voyez votre erreur à vous autres moralistes, qui vous détournez avec crainte de cette beauté matérielle comme d’un objet impudique et propre à troubler les sens. Si vous compreniez l’art, vous sauriez que le beau est chaste, car il est divin. L’imagination s’éloigne de la terre et remonte aux cieux en contemplant le produit d’une inspiration céleste ; car ce produit, c’est l’idéal.

albertus.

Mon fils, tes idées sur ce point me paraissent dignes d’être méditées. En effet, ceux qui s’adonnent à la recherche de l’idéal doivent, par tous les moyens, travailler au perfectionnement de leur organisation. Peut-être la grossièreté de la mienne, sous le rapport des arts, m’a-t-elle induit jusqu’ici en erreur sur beaucoup de choses. Mais l’heure de l’étude est sonnée, sans doute tous les élèves sont déjà dans la salle ; ne les faisons pas attendre. Je reprendrai cet entretien avec plaisir. Rien ne m’est plus doux que d’être redressé par ceux à qui je voudrais pouvoir tout apprendre.

hanz, l’embrassant et le prenant par le bras pour sortir.

Excellent maître, ame vraiment grande !

(Wilhelm et Carl les suivent.)
wilhelm.

Que de bonté et de simplicité !

carl.

Il est parfois bien original, mais on ne peut se défendre de l’aimer de tout son cœur.


Scène V.


HÉLÈNE.

Ils sont partis. Je vais ranger les livres et les papiers de mon bon maître. Oh Dieu ! que vous m’avez donné un noble ami ! — Pourquoi ne puis-je en être digne ! Je voudrais, pour reconnaître ses soins, le contenter dans tous ses goûts et satisfaire le modeste amour-propre qu’il met à m’instruire. Son plus cher désir serait de me voir savante ; mais, hélas ! j’ai l’esprit si borné et la mémoire si faible, que je ne puis faire de progrès. Ah ! cette longue maladie a épuisé ma pauvre tête. Quelle langueur pénible s’empare de moi quand j’ouvre ces gros livres ! Rien que leur odeur de parchemin moisi me fait défaillir, et tous ces caractères alignés et pressés avec une désespérante symétrie me donnent des vertiges. Ce brave maître ! sa douceur et sa patience ajoutent à ma honte et à mes remords. Je vois bien qu’il est affligé du peu d’honneur que je lui fais ; mais jamais il ne témoigne le moindre mécontentement. Hier encore, j’ai pris l’objectivité pour la subjectivité, et cette nuit je me suis endormie sur la définition de l’absolu. J’ai rêvé que j’étais dans une belle prairie, et que je regardais couler un ruisseau d’eau vive. Il me semblait qu’il y avait des paroles écrites au fond de son lit transparent, et j’y lisais toutes sortes de belles choses comme dans un livre. Je me promettais de les réciter à maître Albertus, et je pensais qu’il serait bien content de moi. Mais quand je me suis éveillée, je ne me souvenais plus de rien, si ce n’est d’avoir vu le ciel bien pur et bien bleu dans une eau bien claire et bien courante… Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous donné une intelligence si vulgaire ? Maître Albertus dit tous les jours : « Ce sera mieux demain ; » mais le lendemain ne vaut pas mieux que la veille… Voyons : je veux étudier ma leçon en conscience. (Elle s’assied à la table de maître Albertus, et ouvre un livre.) Essayons de retenir par cœur, car je ne comprends pas du tout. — Quand il m’explique les choses lui-même, je les conçois ; mais ses vieux bouquins me tuent. — Quels mots barbares !… — Ah ! le rossignol !… (elle court à la fenêtre.) Non, c’est une linotte ; quel frais gosier !… Oh ! la jolie modulation ! Pauvre petite, on ne t’a rien appris à toi, tu en sais pourtant plus long que moi… (Elle laisse tomber son livre.) Comme le soleil est déjà chaud… Il entre ici comme un fleuve de poudre d’or… J’ai envie d’aller cueillir un beau bouquet pour orner le cabinet de maître Albertus. Il me dira : « Comment ! vous avez pensé à moi, chère enfant ? » Quoique, après tout, il n’aime pas beaucoup les fleurs, il y jette un coup d’œil, en disant : « C’est bien beau ; » mais il me trouve niaise de regarder si sérieusement un brin de muguet. — Oh ! je ne veux pas lui mettre de fleurs sous les yeux, car hier il a parlé de me donner un professeur de botanique… Ah ciel ! s’il me fallait apprendre tous vos noms en grec et en latin, je ne vous aimerais bientôt plus, mes pauvres petites !… Oh ! le soleil ! Que c’est bon ! Et la brise du matin !… Ah ! bonjour, hirondelle ! ne vous gênez pas, continuez votre nid à la fenêtre. Oh ! mon Dieu, si cela vous intimide, je ne vous regarderai pas travailler… Comme vos petits pieds sont jolis ! — Il faut pourtant que je ferme la fenêtre et le rideau, car maître Albertus n’aime pas beaucoup l’éclat du jour. Il a tant usé ses yeux à travailler la nuit !… C’est pourtant dommage de ne plus voir le soleil donner sur les rayons de la bibliothèque. Je vais m’amuser à regarder la lyre, mais je n’y toucherai pas. C’était la manie de mon père de se fâcher quand j’en approchais. Pauvre père !… Cela me rappelle bien des choses confusément… mais des choses tristes !… Je ne veux pas me souvenir. (Elle essuie une larme.)

(Méphistophélès entre sous la figure d’un vieux juif.)

Scène VI.


MÉPHISTOPHÉLÈS, HÉLÈNE.
méphistophélès, à part.

Eh vite ! tâchons de la distraire ; car, si elle touche à la lyre, elle est perdue pour nous. (Haut.) Pardon, ma belle demoiselle, si j’entre ici sans votre permission ; je croyais trouver maître Albertus.

hélène, à part.

Quel vilain petit vieux !… (Haut.) Monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ? Maître Albertus donne sa leçon.

méphistophélès.

Vous ne me remettez pas, ma chère demoiselle ? J’ai eu l’honneur de vous voir souvent quand vous étiez toute petite ; j’étais très lié avec votre respectable père. Ne lui avez-vous pas entendu parler quelquefois de Jonathas Taer ?

hélène.

Certainement, monsieur. Il avait fait beaucoup d’affaires avec vous. Vous êtes brocanteur, je crois ?

méphistophélès.

Précisément. Je vois que vous avez autant de mémoire que de grace et de beauté.

hélène.

Monsieur, je n’aime pas beaucoup les complimens, et je vous assure que je n’en mérite aucun sur ma mémoire.

méphistophélès.

Je gage que vous vous rappelez pourtant le dernier piano que j’ai procuré à monsieur votre père ?

hélène.

Hélas, oui ! monsieur. J’avais commencé à en jouer, lorsque, au bout de trois leçons, je tombai malade, et mon père le fit emporter de ma chambre et me retira mon maître de musique.

méphistophélès.

Il fit bien. La musique vous aurait tuée, délicate comme vous êtes. Mais veuillez écouter le motif de ma visite aujourd’hui. J’ai une affaire à vous proposer.

hélène.

À moi, monsieur ? Veuillez revenir quand maître Albertus aura fini sa leçon ; il est mon tuteur.

méphistophélès.

J’aime mieux en causer avec vous, car cela ne regarde que vous. Je veux vous acheter votre héritage.

hélène.

Vous plaisantez, monsieur ? Je n’ai pas d’héritage ; mon pauvre père est mort ruiné. Toutes ses dettes ont été payées, et moi, il ne m’est rien resté du tout.

méphistophélès.

C’est bien malheureux !

hélène.

Oh ! je vous assure que cela m’est fort égal.

méphistophélès.

Mais moi, je n’en puis dire autant ; j’ai été extrêmement frustré dans cette banqueroute.

hélène.

Il n’y a pas eu de banqueroute, monsieur ; mon père a laissé de quoi payer tout ce qu’il devait.

méphistophélès.

En ce cas, votre tuteur voudra bien me solder une petite créance de 5,000 zwanzigs, dont j’apporte la reconnaissance. Cette dette n’a pas été acquittée.

hélène.

Juste ciel ! Et comment faire ? Il ne me reste rien ! Donnez-moi du temps, monsieur, je travaillerai.

méphistophélès.

Vous travaillerez ! Et que savez-vous faire, ma belle enfant ?

hélène.

Hélas ! rien ; mais j’apprendrai, j’aurai du courage. Oh ! maintenant je sens le prix de l’éducation !

méphistophélès, ricanant.

Vous apprendrez la philosophie… hein ? Savez-vous ce qu’on gagne avec la philosophie ? des rhumatismes et des ophthalmies.

hélène.

Monsieur, vous êtes bien cruel !

méphistophélès.

Pas tant que vous croyez, mon enfant ; car je viens, comme je vous le disais, vous proposer une affaire. Vous avez un héritage, quoi que vous en disiez, outre vos beaux yeux et votre joli corsage, qui peuvent devenir un assez joli fonds de commerce…

hélène.

Monsieur, je vous prie de m’épargner vos plaisanteries. Je ne suis pas gaie.

méphistophélès.

De quoi vous fâchez-vous ? Étant aussi jolie, vous pouvez trouver un bon parti, et vous marier avantageusement. Mais allons au fait ; outre votre beauté et vos dix-sept ans, vous avez encore une lyre d’Adelsfreit ; c’est un instrument précieux, quoiqu’il soit en très mauvais état. Avec quelques réparations, je me fais fort de la vendre au moins 6,000 zwanzigs. Donnez-la-moi, et je déchire le billet de votre père, et je vous compte encore 1,000 zwanzigs pour votre toilette, qui est plus que modeste, à ce que je vois.

hélène.

La lyre ! vendre la lyre ! Oh ! c’est impossible ! Mon père y tenait plus qu’à sa vie. C’est la seule chose qui me reste de lui. Vous ne savez pas, monsieur, qu’il avait sur cet instrument des idées toutes particulières. Il pensait que c’était un talisman, et qu’elle lui portait bonheur.

méphistophélès.

Ce qui ne l’a pas empêché de se ruiner et de mourir de chagrin.

hélène.

Et il m’a recommandé plus de cent fois de ne jamais m’en séparer, quoi qu’il arrivât.

méphistophélès.

Il y tenait tant, que, lorsque vous faisiez mine d’y toucher, il entrait dans une colère épouvantable.

hélène.

C’est la vérité.

méphistophélès.

Et un jour, la curiosité l’emportant sur l’obéissance, vous osâtes y porter la main.

hélène.

Oh ! vous me rappelez un souvenir qui s’était effacé, et qui me tourmentait pourtant comme un remords. La lyre rendit un son terrible… Je crois l’entendre encore.

méphistophélès.

Et votre père entra au même instant dans la chambre avec un geste menaçant et un regard furieux.

hélène.

Je tombai évanouie, et depuis j’ai été malade bien long-temps et bien dangereusement, à ce qu’on dit.

méphistophélès.

Oui, vous avez été folle.

hélène.

Folle ! oh ! que dites-vous là ? Folle ! Mais c’est affreux. On ne m’a jamais dit que j’eusse été folle !

méphistophélès.

Je vous demande pardon si j’ai manqué à la galanterie ; mais il n’est pas étonnant que vous soyez folle : monsieur votre père était fou.

hélène.

Ce n’est pas vrai, vous êtes un méchant homme et un imposteur.

méphistophélès.

Demandez à maître Albertus, à Wilhelm que vous avez refusé d’épouser, à M. Hanz qui vous fait la cour… et à M. Carl qui ne vous déplaît peut-être pas.

hélène.

Vous êtes un insolent.

méphistophélès.

Ne nous fâchons pas. Votre père était monomane, voilà tout. Très judicieux sur tout le reste, il extravaguait sur son aïeul Adelsfreit, qu’il croyait avoir été sorcier, et sur sa lyre qu’il croyait ensorcelée. Le fait est qu’il vous fit une si belle peur le jour où il vous surprit grattant les cordes du pauvre instrument, que vous en eûtes une fièvre cérébrale. Il est de la nature de ces maladies de recommencer avec les causes qui les ont fait naître. Voilà pourquoi maître Albertus vous a défendu de toucher à la lyre. S’il était plus prudent, il la cacherait ; car vous n’avez qu’à avoir la fantaisie d’y toucher encore, et cette fois vous seriez folle pour toute votre vie. Cela serait fâcheux pour lui, car vous ne pourriez pas vous marier, et vous resteriez à sa charge. Le cher homme n’est pas riche. Il est forcé, par manque d’argent autant que par amour pour la philosophie, de porter ses habits un peu râpés, et son potage est aussi maigre que sa personne.

Hélène, s’éloignant de la lyre avec effroi.

Oh ! oui, Albertus vit de privations, et moi je ne manque de rien. C’est la vérité. Comment n’ai-je pas encore songé à la dépense que je lui occasionne ! Je ne pense à rien, moi ! Ah ! j’épouserai qui l’on voudra pour le débarrasser de moi.

méphistophélès.

Moi, je vous conseille de prendre Carl. C’est le mieux tourné, le plus riche et le moins pédant des trois. Mais cela ne me regarde pas, direz-vous. Au reste, votre tuteur vous aime tant, qu’il pourra vous épouser lui-même, quoiqu’il soit d’âge à être votre père. Il est vrai que, s’il a des enfans, il faudra qu’il demande l’aumône… Mais quand on aime, tout est bonheur et poésie, n’est-ce pas ?

hélène.

Tout ce que vous dites est amer comme du fiel. J’aimerais mieux mendier moi-même que d’augmenter la gêne de mon respectable ami.

méphistophélès.

Il faudra pourtant bien qu’il se gêne encore un peu, car j’ai besoin de mon argent. Je veux partir demain pour Venise, et il faut que j’aie achevé ce soir de rentrer dans tous mes fonds. Vous ne voulez pas me vendre la lyre ?

hélène.

Mon Dieu, mon Dieu !

méphistophélès.

Vous y tenez, vous avez raison. Oh ! ne vous gênez pas, il y a ici de quoi me payer. Le mobilier est encore assez propre.

hélène.

Mais rien ici n’est à moi, vous n’avez pas le droit de saisir le mobilier de mon tuteur.

méphistophélès.

Mais j’ai le droit de vous envoyer en prison. Et comme votre tuteur ne voudra pas vous y laisser aller, et comme il n’a pas d’argent, il faudra bien qu’il laisse vendre ses meubles et ses effets. Bah ! voilà un bon manteau accroché à la muraille. C’est du luxe pour un philosophe. Un philosophe ne doit pas craindre le froid. Et son lit ! mais c’est un voluptueux ; une paillasse doit suffire à un stoïque.

hélène, se jetant à genoux.

Oh ! ne le dépouillez pas, ne le faites pas souffrir. Il n’est plus jeune, il est souvent malade, et déjà il ne s’impose que trop de privations. Faites-moi conduire en prison ! qu’il ne le sache pas !…

méphistophélès.

Quel bien cela me fera-t-il que vous soyez en prison ? Je n’y vois qu’un avantage, c’est de me faire solder par votre tuteur… Allons ! je vais lui dépêcher mon huissier, je n’ai pas un instant à perdre. J’ai dix affaires pareilles à finir aujourd’hui.

hélène.

Oh ! monsieur, attendez que maître Albertus revienne. Je lui dirai de vous vendre la lyre.

méphistophélès.

Il ne le voudra jamais. Maître Meinbaker la lui a confiée comme un dépôt. C’est toute votre fortune. Il aimera mieux vendre son lit. J’en ferais autant à sa place. Quand on a une pupille aussi jolie !…

hélène, se relevant.

Taisez-vous, malheureux, et prenez la lyre. Elle est à vous. Rendez-moi ce billet.

méphistophélès.

Un instant ! je ne puis prendre la lyre moi-même, vous croiriez que je veux gagner dessus.

hélène.

Et que m’importe ? Gagnez ce que vous pourrez ; puisqu’il faut que je m’en sépare, emportez-la tout de suite.

méphistophélès, à part.

Peste soit du charme ! Il m’est interdit de la toucher moi-même. Il faut que je la fasse emporter par mes dupes. (Haut.) Non, mademoiselle, je ne traite pas les affaires ainsi. Il y va pour moi de l’honneur. J’ai déjà brocanté la lyre, mais je veux que le marché soit conclu devant vous. Les personnes qui veulent l’acquérir sont ici à deux pas, je cours les chercher. Songez que, si vous gagnez quelque chose en retour, vous pourrez l’employer à soulager la misère de maître Albertus.(Il sort.)

hélène, seule.

Il a raison. Comment se fait-il qu’un homme si cupide et si grossier ait une sorte de délicatesse ? Folle !… J’ai été folle !… Je le suis peut-être encore ! Oh ! oui, c’est pour cela que je ne puis rien apprendre et que je suis simple et bornée comme un enfant. C’est pour cela aussi que je ne puis être amoureuse de personne, ni me décider à me marier. Si je suis folle au reste, je fais bien de ne pas vouloir me mettre comme une infirme à la charge d’un mari. Et je ne dois pas être mère, car la folie est héréditaire… Mais je vais donc rester à la charge de maître Albertus !… Quel fardeau pour lui !… Oh ! ami trop généreux ! Oh ! malheureuse que je suis !… Je me tuerai… il le faut… Ah ! ce méchant juif m’a éclairée sur toutes mes infortunes.


Scène VII.


MÉPHISTOPHÉLÈS, LE MAÎTRE DE CHAPELLE, LE POÈTE,
LE PEINTRE, LE CRITIQUE, HÉLÈNE.


méphistophélès, à part, en entrant.

Allons, mes gaillards, si vous ne brisez pas la lyre, si vous ne l’écorchez pas, si vous ne la jetez pas en lambeaux dans la boue, je ne me connais plus en plagiaires et en vandales. (Haut et se courbant jusqu’à terre devant eux.) Entrez, mes nobles seigneurs ! Par ici, mes illustres maîtres ! Que vos seigneuries daignent jeter les yeux sur cette merveille de l’art, sans oublier pourtant (montrant Hélène et baissant la voix) de jeter aussi un petit regard sur cette merveille de la nature.

hélène, à part.
Ah ! quelles figures déplaisantes ! C’est dans leurs mains que va passer le trésor de mon père. Je n’assisterai point au marché. Cela me ferait trop de mal !
(Elle sort.)
le maestro.

Je tiens, avant tout, à essayer cet instrument incomparable. On le dit d’une qualité de sons si merveilleuse ! Je compte l’introduire dans l’orchestre de sa majesté. J’ai déjà composé un solo tout exprès dans ma symphonie en ré majeur.

le peintre.

Quant à cela, je crains qu’on ne vous ait trompé. On m’a dit à moi que personne n’avait entendu le son de cette lyre, parce que le propriétaire ne souffre pas qu’on y touche ; mais mon ami Lottenwald m’a parlé des figurines d’ivoire qui couronnent l’instrument et qui sont les plus belles statuettes de syrène qu’il ait jamais vues.

le poète.

Lottenwald s’y connaît ! Quant à moi, je compte mettre en vers la légende fantastique qui se rattache à la lyre d’Adelsfreit. On dit, maître Jonathas, que vous seul connaissez la véritable version. C’est une tradition qu’on dit fort curieuse et que feu Meinbaker le luthier ne racontait à ses meilleurs amis que sous le sceau d’un secret inviolable. J’espérais, en qualité de poète de la cour, avoir assez de droits à sa considération pour qu’il me confiât cette histoire mystérieuse ; mais il ne voulut jamais s’y prêter.

le peintre.

Parce que vous comptiez la raconter au public sous le sceau d’un secret inviolable… Moi, je me serais montré moins exigeant. J’aurais désiré copier les figurines, afin d’en orner les cadres des portraits de la famille impériale. Sa majesté eût été sensible à cette invention ; elle aime particulièrement les cadres des tableaux ; on peut même dire qu’elle daigne les préférer aux tableaux même. Aussi c’est ce que je soigne le plus dans le choix des peintures dont elle me charge de composer sa galerie.

le maestro.

Mauvais plaisant, taisez-vous ; qu’importe que sa majesté comprenne les arts, pourvu qu’elle les protége ?

méphistophélès, leur montrant la lyre sur le piédestal.

Voilà, messieurs, cet admirable instrument. On ne vous a pas trompés, comme vous voyez : son pareil n’existe pas dans le monde.

le maestro.

Ah ! c’est cela ? Je m’attendais à autre chose.

le peintre.

Je vous demande mille pardons, monsieur Jonathas, mais je me connais un peu à ces sortes d’instrumens : ceci n’est point un Adelsfreit.

méphistophélès.

Comment ! monsieur, daignez seulement jeter les yeux sur la table d’harmonie, vous y pouvez lire en toutes lettres le nom du fameux luthier, et la date… la date authentique, le jour de sa mort.

le peintre.

Et la devise dont on m’avait parlé ?

méphistophélès.

La voici incrustée en argent sur l’ébène de la table.

le maestro.

Ce sont des caractères imperceptibles.

le critique.

Ah bon ! je les lirai d’emblée, j’ai la vue d’un lynx. Écoutez, écoutez !

À qui vierge me gardera
La richesse.
À qui bien parler me fera
La sagesse.
À quiconque me violera
La folie ;
Et s’il me brise, il le paiera
De sa vie.

le poète.

Baste ! ce n’est pas fort !

le peintre.

Hé ! hé ! il y a de la couleur locale dans ces vers-là. Mais, franchement, que vous semble des figures sculptées ?

le poète.

Admirables ! sublimes !

le maestro.

Et les ornemens ! quel goût exquis ! quelle délicatesse dans ces guirlandes de fleurs ! quels feuillages élégans ! quelles arabesques coquettes et déliées ! C’est un bijou.

le peintre.

Eh bien ! je suis fâché de ne pas partager votre enthousiasme. Tout cela est mesquin, maniéré, de mauvais goût ; c’est du rococo tout pur ! Nous faisons mieux que cela aujourd’hui.

le critique.

J’en doute. Aujourd’hui l’on ne fait rien qui vaille, et ceci est un chef-d’œuvre.

le peintre.

En admirant ceci, vous vous sentez à l’aise. On n’est pas jaloux des morts.

le poète.

Ah ! mon cher, on ne saurait nier que votre art soit en pleine décadence…

le peintre.

Ma foi, je n’ai pas lu, depuis dix ans, une seule strophe qui valût celle-ci.

le maestro.

La strophe n’est pas mauvaise, je la mettrai en musique ; mais je me garderai bien de la faire accompagner sur un instrument de ce genre. Il est d’une construction détestable, et la musique aujourd’hui est trop savante, trop étendue, trop compliquée, pour être exécutée sur de pareils chaudrons.

le critique.

La musique, la peinture et la poésie sont ensevelies dans le même cercueil, mes chers amis. Il n’y a plus qu’une puissance, la critique.

le peintre.

Et à quoi sert-elle ? Que gouverne-t-elle, cette puissance ? S’il n’y a plus d’art, il n’y a plus rien à critiquer, et la critique peut se coucher tout de son long sur notre tombe, comme un chien sur la dépouille de son maître. Voyons, franchement à quoi sert-elle ?

le critique.

Elle sert à tracer des épitaphes.

le peintre.

C’est-à-dire que vous faites un métier de croque-mort. Peu m’importe, mon bon ami. Jette à ton aise des fleurs sur mon tombeau ; j’ai toujours ouï dire que les arrêts de la critique portaient bonheur aux artistes. En attendant, fais-moi l’amitié de tenir un peu la lyre… comme cela… bien ! je vais me hâter de faire un croquis des figurines, pendant que vous débattrez le prix avec maître Jonathas ; car pour moi, je n’achète pas.

le critique.

Vous voulez les copier, toutes mauvaises qu’elles sont ? Vraiment, les modernes sont bien bons d’emprunter aux anciens, lorsqu’ils sont tellement supérieurs à ce genre mesquin et rococo !

méphistophélès, à part.

Je ne me presserai pas d’entrer en marché ; il est bon de les laisser un peu s’échauffer dans la conversation. Avant dix minutes ils vont se disputer. S’ils pouvaient briser la lyre sans sortir d’ici, ce serait le plus prompt et le plus sûr.

le peintre.

Tiens toujours… Un peu plus droite, bon… j’y suis.

le critique.

Cette tête de muse, qui est au sommet et vers laquelle les deux syrènes se courbent avec tant de grace, est digne de l’antiquité.

le maestro.

C’est Polymnie ou sainte Cécile ?

le poète.

C’est Érato. La lyre est bien plus l’emblème de la poésie que celui de la musique.

le maestro.

Voilà une singulière prétention ! Essayez donc de faire résonner l’instrument en récitant des vers ! Vous ne feriez même pas vibrer une guimbarde avec tous vos sonnets, mon cher ami.

le poète.

La lyre n’était, chez les anciens, qu’un accessoire, un accompagnement de la déclamation, un moyen de soutenir la voix et de scander le vers sur une certaine mesure… Par exemple, tenez…

le maestro, riant.

Ah ! bon ! vous allez jouer de la lyre à présent ?

le poète.

Pourquoi non ? Il ne s’agit que de connaître la gamme sur les cordes et de suivre le rhythme poétique. Écoutez !

méphistophélès, à part.

Ô lyre, voici ta fin !

(Le poète déclame des vers en touchant les cordes de la lyre qui reste muette.)
méphistophélès, à part.

Peste soit de l’esprit rebelle qui n’a pas voulu parler !

le critique, bas au peintre.

Voilà les plus mauvais qu’il ait encore faits.

le poète.

Eh bien ! que dites-vous de cela ?

le maestro.

Les vers sont beaux.

le poète.

Mais l’accompagnement ! vous ne m’auriez pas cru capable d’accompagner ainsi ?

le maestro.

Comment, l’accompagnement ?

le peintre.

Vous avez remué les doigts avec beaucoup de grace !

le maestro, au critique.

Est-ce que vous avez entendu un accompagnement ?

le critique.

Monsieur s’est accompagné de beaux gestes, de poses très nobles et d’une expression de visage vraiment remarquable.

le poète.

Monsieur, vous cherchez en vain à me rendre ridicule. Je ne suis pas musicien ; ma profession est plus relevée. Si j’ai tiré de cette lyre des sons harmonieux, tout l’honneur en revient à l’ouvrier habile qui l’a fabriquée.

le maestro.

Mais, mon ami, c’est vous qui voulez vous amuser à nos dépens ! Je vous donne ma parole d’honneur que vous n’avez tiré aucune espèce de son de cet instrument.

le poète.

Je vous trouve plaisant, vous aussi ! Un maître de chapelle sourd ! Cela nous explique vos symphonies !

le critique, au maestro.

Ne contrariez pas monsieur : c’est un des plus beaux priviléges de la poésie de voir et d’entendre dans les ténèbres et dans le silence.

le peintre, esquissant toujours.

Quant à moi, j’ai été tellement ravi et absorbé par les vers de monsieur, que je n’ai pas bien saisi l’accompagnement.

le poète.

Je ne vous demande pas d’éloges ; je tiens seulement à vous faire constater la beauté des sons que j’ai tirés de cette lyre. Tenez ! est-il rien de plus pur et de plus puissant que cet accord ?

(Il touche la lyre qui reste muette.)
le maestro.

Eh bien ?

le peintre.

Vous avez entendu quelque chose ?

le critique.

Rien du tout.

le poète.
Allons, vous êtes de mauvais plaisans ! Je suis bien fou de m’y laisser prendre ! Je jouerai pour moi seul, (il joue en parlant.) Quelle sonorité ! quelle harmonie céleste ! — Eh ! mais, cela est étrange ! les sons se produisent d’eux-mêmes, et viennent, comme par miracle, vibrer sous mes doigts ! Écoutez, quelle pureté dans mon jeu, quelle légèreté dans ces arpèges, quelle puissance dans ces accords sublimes ! poésie, reine de l’univers, c’est à toi que je dois un talent que j’ignorais, que je regardais comme secondaire, et qui, par la puissance de mon génie, s’élève jusqu’au ciel ! — Vous restez muets, vous autres, étonnés, altérés, foudroyés par mon jeu ! Misérables ouvriers, il vous faudrait dix ans d’études pour arriver à jouer médiocrement sur un chalumeau. Et moi, sans avoir jamais appris la musique, sans connaître ni les règles de l’art, ni le mécanisme d’aucun instrument, je déploie ici sans effort, sans soin, sans méditation, les trésors de mon ame ; je fais ruisseler presque involontairement des torrens d’harmonie ; je vois tout s’animer autour de moi : ces colonnes se balancent, ces fresques se tordent, et la voûte s’entr’ouvre pour laisser monter jusqu’à l’empyrée l’hymne glorieux qui s’exhale de moi !…
(La lyre est restée muette.)
le maestro.

Quel dommage ! notre pauvre ami est devenu fou ! Qui me fera mes libretti maintenant ?

le critique, avec ironie.

Je ne trouve pas monsieur plus fou que de coutume.

le peintre, riant aux éclats et se renversant sur sa chaise.

Je meurs, j’étouffe ; je n’ai jamais rien vu de si divertissant !

le poète.

C’est vous qui excitez mon ironie et ma pitié ! Votre jalousie perce enfin, et je vois qu’au moment où ma force éclate, votre haine à tous ne peut plus se contenir. Vous avez toujours été mes ennemis, je le sais, allez ! et si j’écoutais avec patience vos flatteries, c’est que mon mépris vous préservait de mon indignation ; mais il est temps que je sorte de cette asmosphère impure ; je me sépare de vous, je vais remplir le monde de ma gloire, et, comme le divin Orphée, porter aux hommes les bienfaits de la civilisation dans la langue sacrée, dont j’ai dérobé le secret aux dieux !

(Il s’enfuit à travers le jardin son chapeau à la main.)
méphistophélès, à part.

Malédiction sur toi, cervelle de singe ! Voilà qu’il prend son chapeau pour la lyre ! Laissons un peu ceux-ci se chamailler.

(Il se retire à l’écart.)
le peintre, riant toujours aux éclats.

Regardez-le, regardez-le donc ! Quelle démarche théâtrale ! quelles contorsions ! Les cheveux épars, le manteau flottant dans la nuée orageuse, le chapeau dans les mains comme si c’était la harpe d’Ossian ! Parfait ! parfait ! L’excellente caricature !

le maestro.

Vous en riez ! mais il est fou, réellement fou ! C’est un accès de fièvre cérébrale.

le peintre.

Bah ! ce n’est qu’un accès de vanité délirante. Il est habitué à cette maladie ; il n’en mourra pas.

le maestro.

Mais il fait des extravagances ! Voyez-le donc saluer et bénir autour de lui, comme s’il voyait une population prosternée ! Le voilà qui monte sur une caisse d’oranger, et qui se pose en statue comme sur un piédestal.

le critique.

En Apollon ! C’est très bien. Le chapeau représente admirablement la lyre. Je gage qu’il prend la queue de sa perruque pour celle d’une comète.

le maestro.

Je ne trouve point cela risible. Cette lyre est ensorcelée.

« À quiconque me violera
La folie. »

Voilà une prédiction réalisée.

le critique.

Il ne faut pas beaucoup de sorcellerie pour prédire qu’un fou fera des folies, et je vous jure que toutes les machinations de l’enfer ne pouvaient rien ajouter à l’extravagance d’un homme aussi content de lui-même.

le peintre.

N’importe ! Il faut que je me dépêche d’achever ce croquis. Maudit fou, qui m’a dérangé !

le maestro.

Pendant que le juif n’y fait pas attention, j’ai envie de démonter la lyre pour en connaître le mécanisme intérieur : cela me dispenserait de l’acheter.

méphistophélès, à part.

Oui, oui, à ton aise ! je ne demande pas mieux.

(Le maestro veut prendre la lyre.)
le peintre.

Ah ! de grâce, un instant !…

le maestro.

Mais à quoi vous amusez-vous donc là, mon cher peintre ? Ne perdez pas le temps à faire autre chose.

le peintre.

Qu’est-ce que vous dites ? Vous ne voyez pas mes deux syrènes ? Il me semble que j’ai saisi la courbe avec le sentiment de la chose.

le critique.

Facétieux ! Vos deux satyres ne sont pas mal ; mais j’aime mieux les syrènes. Pourquoi, d’ailleurs, des satyres sur un pareil instrument ?

le peintre.

Voilà la véritable manière du critique. On lui donne à juger un poème héroïque, et quand il désespère d’y trouver à mordre, il taille sa plume, et il écrit : « En tant que poème, celui-ci renferme certainement quelques beautés, mais si nous le considérons (comme nous devons et comme nous voulons le considérer) sous le rapport de la géométrie et des sciences naturelles, nous sommes forcés de le classer au-dessous de tout ce qu’il y a de plus médiocre en ce genre, etc., etc. » (Au maestro) C’est cela, n’est-ce pas ?

le maestro.

De quoi parlez-vous, de la critique ou de votre dessin ?

le peintre.

Laissons la critique, je m’en moque. — Mes syrènes, ha !…

le maestro.

Vos satyres ?…

le peintre.

Vous aussi ? Bien ! courage ! C’est égal, elles sont parfaites.

le critique.

Vous avez la fantaisie de faire des satyres au lieu de syrènes : il ne faut jamais discuter sur la fantaisie de l’artiste ; mais à quoi bon regarder cette lyre, comme si vous faisiez semblant de copier ? Vous n’imitez pas seulement la pose.

le maestro.

Sans doute. Au lieu de ces deux figures si souples et penchées l’une vers l’autre avec tant de grace, vous tordez en arrière deux troncs grotesques, et vous les disposez dans un plan tout-à-fait inverse du modèle. Il est possible que cela soit original ; mais je n’y vois aucun rapport avec la lyre d’Adelsfreit.

le peintre.

Cher maestro, vous êtes trop lourd pour faire de l’esprit ; contentez-vous de piller les grands maîtres et de nous donner pour les inspirations de votre muse des vols infâmes mal déguisés sous une broderie de mauvais goût ; laissez l’ironie légère à monsieur, qui s’en sert si bien, comme chacun sait, et dont les anathèmes sont, pour les hommes comme moi, des brevets d’immortalité. (Au critique.) Oui, monsieur, je vous brave et vous méprise ; vous le savez bien. En voyant cette simple esquisse empreinte d’une grandeur à laquelle vous ne sauriez atteindre, vous pâlissez de rage, et, ne pouvant comprendre ni la beauté, ni la grace, vous affectez de voir des sujets grotesques dans ces emblèmes charmans de la séduction…

le critique, au maestro.

Emblèmes de la séduction ! deux satyres hideux, pris de vin et se renversant avec un rire obscène !

le maestro, au peintre.

Sur l’honneur ! mon maître, vous avez la vue troublée ou l’esprit égaré. Ces deux hommes à pieds de bouc sont une composition indigne de vous. Remettez-vous, je vous prie ; ouvrez les yeux, et ne prenez point en mauvaise part l’avis, que je vous donne dans votre intérêt, de les anéantir.

le critique.

C’est mon avis aussi.

méphistophélès, à part.

Allons donc ! battez-vous !

le peintre, en colère.

Oui, vous voudriez bien qu’il en fût ainsi. Mes bons amis, je vous connais. Vous m’avez trahi tant de fois, que j’ai appris à faire de vos conseils le cas qu’ils méritent. En qualité de misérables plagiaires, vous voyez avec désespoir grandir les talens d’autrui ; toute supériorité vous écrase, et, habitués que vous êtes à copier servilement, vous criez à la bizarrerie et à l’exagération lorsque, dans l’imitation d’une œuvre d’art, vous voyez le génie de l’artiste surpasser son modèle. Eh bien ! vous avez raison ! mes deux syrènes ne ressemblent point à celles de la lyre, pas plus que vos ouvrages, à l’un et à l’autre, ne ressemblent aux ouvrages que vous avez imités ; mais avec cette différence, que vous gâtez grossièrement tout ce que vous touchez, tandis que j’ai donné un cachet sublime à la copie d’un sujet assez médiocre. Les syrènes de cette lyre sont deux jolies filles, les miennes sont deux déesses, et vos efforts seront vains : l’univers les jugera et confondra votre plate jalousie ou votre stupide aveuglement.

(Il sort emportant son album.)
le maestro.

Ceci est de plus en plus étrange. Lui aussi, pris de vertige et devenu fou pour avoir seulement regardé cette lyre ! Oui, la prédiction se réalise ; le délire de la vanité s’empare des talens médiocres qui violent la virginité du talisman. Ô lyre magique ! je reconnais la puissance surnaturelle qui réside en toi, et, puisque tu promets la sagesse et la prospérité à celui qui te fera parler dignement, je m’approche de toi avec une confiance respectueuse, et je me flatte de tirer de toi des harmonies telles, que toutes les puissances du ciel ou de l’enfer qui ont présidé à ta formation viendront se soumettre à moi et m’obéir comme au grand Adelsfreit lui-même.

le critique.

Prenez garde : ce qui s’est passé sous nos yeux tient en effet du prodige et doit vous servir d’enseignement…

le maestro.

Vous doutez de ma puissance ?

le critique.

Oui, j’en doute, permettez-moi de vous le dire. Je vous ai assez loué en public, je vous ai rendu assez de services pour que vous ayez en moi un peu de confiance. Contentez-vous des couronnes que ma bienveillance vous a décernées ; contentez-vous de la renommée que ma plume vous a acquise. Vous avez abusé les hommes ; ne vous jouez point aux esprits d’un autre ordre…

le maestro.

Je ne sais ce que vous voulez dire, et je crains que, pour avoir porté une main profane sur la lyre, vous aussi vous n’ayez perdu l’esprit. Je ne dois ma renommée qu’à mes chefs-d’œuvre, et ce n’est point la plume vénale d’un folliculaire qui peut décerner des couronnes. Le génie se couronne lui-même ; il cueille ses lauriers de ses propres mains, et il méprise les conseils intéressés des flatteurs qui voudraient le faire douter de sa force, afin de se donner de l’importance.

le critique, lui tendant la lyre.

Vous le voulez ! Soit : que votre témérité insensée porte ses fruits et que votre destinée s’accomplisse.

le maestro.

Tombez à genoux, valet !

méphistophélès.

Ah ! cette fois, lyre, tu es perdue.

le maestro, il prend la lyre et en tire des sons aigres et discordans.

Voilà qui est étrange. Muette ! muette pour moi comme pour le poète !

le critique.

Vous appelez cela muette ! Plût au ciel ! Vous m’avez fait saigner les oreilles !

le peintre, rentrant avec le poète.

Quelle épouvantable cacophonie ! Ah ! c’est vous, cher maestro, qui nous donnez ce concert diabolique ? Je ne suis plus étonné de ce que je viens de souffrir.

le poète, tenant l’album du peintre entr’ouvert.

Je n’ai jamais éprouvé rien de si désagréable que d’entendre ce grincement affreux, si ce n’est de voir ces monstrueux satyres faisant la nique au masque ignoblement bouffon du Silène placé là entre les deux, au lieu de la ravissante tête de muse qui surmonte la lyre.

le peintre.

Et en disant cela, mon bon ami, vous contemplez avec amour la cocarde de votre chapeau, que vous persistez à prendre pour la lyre d’Orphée.

le maestro.

Les puissances infernales me sont contraires. Je vous invoque, ô esprits du ciel ! venez rendre la vie à cette harmonie captive ; faites qu’elle se ranime sous mes doigts, et qu’au souffle créateur de mon intelligence elle se répande en sons divins.

(Il touche la lyre ; elle répand des sons de plus en plus discordans et insupportables, qu’il n’entend pas.)

le peintre.

Pour l’amour de Dieu, finissez ; vous nous faites grincer les dents.

le poète.

Quels abominables sifflemens ! On dirait d’un combat de chats sur les toits ou d’un sabbat de sorcières sur leurs manches à balais.

le maestro.

Votre folie continue ; j’en suis fâché pour vous. Quant à moi, je puis dire que, si je n’ai pas fait parler la lyre, du moins je ne l’ai pas violée ; car le délire ne s’est pas emparé de moi, et je ne me suis pas imaginé entendre une musique céleste émaner d’un instrument muet.

le poète.

Comment ! vous n’entendez pas crier, grincer et rugir sous vos doigts ces cordes aigres et fausses ? Si vous n’êtes pas devenu fou, du moins vous êtes devenu sourd. Je vous le disais bien. Vous n’entendez pas mes divins accords, et vous n’entendez pas non plus l’épouvantable vacarme que vous faites.

le peintre.

Tenez, tenez ; la leçon du professeur Albertus en est interrompue. Voyez là-bas ! Les élèves se regardent avec effroi, et les voisins cherchent de tous côtés d’où peut partir un si détestable tintamarre. Faut-il leur annoncer que c’est le début de votre nouvelle symphonie ?

le maestro.

Je ne réponds pas aux insultes d’un fou. Mais je suis fou moi-même d’avoir cru que cet instrument vermoulu renfermait une puissance magique. Je vois bien qu’il n’a rien de merveilleux, qu’il ne résonne pas parce que la table est fendue et les cordes rouillées. Il n’y a rien ici que de très naturel. Le plus grand génie du monde ne saurait faire parler un morceau de bois, et aux gens perdus de vanité la plus légitime contradiction suffit pour détraquer le cerveau : voilà pourquoi la lyre est muette, et voilà pourquoi vous êtes tous fous.

méphistophélès, à part.

Je commence à croire que le diable lui-même peut le devenir. À quoi avais-je l’esprit, quand j’ai compté que ces idiots me seraient bons à quelque chose ? L’esprit de la lyre se moque d’eux.

le critique.

Veuillez faire une exception pour moi, monsieur. J’ai vu avec la sérénité d’un jugement impartial les diverses tentatives que vous avez faites pour retrouver sur cette lyre quelque trace du génie éteint de nos pères. J’ai vu ici un poète s’évertuer à toucher des cordes muettes et se persuader qu’il nous versait des torrens d’harmonie : ceci est le fait de l’impuissance jointe à un orgueil démesuré. J’ai vu un peintre s’efforcer de saisir du moins la forme de l’art, et, au lieu d’une étude consciencieuse et patiente, produire une fantaisie monstrueuse qu’il croyait empreinte d’une grace ineffable : ceci est encore le fait de l’impuissance jointe à la vanité aveugle. Enfin, j’ai vu un compositeur qui produisait au hasard des sons bruyans et d’une insupportable dissonance. Habitué qu’il est à mépriser le chant et à surprendre les sens par une confusion d’instrumens dont il prend le bruit pour de l’harmonie, il a perdu jusqu’au sens de l’ouïe, et ne se fait plus souffrir lui-même de ses exécrables aberrations : ceci est toujours le fait d’une impuissance sans remède jointe à une confiance grossière. C’est un spectacle bien triste pour celui qui d’une main assurée tient la balance de la critique, de voir tant d’avortemens misérables et de honteuses défections. Cette douloureuse expérience nous confirme dans la conviction pénible, mais irrévocable, que l’inspiration n’existe plus, et que nos pères ont emporté dans la tombe tous les secrets du génie. Il ne nous reste plus que l’étude laborieuse et l’examen austère et persévérant des moyens par lesquels ils ont revêtu de formes irréprochables les créations de leur intelligence féconde. Travaillez donc, ô artistes ! travaillez sans relâche, et, au lieu de tourmenter inutilement vos imaginations déréglées pour leur faire produire des monstres, appliquez-vous à encadrer, du moins, dans des lignes pures et régulières, les types éternels de beauté et de vérité qu’il n’appartient pas aux générations de changer. Depuis Homère, toute tentative d’invention n’a servi qu’à signaler le progrès incessant et fatal d’une décadence inévitable. Ô vous qui voulez manier le cistre et la lyre, étudiez le rhythme et renfermez-vous dans le style. Le style est tout, et l’invention n’est rien, parce qu’il n’y a plus d’invention possible.

le peintre.

Voilà un discours magnifique.

Mais tournez-vous, de grace, et l’on vous répondra.
le poète.

Vous qui nous insultez lâchement, vous, impuissant par système parce que vous l’êtes par nature, vous qui nous accusez d’impuissance parce que vous espérez nous décourager et nous faire descendre à votre niveau, prouvez donc que vous êtes capable de produire quelque chose, quoi que ce soit. Faites seulement un vers passable, pour prouver que vous avez étudié la forme. Je vous en défie.

le peintre.

Tracez seulement une ligne avec ce crayon.

le maestro.

Faites seulement un accord avec cette lyre ; c’est là que je vous attends.

le critique.

Les vaines fumées de la gloire sont pour moi sans parfum. Réfugié sur les sommets d’une immuable équité, nourri de joies sérieuses et durables, j’ai méprisé les jouets futiles que vous appelez vos sceptres et vos couronnes : je vous les ai laissé ramasser. Si j’avais voulu, moi aussi, j’aurais joui d’une gloire éphémère et brillé d’un éclat frivole. J’ai préféré être votre conseil, votre appui, votre maître à tous ! Disciples indociles, prenez garde ; si vous n’écoutez pas mes leçons, je saurai vous démasquer et vous empêcher d’égarer le siècle.

le peintre.

Une leçon, une petite leçon de peinture, je vous en prie. Tenez, voilà mon crayon. Faites une main, un pied, un nez, ce que vous voudrez enfin.

le poète.

Improvisez une strophe, allons ! que nous voyions ce que vous savez faire.

le maestro.

Non, non, qu’il joue de la lyre, et, s’il la fait parler, rendons-lui hommage.

le peintre et le poète.

J’y consens, allons !

le critique prend la lyre.

Et moi aussi, je consens à vous montrer que je sais mieux que vous les arts que vous professez. Je vais vous chanter, en vers alexandrins, une dissertation sur la peinture, et je m’accompagnerai de la lyre sur le mode ionique.

le peintre.

Ce sera superbe et vraiment neuf. Voyons !

les deux autres.

Voyons, commencez !

méphistophélès, à part.

Allons ! toi, tu es celui sur lequel j’ai le plus compté.

(Le critique pose les doigts sur la lyre, et les retire avec un cri douloureux.)

les autres.

Qu’est-ce que c’est ? que vous arrive-t-il ?

méphistophélès, à part.

Esprit de la lyre, tu triomphes !

le critique.

Infâmes ! vous ne m’aviez pas dit que ces cordes étaient tranchantes comme des lames de poignard. Je me suis coupé jusqu’aux os. Ah ! mon sang coule par torrens, et une douleur cuisante se communique à tous mes membres. Je succombe. Secourez-moi !

le maestro.

Il pâlit ; sa blessure saigne horriblement. C’est un châtiment céleste.

le poète.

Il va mourir. La justice divine se montre enfin, et confond la rage de l’envieux.

le peintre.

Puisse la source de son sang impur être à jamais tarie et ne pas donner la vie à une nouvelle race de polypes !

le critique, avec fureur.

Détestables scélérats ! ceci est une trahison. Vous m’avez tendu ce piége pour vous délivrer de moi, votre juge et votre maître. Mais vous ne jouirez pas long-temps de votre triomphe. Avant de mourir, je briserai votre lyre, et nul après moi ne s’en servira.

(Il prend la lyre et veut la briser. — Hanz entre précipitamment,
et lui arrache la lyre.)
hanz.

Arrêtez ! vous êtes des hôtes de mauvaise foi, et vous mériteriez d’être chassés d’ici. Vous savez le prix inestimable que maître Albertus attache à cet instrument, et, non contens d’y toucher sans sa permission, vous voulez encore l’anéantir. Retirez-vous, misérables insensés, ou j’attirerai sur vous le ressentiment de maître Albertus et de toute son école. Tenez, les voilà tous qui viennent. Partez vite, ou je ne réponds de rien.

(Le critique, le maestro, le peintre et le poète se retirent.)
méphistophélès, à part.
Méchant écolier ! je te ferai payer cher ton beau zèle. Disparaissons, car la figure du juif Jonathas ne serait pas vue de bon œil par tous ces marauds d’étudians.
(Il s’envole par la fenêtre.)

Scène VIII.


HANZ, ALBERTUS, HÉLÈNE, CARL, WILHELM.
albertus.

Est-ce vous, Hanz, qui interrompez la leçon par ce charivari ?

hanz.

Dieu m’en garde ! mon tympan en est encore affecté.

carl.

Jamais, au mardi gras, je n’ai entendu de cornets plus grotesques.

wilhelm.

Dites plutôt que c’était la trompette du jugement dernier.

albertus.

Mais qui donc s’est permis, chez moi, cette mauvaise plaisanterie ? Est-ce que c’est la lyre d’Adelsfreit qui rend de pareils sons ?

hélène, dans une sorte d’égarement.

La lyre a été violée, et la lyre s’est vengée. Elle a puni les profanateurs. La première partie de la prédiction de mon aïeul Adelsfreit est accomplie. Le temps est venu, et une force invincible me précipite vers l’abîme où je dois me briser. (Elle prend la lyre des mains de Hanz.) N’y touchez plus jamais, Hanz. C’est mon héritage. On appelle cela la folie.

albertus.

Mon Dieu ! Hélène a de nouveau perdu l’esprit.

hélène, dans une sorte d’extase, tenant la lyre.

La lyre ! voici donc la lyre ! Ô lyre ! que je t’aime !

carl.

Que dit-elle ? Voyez donc comme sa figure change !

hanz.

Son visage blanchit comme l’aube, et ses yeux se noient dans une béatitude céleste.

albertus.

Jeune fille, qu’as-tu ? Une auréole lumineuse t’environne !

hélène, parlant à la lyre.

Oh ! qu’il y a long-temps que je désirais te tenir ainsi ! Tu sais pourtant que je t’ai respectée comme une hostie sainte, placée entre le ciel et moi !

carl.

Quelles paroles étranges !

hanz.

Quel langage sublime !

albertus.

Hélène, Hélène, prends garde ! Tu as juré à ton père mourant de ne jamais toucher à cette lyre qu’il croyait enchantée. Les fantaisies des mourans doivent être sacrées comme les arrêts de la sagesse. Ma fille, craignez l’effet des sons sur votre cerveau débile !

carl.

Chère Hélène, vous n’êtes pas bien. Je ne sais ce que tout cela signifie, mais écoutez maître Albertus ; c’est un homme sage et qui vous aime.

hélène, parlant à la lyre.

Je ne t’ai point profanée, et mes mains sont pures, tu le sais bien. J’ai tant désiré te connaître et m’unir à toi ! Ne veux-tu pas me parler ? Ne suis-je pas ta fille ? (À Albertus et à Carl qui veulent lui ôter la lyre.) Laissez-moi, hommes ! je n’ai rien de commun avec vous. Je ne suis plus de votre monde. (À la lyre.) Je t’appartiens. Veux-tu enfin de moi ?

hanz, à Albertus.

Ô maître ! laissez-la, respectez son extase. Voyez ! comme elle est belle ainsi, pliée jusqu’à terre sur un de ses genoux ! Voyez ! comme elle appuie avec grace la lyre sur son autre genou, et comme ses bras d’albâtre entourent la lyre avec amour !

albertus.

Jeune enthousiaste, vous ne savez pas à quel péril elle s’abandonne ! Craignez pour sa raison, pour sa vie, qui déjà ont été compromises par le son de cette lyre !

hanz.

Voyez, maître ! ceci tient du prodige : les rubans de sa coiffure se brisent et tombent à ses pieds ; sa belle chevelure semble s’animer comme si un souffle magique la dégageait de ses liens brillans, pour la séparer sur son front et la répandre en flots d’or sur ses épaules de neige. Oui, voilà ses cheveux qui se roulent en anneaux libres et puissans comme ceux d’un jeune enfant qui court au vent du matin. Ils rayonnent, ils flamboient, ils ruissellent sur son beau corps comme une cascade embrasée des feux du soleil. Hélène ! que vous êtes belle ainsi ! Mais vous ne m’entendez pas !

albertus.

Hanz, mon fils ! ne la regardez pas trop. Il y a dans la vie humaine des mystères que nous n’avons pas encore abordés, et que je ne soupçonnais pas, il y a un instant, (À part.) Oh ! moi aussi, je me sens troublé, je voudrais ne pas voir cette sibylle !

hélène, soutenant la lyre d’une main et levant l’autre vers le ciel.

Voici ! le mystère s’accomplit. La vie est courte, mais elle est pleine ! L’homme n’a qu’un jour, mais ce jour est l’aurore de l’éternité !

(La lyre résonne magnifiquement.)
hanz.

Ô muse ! ô belle inspirée !

carl.

Quelle mélodie céleste ! quel hymne admirable ! Mes oreilles n’ont jamais entendu rien de pareil, et moi, insensible d’ordinaire à la musique, je sens mes yeux se remplir de larmes, et mon esprit aborder des régions inconnues.

albertus, baissant la voix.

Taisez-vous, parlez bas du moins. Observez le prodige. Il y a ici beaucoup à apprendre. Ne voyez-vous pas que ses mains ne sont pas posées sur la lyre ? Son bras gauche seul soutient l’instrument, appuyé sur son sein, et comme si les pulsations de son cœur brûlant, comme si un souffle divin émané d’elle suffisaient à faire vibrer les cordes, sans le secours d’aucun art humain, la lyre chante sur un mode inconnu quelque chose d’étrange !

hanz.

Oh ! oui, je vois le miracle ! Je savais bien que cette créature appartenait à un monde supérieur ! Laissez-moi l’écouter, maître, elle n’a pas fini. Dieu ! dans quel ravissement elle plonge tout mon être ! Oh ! oui, maître, l’ame est immortelle, et après cette vie l’infini s’ouvrira devant nous !

chœur des esprits de l’harmonie, pendant qu’Hélène fait chanter la lyre et qu’Albertus s’entretient à voix basse par intervalles avec ses deux élèves.

Le moment est venu pour toi, esprit notre frère, qu’un pouvoir magique retient captif au sein de cette lyre. Nous avons entendu ta voix mélodieuse, et nous viendrons voltiger autour de ta prison d’ivoire, jusqu’à ce que la main de cette vierge ait été assez puissante pour rompre le charme et te rendre à la liberté. Déjà tu n’es plus condamné au silence ; un souffle pur t’a ranimé. Espère : l’homme ne peut rien fixer, et ce qui a été ravi au ciel doit y retourner.

l’esprit de la lyre.

Ô mes frères, ô esprits bien-aimés, approchez-vous, descendez vers moi. Tendez la main. Arrachez-moi de cette prison, afin que j’aille voltiger avec vous dans l’air pur, au-dessus de la région stérile où végètent les hommes. Ô mes frères, ne m’abandonnez pas. Je soupire, je tremble, je souffre ; écoutez mes plaintes, écoutez mes pleurs timides, emportez-moi sur vos ailes de feu !

les esprits de l’harmonie.

Le magicien t’a lié avec sept cordes de métal. Pour que tu sortes de la lyre, il faut qu’une main vierge de toute souillure ait rompu les sept cordes une à une ; mais il faut que ce soit la main d’une créature humaine. Nous ne pouvons que charmer ta douleur par nos chants et ranimer ton espoir par notre présence.

l’esprit de la lyre.

Oh ! plaignez-moi, consolez-moi, parlez-moi ; car je suis captif, et je soupire, je tremble, je souffre, je pleure !

albertus.

Le son de cette lyre est douloureux, et ce chant est d’une tristesse mortelle. Hélène ! que se passe-t-il dans ton ame, pour que ton inspiration soit si déchirante ?

wilhelm.

Tout à l’heure le rhythme était plus large, les sons plus puissans, l’inspiration plus triomphante. On eût dit d’un hymne, et maintenant on dirait d’une prière.

carl.

Je n’y comprends rien, moi, mais je souffre, et pourtant je ne puis m’arracher d’ici.

les esprits de l’harmonie.

Frère, nous te parlerons de ta patrie, et tu seras consolé. Nous venons du blanc soleil, que les hommes, tes compagnons de misère, appellent Wega, et qu’ils ont consacré à la lyre. Ton soleil, ô jeune frère, est aussi pur, aussi brillant, aussi serein que le jour où un pouvoir magique t’en fit descendre pour habiter parmi les hommes. Il est toujours régi par le même son. C’est toujours le rayon blanc du prisme infini qui chante la vie de cet astre.

(Les voisins, attirés par la musique, pénètrent dans le jardin et se pressent à la porte du cabinet d’Albertus.)
un amateur.

Voilà un instrument peu usité, mais d’une qualité et d’une étendue de sons incomparables ; c’est sans doute un ouvrage de M. Meinbaker.

un autre amateur.

Probablement. Mais n’êtes-vous pas stupéfait du talent de sa fille ? Je ne crois pas qu’il y ait une pareille virtuose au monde. Et elle prétendait ne pas connaître la musique !

un bourgeois.

Messieurs, vous êtes placés derrière nous. Vous ne voyez pas. Avancez-vous un peu, et expliquez-nous, vous qui êtes des connaisseurs, comment Mlle Meinbaker peut jouer de cet instrument, sans toucher les cordes.

l’amateur, lorgnant.

Ah ! c’est bizarre, en effet ! Je n’avais pas remarqué.

une bourgeoise.

Ceci sent par trop la sorcellerie. J’ai envie de m’en aller. J’avais toujours soupçonné ce vieux sournois de Meinbaker de s’adonner à la cabale. Il n’allait jamais à l’église, et il était beaucoup trop lié avec maître Albertus, qui lui-même est un…

l’amateur.

Rassurez-vous, madame, il n’y a rien de moins sorcier que cette manière de jouer. Cette lyre est une espèce d’orgue qui est montée comme une horloge, et qui jouera, sans qu’on y touche, tant que la chaîne n’aura pas terminé un certain nombre de tours sur un pivot.

une jeune fille.

Je vous assure, monsieur, qu’Hélène joue avec ses yeux. Tenez, elle pâlit, elle rougit, son œil brille ou s’éteint, et la musique devient lente ou rapide, douce ou bruyante, selon sa volonté. Je crains bien que la pauvre Hélène ne soit ensorcelée.

l’autre amateur.

Comment ! mademoiselle, vous ne voyez pas que ce que vous prenez pour votre amie Hélène est un automate auquel on a donné sa ressemblance ? On dirait d’Hélène, en effet, mais c’est tout simplement une machine, et vous allez la voir s’arrêter. Les yeux sont d’émail et tournent au moyen d’un ressort. La respiration est produite par un soufflet placé dans le corps du mannequin…

les esprits.

Nous t’avons assez parlé. Maintenant, occupe-toi de ta libératrice, songe qu’elle seule peut briser le charme ; c’est à toi de l’instruire et de te révéler à elle, si son intelligence peut s’élever jusqu’à toi.

l’esprit de la lyre.

Eh quoi ! mes frères, déjà ! Que voulez-vous que je devienne sans vous dans mon cercueil d’ivoire ? Que puis-je dire à une fille des hommes ? elle n’entendra pas mon langage. Oh ! je tremble, je souffre, je pleure !

hélène, s’interrompant et se levant avec énergie.

Tu as parlé ? Tu as dit : Je souffre, je pleure ? Qui donc es-tu ?

la jeune fille, à l’amateur.

Voyez si c’est un automate !

albertus.

Hélène, c’est assez ; la lyre a bien parlé, ne poussez pas l’épreuve plus loin. Le son de cet instrument est trop puissant pour des oreilles humaines, il trouble les idées et peut égarer la raison.

(Il lui ôte la lyre.)

hélène.

Que faites-vous ? Laissez, laissez-la-moi. (Elle tombe évanouie.)

hanz.

Ô maître ! pourquoi lui ôter la lyre ? vous allez la tuer. Maître, elle semble morte, en vérité.

albertus.

N’aie pas peur, ce n’est rien. La commotion électrique de la lyre en vibration devait produire cette crise. Carl, Wilhelm, emportez-la, je vous prie. Vite ! place ! place ! qu’on la mette à l’air !

hélène, se ranimant, repousse Wilhelm.

Ne me touche pas, Wilhelm ; je ne suis pas ta fiancée. Je ne serai jamais à toi. Je ne t’aime pas. Tu es un étranger pour moi. J’appartiens à un monde où tu ne saurais pénétrer sans mourir ou sans te damner.

wilhelm.

Ô mon Dieu ! que dit-elle ? Elle ne m’aime pas !

carl.

Hanz l’avait bien dit.

albertus.

Ma fille, vous parlez sans raison, et vous penserez autrement demain. Donnez-moi votre bras, que je vous reconduise à votre chambre.

hélène.

Non, maître Albertus, s’il vous plaît, je n’irai pas. Je sortirai dans la campagne. J’irai voir le lever de la lune sur le lac.

thérèse.

Vous ne parlez pas à notre maître avec le respect que vous lui devez. Revenez à vous, Hélène. Toute la ville vous entend et vous voit.

hélène.

Je ne vois et n’entends personne. Rien n’existe plus pour moi. Je suis seule pour toujours.

albertus.

Hélas ! la crise a été trop forte ! sa raison est perdue… Hélène, Hélène, obéissez-moi ! je suis votre père. Rentrez chez vous.

hélène.
Je n’ai point de père. Je suis la fille de la Lyre, et je ne vous connais pas. Il y a long-temps que vous me faites souffrir en me condamnant à des travaux d’esprit qui sont contraires à mes facultés. Mais vos grands mots et vos grands raisonnemens ne sont pas faits pour moi. Le temps de vivre est venu, je suis un être libre, je veux vivre libre, adieu !…
(Elle s’enfuit à travers le jardin.)
albertus.
Hanz, Wilhelm, suivez-la, et veillez sur ses jours. (Aux autres élèves.) Mes amis, excusez-moi, ce malheur imprévu m’ôte la force de reprendre la leçon.
(Tous sortent.)
MÉPHISTOPHÉLÈS, LA LYRE.
méphistophélès.

Esprit opiniâtre, qui pourrais recevoir de moi en un instant la liberté et la vie, puisque tu préfères passer par les sept épreuves et sortir lentement de ta prison, au gré d’un homme, attends-toi à souffrir. J’ai assez de pouvoir sur tout ce qui appartient à la terre pour augmenter tes douleurs et prolonger ton agonie. Tu méprises mon secours. Au lieu de venir avec moi habiter les régions de révolte et de haine, ces régions que l’homme tremble d’aborder et qui versent sur lui la coupe du malheur, tu préfères retourner à un Dieu injuste qui te livre pour la moindre faute au caprice et au joug de l’homme. Je mettrai de telles pensées dans le cœur d’Hélène, que tu te repentiras de m’avoir repoussé.

l’esprit de la lyre.

Hélène ne t’appartient pas.

méphistophélès.

Mais Albertus m’appartiendra !

l’esprit.

Que Dieu le protège !


ACTE SECOND.


LES CORDES D’OR.



Scène PREMIÈRE.

(Une terrasse chez Albertus.)
HÉLÈNE, étendue sur des coussins, dort en plein air ;
ALBERTUS s’approche avec précaution.
albertus.
Voici l’heure où elle exhale son hymne au soleil levant… Elle repose encore… Caché là, sous ces lauriers-rose, je pourrai la voir et l’entendre à mon aise… Quand elle se croit seule, elle tire de sa lyre des mélodies plus étranges… Ô femme inexplicable ! créature sans égale, ou du moins sans analogue sur la terre ! quel lien mystérieux unit donc ta destinée à celle de cet instrument de musique ? Pourquoi le tiens-tu ainsi embrassé pendant ton sommeil, comme une mère craignant qu’on ne lui ravisse son enfant ? Que tu es belle ainsi, ignorante de ta beauté ! Hélène ! Hélène ! je ne profane point ton chaste sommeil par des regards de convoitise ! Ta forme est belle, à ce que disent les autres ; mais je n’en sais rien. Si j’admire ton front, et tes yeux, et ta longue chevelure, c’est parce qu’à travers ces signes extérieurs, qu’on appelle la beauté physique, je contemple ta beauté intellectuelle, ton ame immaculée. C’est ton esprit que j’aime, ô vierge mélancolique ! c’est lui seul que je veux connaître et posséder. C’est pour m’unir intimement avec lui que je veux pénétrer la langue inconnue par laquelle il se manifeste… La voici qui s’éveille. Elle redresse sa lyre ; elle l’appuie contre son sein… Ses mains languissantes ne touchent point les cordes et pourtant les cordes s’émeuvent, la lyre résonne… Prodige qui échappe à toutes mes recherches !…
(Il se cache. — La lyre résonne magnifiquement.)
l’esprit de la lyre.

Éveille-toi, fille des hommes, voici ton soleil qui sort de l’horizon terrestre. Prosterne ton esprit devant cette parcelle de la lumière infinie. Ce soleil n’est point Dieu, mais il est divin. Il est un des innombrables diamans dont est semé le vêtement de Dieu. La création est le corps ou le vêtement de Dieu ; elle est infinie comme l’esprit de Dieu. La création est divine ; l’esprit est Dieu !

Fille des hommes, je suis une parcelle de l’esprit de Dieu. Cette lyre est mon corps ; le son est divin, l’harmonie est Dieu. Fille des hommes, ton être est divin, ton amour est Dieu.

Dieu est dans toi comme un rayon qui te pénètre ; mais tu ne peux voir le foyer d’où ce rayon émane, car ce soleil de l’intelligence et de l’amour nage dans l’infini. Comme un des atomes d’or que tu vois étinceler et monter dans ce rayon de l’orient, ô vierge ! il faut briller et monter vers le soleil qui ne se couche jamais pour les purs esprits appelés à le contempler.

Fille des hommes, épure ton cœur, façonne-le comme le lapidaire épure un cristal de roche en le taillant, afin d’y faire jouer l’éclat du prisme. Fais de toi-même une surface si limpide, que le rayon de l’infini te traverse et t’embrase, et réduise ton être en poussière, afin de t’assimiler à lui et de te répandre en fluide divin dans son sein brûlant, toujours dévorant, toujours fécond.
(La lyre se tait.)
chœur des esprits célestes.

Écoute, écoute, ô fille de la Lyre ! les divins accords de la lyre universelle. Tout cet infini qui pèse sur ton être, et qui l’écrase de son immensité, peut s’ouvrir devant toi, et te laisser monter comme une flamme pure, comme un esprit subtil ! Que tes oreilles entendent et que tes yeux voient ! Tout est harmonie, le son et la couleur. Sept tons et sept couleurs s’enlacent et se meuvent autour de toi dans un éternel hyménée. Il n’est point de couleur muette. L’univers est une lyre. Il n’est point de son invisible. L’univers est un prisme. L’arc-en-ciel est le reflet d’une goutte d’eau. L’arc-en-ciel est le reflet de l’infini ; il élève dans les cieux sept voix éclatantes qui chantent incessamment la gloire et la beauté de l’Éternel. Répète l’hymne, ô fille de la Lyre ! unis ta voix à celle du soleil. Chaque grain de poussière d’or qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beauté de l’Éternel ; chaque goutte de rosée qui brille sur chaque brin d’herbe chante la gloire et la beauté de l’Éternel ; chaque flot du rivage, chaque roche, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la beauté de l’Éternel !

Et le soleil de la terre, et la lune pâle, et les vastes planètes, et tous les soleils de l’infini avec les mondes innombrables qu’ils éclairent, et les splendeurs de l’éther étincelant, et les abîmes incommensurables de l’empyrée, entendent la voix du grain de sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l’insecte produit en dépliant son aile diaprée, la voix de la fleur qui sèche et éclate en laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosée ; et l’Éternel entend toutes les voix de la lyre universelle. Il entend ta voix, ô fille des hommes ! aussi bien que celle des constellations ; car rien n’est petit pour celui devant lequel rien n’est grand, et rien n’est méprisable pour celui qui a tout créé !

La couleur est la manifestation de la beauté ; le son est la manifestation de la gloire. La beauté est chantée incessamment sur toutes les cordes de la lyre infinie ; l’harmonie est incessamment vivifiée par tous les rayons du soleil infini. Toutes les voix et tous les rayons de l’infini tressaillent et vibrent incessamment devant la gloire et la beauté de l’Éternel !

albertus.

D’où vient donc qu’Hélène semble écouter des sons inappréciables à mon oreille ? La lyre est muette, et cependant Hélène est ravie en extase, comme si quelque chose planait sur elle en lui parlant… La voici qui reprend la lyre, comme pressée de répondre. Qu’a-t-elle donc entendu ? (La lyre résonne.)

l’esprit de la lyre.

Ô mes frères ! parlez à la fille des hommes ! Aidez-moi à l’instruire, afin qu’elle me connaisse, qu’elle m’aime et qu’elle me délivre. Faites-lui comprendre les mystères de l’infini, et la grandeur et l’immortalité de l’homme, cet atome divin que le souffle de Dieu aspire sans cesse pour nourrir et peupler un autre abîme de l’infini.

(La lyre se tait.)
chœur des esprits.

Ô esprit enchaîné ! tu dois passer par plusieurs épreuves ; lié par la conjuration des sept cordes, tu ne peux être délié que par la souffrance. Tel est le destin de tout ce qui réside dans l’humanité. Cette terre est une terre de douleurs. On n’y descend que pour l’expiation, on n’en sort que par l’expiation. (La lyre résonne.)

l’esprit de la lyre.

Ô purgatoire ! ô attente ! ô effroi ! Perdrai-je donc le sentiment de l’infini ? Faudra-t-il que je nage dans le doute et dans l’ignorance, comme les hommes ? Faudra-t-il que j’erre dans les ténèbres, privé de la lumière divine ?… Fille des hommes, faudra-t-il que j’habite ton ame, prison plus sombre et plus froide que la lyre ?…

(Hélène porte ses mains sur les cordes de la lyre, et les fait vibrer fortement.)
albertus.

Qu’entends-je ! Quelle harmonie nouvelle ! Quels sons puissans et doux à la fois ! Ceci est une musique moins savante et plus suave… Il me semble que je vais la comprendre… Mais que vois-je ?… Hélène touche les cordes, c’est son ame qui parle…

l’esprit d’hélène, tandis qu’Hélène joue de la lyre.

Que crains-tu de moi, esprit ingrat et rebelle ? Tu n’es point Dieu, comme tu t’en vantes ; tu es fils des hommes, toi aussi, fils de la science et de l’orgueil ! regarde-moi, et vois si je ne suis point aussi pur que le plus pur cristal. Vois si je ne suis pas inondé du rayon de l’infini, embrasé par le regard de Dieu ! Ne me dédaigne point, parce que j’habite le sein d’une vierge mortelle : cette vierge est une hostie sans tache ; un amour céleste peut lui inspirer de s’offrir pour toi en holocauste, et d’assumer sur elle l’expiation à laquelle tu es condamné. (Hélène cesse de jouer. La lyre résonne d’elle-même.)

l’esprit de la lyre.

Je t’ai entendue, je t’ai vue, ô vierge immaculée ! Tu me comprends, tu me parles, ton être s’est révélé à moi ! Dieu l’a permis. Tu m’aimes ! et moi aussi je t’aime, car je te vois, et tu me sembles la plus belle des étoiles. Oh ! qu’un hymen céleste nous rassemble, et, pour jamais fondues l’une dans l’autre, nos flammes iront habiter l’infini des mondes !

hélène, laissant tomber la lyre sur les coussins.
Assez, laisse-moi. Ton embrassement me consume, je succombe…
(Elle tombe évanouie.)
albertus.

Voici la crise cataleptique où elle tombe tous les jours, à la même heure, après avoir fait résonner la lyre… Ce sommeil qui ressemble à la mort, cet accablement qui m’effrayait tant les premières fois ne me cause plus de trouble. Il répare ses forces et semble une fonction naturelle de cette organisation particulière. Je vais appeler sa gouvernante et me livrer en secret à l’examen de la lyre.


Scène II.

(Dans le cabinet de maître Albertus.)
ALBERTUS, HANZ.
(Albertus est assis devant sa table, la lyre est posée devant lui, parmi des livres et des papiers épars.)
albertus.

La musique est une combinaison algébrique des divers tons de la gamme, propre à égayer l’esprit d’une manière indirecte, en chatouillant agréablement les muscles auditifs ; chatouillement qui réagit sur le système nerveux tout entier. D’où il résulte que le cerveau peut entrer dans une sorte d’exaltation fébrile, ainsi qu’on l’observe chez les dilettanti.

hanz.

Ô maître ! la musique est toute chose, croyez-moi.

albertus.

La musique peut exprimer des sentimens… mais rendre des idées… mais seulement peindre des objets… c’est impossible ! À moins qu’elle ne soit une magie, comme plusieurs le prétendent. Cependant voici des notes, des clés, des portées, des signes pour marquer la mesure, d’autres signes pour hausser ou baisser l’intonation… Ce ne sont point là des signes cabalistiques. Ils tombent sous le sens le plus vulgaire et sont soumis à une logique invariable.

hanz.

Ce sont les élémens simples et connus dont la combinaison devient un mystère, une magie, si vous voulez. La langue de l’infini !

albertus.

Mais le langage de cette lyre est, dites-vous, un fait exceptionnel, unique, complètement en dehors de la science des musiciens : je n’en sais rien, je n’y crois pas ; n’importe ! j’accepte l’hypothèse, et je dis que la musique n’est qu’une récréation, ce qu’on appelle avec raison un art d’agrément.

hanz.

Le prétendu magicien qui a créé ce talisman se serait donc servi des sons, comme d’autres magiciens se sont servis de mots arabes ou des signes astronomiques, tout cela dans le même but, qui est de marquer, par des formules quelconques, les mystérieuses évolutions de la science des nombres, science qui, selon eux, présiderait aux lois de l’univers sous l’action providentielle d’une force intelligente ?… Maître, vous croiriez à la magie plutôt qu’à la musique.

albertus.

Hélas ! j’ai creusé laborieusement cette mine obscure et profonde qu’on appelle la cabale, espérant y trouver quelques vérités cachées sous un fatras de mensonges et d’aberrations… Je n’ai rien trouvé que l’imposture et l’ignorance des temps grossiers, élémens fatals de l’humanité qui, à chaque instant, posent des bornes au progrès de l’esprit… Aujourd’hui même, n’essaie-t-on pas de faire revivre la sorcellerie, la puissance des charmes et l’empire des charlatans, sous le nom de magnétisme ? C’est la magie des temps modernes. Et pourtant, l’esprit du sage s’arrête devant des faits d’un ordre nouveau et qui détruisent tout l’ordre des lois connues. Que doit-il conclure en présence de prodiges auxquels ses sens ne peuvent refuser de se soumettre ? En théorie, il doit à la postérité de ne rien rejeter comme impossible. En fait, il doit à lui-même de se méfier du témoignage de ses sens jusqu’à ce que sa raison se soit mise d’accord avec l’expérience.

hanz.

Mon Dieu ! mon Dieu ! serait-il possible que l’homme eût végété jusqu’ici sur cette terre infortunée, sans oser lever le voile épais qui le tient abruti, tandis qu’il ne faudrait à tous que ce qui a été départi à quelques esprits supérieurs, la force et la confiance d’arracher ce bandeau et de percer ces ténèbres ! Eh quoi ! au sein des générations aveugles qui se sont traînées sur la face du globe, sans autre espoir que les promesses fallacieuses des prêtres, sans autre consolation que le rêve vague et flottant d’une autre vie, sans autre morale qu’une jouissance brutale ou un renoncement absurde… des saints, des astrologues, des magiciens, des sibylles, enfin, — de quelque nom qu’on les appelle, — des hommes illuminés, auraient, dans tous les temps, vécu en commerce avec les purs esprits du monde invisible, sans pouvoir associer leurs semblables à la connaissance de vérités consolantes et sublimes ! Quoi ! ils auraient vu face à face Dieu, ou ses anges, ou les esprits ses ministres, sans réussir à promulguer une foi basée sur la certitude, sur le témoignage des sens joint à celui de l’esprit ! Clouée sur le seuil d’une vie amère et désolée, l’humanité aurait vu quelques élus franchir ces portiques du monde idéal, et, pour se venger de leur bonheur, elle les aurait condamnés au gibet, au bûcher, à l’infamie, au ridicule, au martyre sous toutes les formes !

albertus.

Oh ! s’il en était ainsi, que notre philosophie serait ridicule et méprisable ! C’est nous autres qu’il faudrait fouetter sur les places publiques et mettre au pilori comme faussaires et blasphémateurs !

hanz.

Maître, est-ce vers les sorciers, est-ce vers les philosophes que vous penchez en cet instant ?

albertus.

Que t’en semble à toi-même, apprenti philosophe ? Attends-tu de ma réponse la solution du grand problème de ta croyance ? Si tu doutes de ma conviction en cet instant, c’est que tu n’es pas bien sûr de la tienne propre, et s’il faut tout te dire, mon cher Hanz, je te soupçonne fort depuis quelque temps de te perdre un peu dans les nuages de l’illuminisme. Ne serais-tu point affilié à quelque société secrète ?

hanz.

Depuis quelque temps vous me raillez, mon bon maître, pour détourner mes questions. Je me réjouirais de vous voir en si joyeuse humeur si je ne savais que, chez les esprits sérieux, l’ironie n’est pas l’indice du calme et du contentement intérieur. Vous professez toujours avec un talent admirable ; mais, s’il faut tout vous dire, vos leçons ne me semblent plus aussi claires, ni vos conclusions aussi victorieuses. Il semble qu’une nouvelle série d’idées encore confuses et impossibles à formuler soit venue interrompre l’unité de votre doctrine. Vous paraissez gêné avec vous-même, et je suis certain d’une chose ; c’est qu’avant peu vous fermerez votre cours sans l’achever, parce que le doute s’empare de vous relativement à votre passé, et peut-être qu’une grande lumière se lève sur vous pour vous révéler votre avenir.

albertus.

J’entends ! Mes élèves doutent de ma loyauté ; ils se demandent si j’ai transigé avec quelque puissance, et ils attendent dans un silence railleur que je leur révèle peu à peu mon apostasie…

hanz.

Ô mon maître ! pour parler ainsi, il faut que vous ayez perdu la noble sérénité de votre ame. Nous vous aimons, nous vous respectons, et nul d’entre nous ne vous accuse. Seulement, nous voyons qu’une secrète inquiétude vous ronge, et nous en souffrons, parce que nous étions habitués à trouver dans vos enseignemens des espérances et des consolations que nous n’y trouvons plus : que deviennent les passagers quand le pilote a perdu sa route parmi les écueils ?

albertus.

Mon ami, nous reprendrons cet entretien ; maintenant laisse-moi seul. Je suis agité en effet, et je ferais peut-être bien de suspendre mon cours. Un monde nouveau s’est ouvert devant moi ; je n’ose encore y pénétrer qu’en tremblant : c’est que je ne peux point y entrer tout seul. Je sais que j’entraînerai à ma suite les esprits qui ont mis leur confiance en moi, et je ne veux point disposer à la légère du dépôt sacré des consciences.

hanz.

C’est un scrupule digne de vous. Je vous laisse, maître ; puissiez-vous retrouver la paix de l’ame !


Scène III.


ALBERTUS.

Qu’il me tardait de me voir seul ! Ah ! celui qui prend sur soi la responsabilité des croyances et des principes d’autrui, celui qui ose se mêler d’enseigner et de diriger d’autres hommes, ne sait pas de quel fardeau il écrase sa vie ! Celui qui fait de la sagesse une profession est bien fou et bien malheureux, quand il n’est pas un vil imposteur ! Au moment où il croit posséder la vérité, au moment où il monte en chaire pour la proclamer, ses yeux se troublent, les ténèbres descendent autour de lui, des lueurs confuses s’agitent dans un lointain obscur, et sa bouche prononce des mots qui n’ont plus de sens pour son esprit. Tout n’est qu’orgueil et mensonge dans la vaine science de l’homme. Il ne sera peut-être pardonné là-haut qu’à celui qui aura su douter et se taire ! (Prenant la lyre.) Pourtant il n’y a pas d’effet sans cause ; ceci n’est point une vielle organisée, un accordéon, comme je le laisse croire. Je l’ai démontée pièce à pièce ; j’en ai examiné attentivement toutes les parties, et les sons magnifiques que cet instrument produit ne sont dus qu’aux proportions savantes et au rapport parfait de ses parties diverses. J’en fais vibrer les cordes sonores, et sans doute ma main ne les profane pas, car leur vibration ne porte pas le trouble dans mon être ; mais il me serait impossible d’en tirer d’autre harmonie que les simples accords qu’une faible notion de la musique me permet de former. Mes doigts les cherchent et les trouvent, mon oreille les écoute et les juge ; mais jamais ma pensée ne pourrait éveiller un son sur ces cordes, et pourtant la pensée d’Hélène les émeut et en fait distiller des chants sublimes, sans le secours de l’art, sans l’aide du toucher… L’effet est bien constaté, je dois en chercher la cause. Négliger de la trouver serait le fait d’une lâche paresse ou d’un orgueil imbécille… D’où vient pourtant que je tremble en abordant ce sujet ? Il y a là, devant moi, comme un fleuve de feu, d’où s’élèvent des tourbillons de fumée… Il me semble que, comme les astrologues du moyen-âge, je vais quitter l’air pur des cieux et la lumière du soleil pour les ténèbres de l’enfer et les prestiges de Satan… Je saurai pourtant vaincre ces frivoles terreurs… Il n’y a désormais pour l’imagination de l’homme ni Tartare, ni démons ; il y a le doute… il y a le néant… Soutiens-moi, espérance divine, fruit de mes longs travaux et de ma pénible austérité !


Scène IV.


ALBERTUS, MÉPHISTOPHÉLÈS, sous la figure du juif.
méphistophélès, à part.

Dans cette disposition-là, tu me plais fort ; je vais enfoncer quelques aiguillons de curiosité dans ta cervelle paresseuse. (Haut.) Je m’incline jusqu’à terre devant votre Stoïcisme.

albertus.

Je suis votre serviteur. Que me voulez-vous ?

méphistophélès.

Votre Infaillibilité ne me fait pas l’honneur de me remettre ?

albertus.

À moins que je ne vous aie vu dans un hôpital de fous.

méphistophélès.

Votre Austérité plaisante, je suis le bon Israélite Jonathas Taër.

albertus.

En effet, je vous reconnais maintenant ; mais, comme le bruit de votre mort a couru ici, mon esprit ne se prêtait pas à cette reconnaissance.

méphistophélès.

J’ai été fort malade à Hambourg. Tous les médecins m’avaient condamné ; mais, au moment où l’on prétendait qu’il fallait me porter en terre, je me suis trouvé sur pieds, grâce à un topique que m’apporta une tireuse de cartes. Je crois bien que, pour n’en avoir pas le démenti, ces messieurs ont fait enterrer une bûche à ma place. Ma guérison eût ruiné leur réputation.

albertus.

Et pourquoi ? Vous eussiez pu avoir raison tous. Votre maladie était mortelle ; mais les juifs ont la vie si dure !… Voyons, que désirez-vous ? Pas de complimens inutiles, je vous prie. Mon temps ne m’appartient pas toujours.

méphistophélès, à part.

Faquin ! qui sait mieux que moi le temps que tu perds à caresser des lubies ? (Haut.) Mon cher maître, je viens vous proposer une affaire.

albertus.

Oh ! c’était votre refrain avec mon pauvre ami Meinbaker. Mais avec moi, quelle affaire pourriez-vous avoir ? Je n’ai rien, et ne désire que ce que j’ai.

méphistophélès.

Oh ! j’ai là, dans ma poche, des papiers qui, j’en suis sûr, vous tenteront.

albertus.

Des papiers ?

méphistophélès.

Un manuscrit précieux.

albertus.

Voyons-le… Mais non, vous ne faites rien pour rien, et je ne pourrais vous payer. Ne me tentez pas. Gardez-le.

méphistophélès.

Oh ! la vue n’en coûte rien. Ce sont des parchemins qui m’échurent en paiement dans la vente qu’on fit après la mort de maître Meinbaker. J’étais un de ses créanciers, et, comme tant d’autres, je fus ruiné !

albertus.

Quand un juif se plaint, c’est signe qu’il est content. De qui donc est ce manuscrit ?

méphistophélès.

De quel autre pourrait-il être que du grand luthier, poète, compositeur, instrumentiste et magicien, Tobias Adelsfreit ?

albertus.

Ah ! j’ai vu beaucoup de son écriture.

méphistophélès.

J’en suis bien aise, vous pourrez constater l’authenticité de celle-ci.

(Il étale de vieux cahiers sur la table.)
albertus.

En effet, elle me paraît incontestable. Voilà son seing et son cachet… Contrats de vente de divers instrumens… inventaires de magasin, à diverses époques, avec la date de la confection des instrumens… Tout cela est sans importance… Mais ce livre, couvert de figures bizarres à demi effacées par le temps… c’est encore son écriture… Voyons donc, sont-ce des vers ?… Non… Voici des essais de composition musicale, pensées lyriques d’une grande valeur sans doute pour les curieux, ou d’un grand mérite pour les artistes… Que vois-je ici ? des mots sans suite… des phrases tronquées, jetées là pour memento, et dont il serait oiseux ou impossible de reconstruire le sens (Se parlant à lui-même et oubliant la présence de Méphistophélès.) Ah ! maintenant, des signes cabalistiques, de la magie ! J’en étais sûr ! nos pères ne pouvaient sortir de leurs grossières perceptions que pour tomber dans des superstitions plus grossières encore. Dois-je m’en étonner ? moi qui vis dans un siècle plus éclairé et qui juge froidement les erreurs du passé, j’ai pourtant dix fois par jour la tentation de croire à ces absurdités ! C’est une conséquence du besoin impérieux que l’homme éprouve de sortir du positif par une porte ou par une autre, fût-ce par celle qui conduit à la folie !

méphistophélès, à part.

Tu seras content. Cette porte est large, et tu y passeras sans te gêner. (Haut.) Maître, il ne faut pas que votre Érudition méprise ces caractères de nécromancie. Nos pères exprimaient souvent dans cette langue barbare des idées aussi sages et aussi philosophiques que vous pourriez les émettre aujourd’hui ; et lors même que ces idées vous sembleraient vagues et mystérieuses, elles auraient toujours une certaine profondeur qui vous donnerait à penser, si vous pouviez les lire.

albertus.

Vous vantez votre marchandise avec beaucoup d’esprit, maître Jonathas ; mais je vous dirai que cela me tente peu. Adelsfreit a écrit de bonnes poésies ; mais je n’en vois point dans ces recueils. La musique et la magie sont aussi peu de mon ressort l’une que l’autre.

méphistophélès.

Et si cette prétendue magie n’était qu’une forme mystérieuse pour exprimer librement des idées plus avancées que la barbarie du siècle n’eût voulu les admettre ? Si vous alliez, en cherchant bien, y découvrir une source d’aperçus nouveaux et de révélations inattendues ? Par exemple, si je vous traduisais littéralement ce passage-ci… (Il prend un des parchemins et lit.) « Un temps viendra où les hommes auront tous l’intelligence et le sentiment de l’infini, et alors ils parleront tous la langue de l’infini : la parole ne sera plus que la langue des sens ; l’autre sera celle de l’esprit. »

albertus.

Qu’entend-il par l’autre ?… La musique ?

méphistophélès, à part.

Ah ! nous commençons à dresser l’oreille. (Haut, et continuant de lire.) « Tout être intelligent sera une lyre, et cette lyre ne chantera que pour Dieu. La langue des rhéteurs et des dialecticiens sera la langue vulgaire.

« Et les êtres intelligens entendront les chants du monde supérieur. Comme l’œil saisira le spectacle magnifique des cieux et surprendra les merveilles cachées de l’ordre infini, l’oreille saisira le concert sublime des astres et surprendra les mystères de l’harmonie infinie.

« Ceci ne sera pas une conquête des sens, mais une conquête de l’esprit. C’est l’esprit qui verra le mouvement des astres ; c’est l’esprit qui entendra la voix des astres. L’esprit aura des sens, comme le corps a des sens. Il se transportera dans les mondes de l’infini et franchira les abîmes de l’infini. Cette œuvre est commencée sur la terre. L’homme s’élève, par chaque siècle, de cent mille et de cent millions de coudées au-dessus du limon dont il est sorti. Il y a loin des corybantes que le choc des boucliers d’airain mettait en fureur, aux chrétiens qui se prosternent en écoutant les soupirs de l’orgue.

« L’homme comprendra enfin que si le métal a une voix, si le bois, si les viscères et le larynx des animaux, si le vent, si la foudre, si l’onde ont une voix, si lui-même a dans ses organes matériels une puissante voix, son ame et l’univers, qui est la patrie de son ame, ont des voix pour s’appeler et se répondre. Il comprendra que la puissance de l’harmonie n’est pas dans le son produit par le bois ou le métal, encore moins dans le puéril exercice des doigts ou de la glotte, pas plus que le mouvement perpétuel n’est dans les machines de bois ou de métal que peut créer une main industrieuse. Les sens ne sont que les serviteurs de l’esprit, et ce que l’esprit ne comprend pas, la main ne peut le créer.

« Je créerai une lyre qui n’aura pas d’égale. L’ivoire le plus solide, l’or le plus pur, le bois le plus sonore, y seront employés, j’y déploierai toute la science du musicien, tout l’art du luthier. Les mains les plus habiles et les plus exercées n’en tireront pourtant que des chants vulgaires, si l’esprit ne les dirige, et si le souffle divin n’embrase l’esprit.

« Ô lyre ! l’esprit est en toi comme il est dans l’univers ; mais tu seras muette si l’esprit ne te parle !… »

méphistophélès.

Eh bien ! maître, commencez-vous à comprendre ?

albertus.

Certainement, tout ceci a un sens poétique, d’un ordre assez élevé peut-être, mais pour moi excessivement vague.

méphistophélès.

Ne vous rebutez pas. Cherchez long-temps ce sens mystérieux. Il serait possible qu’Adelsfreit ne l’eût pas entrevu clairement lui-même. Les hommes les plus doués du sentiment de l’idéal n’ont encore que des lueurs. Une idée est l’œuvre à laquelle travaillent plusieurs générations d’hommes supérieurs : à eux tous, ils la complètent ; mais chacun d’eux l’a formulée imparfaitement à sa manière, et il vous faut combiner ensemble ces divers élémens dans l’alambic de votre cerveau pour en tirer la quintessence.

albertus.

Vous parlez trop bien pour un simple brocanteur, maître Jonathas. Je vous soupçonne de faire ce métier pour la forme et d’être au fond adonné à des études que vous ne voulez pas laisser paraître. Voyons, qu’êtes vous ? philosophe ou nécroman ?

méphistophélès.

L’un et l’autre, monsieur !

albertus.

Comme au moyen-âge ? cela ne se voit plus. Vous êtes le dernier de cette race.

méphistophélès.

Je suis de mon siècle, beaucoup plus que vous-même, mon respectable maître. Je suis à la fois adepte de la raison pure et partisan du magnétisme ; je suis spiritualiste-spinosiste ; je ne rejette rien, j’examine tout, je choisis ce qui m’est le plus facile à pratiquer. Je vois les choses de haut, car je suis un peu sceptique. Je suis d’ailleurs très sympathique à toutes les idées nouvelles et à toutes les anciennes. En un mot, je suis éclectique, c’est-à-dire que je crois à tout, à force de ne croire à rien.

albertus.

Si vous plaisantez, du moins vous vous moquez de vous-même avec beaucoup d’esprit.

méphistophélès.

Vous me trouvez un peu fou, mon bon monsieur. Prenez garde, vous, d’être un peu trop sage. J’ai beaucoup suivi vos cours depuis quelque temps, quoique, perdu dans la foule, je n’aie jamais cherché à attirer vos regards ; je suis peut-être le seul homme qui vous ait compris et qui vous connaisse bien.

albertus.

Vous, monsieur !

méphistophélès.

Sans doute. Je sais que vous êtes précisément le contraire de moi. Vous ne croyez à rien, à force de croire à tout. Allons ! je ne veux pas vous déranger plus long-temps, je vous laisse ces papiers, je présume que vous les lirez avec plaisir : vous connaissez le caractère arabe, et plus vous examinerez ces choses, plus vous y prendrez goût.

albertus.

Mais je ne puis vous les acheter…

méphistophélès.

Je vous les prête ; je serai toujours à temps de m’en défaire. Je ne vous demande pour paiement que la faveur de venir causer quelquefois avec vous. Oh ! vous n’en serez pas fâché ! Je m’entends un peu à tout, même à la musique, et, si vous voulez, nous ferons ensemble un ouvrage pour expliquer le phénomène harmonico-magnétique qui fait jouer cette lyre toute seule entre les bras d’Hélène.

albertus.

Hélène ! que savez-vous d’Hélène ?

méphistophélès.

Oh ! votre belle pupille n’est pas tellement cachée dans votre maison, que le bruit de sa folie miraculeuse ne se soit répandu dans la ville. D’ailleurs, je me suis souvent tenu ici près pendant qu’elle magnétisait sa lyre, et j’ai reconnu, aux sons qu’elle en tirait, la nature de l’instrument aussi bien que celle de la catalepsie.

albertus.

Monsieur, vous parlez là d’une chose qui m’intéresse beaucoup, et si vous avez quelques notions sur ce phénomène, je vous prie, au nom de la science et au nom de la vérité, de me les communiquer.

méphistophélès.

Oui-dà ! vous n’êtes pas dégoûté, monsieur le philosophe ! mais vous auriez trop de raison pour comprendre ce que je me hasarderais à vous expliquer.

albertus.

Peut-être, au contraire, n’en aurais-je pas assez. Pourtant je m’efforcerai de me dégager de tout orgueil philosophique.

méphistophélès.

Non, vous avez trop de préjugés !… La raison, c’est-à-dire l’amour obstiné de l’évidence, est la plus opiniâtre des idées fausses.

albertus.

Hélas ! monsieur, vous ne savez pas à qui vous parlez, et peut-être étiez-vous plus près de la vérité que vous ne le pensiez, en me disant tout à l’heure qu’à force de croire à tout, je ne croyais à rien.

méphistophélès.

Ah ! prenez garde de vous amender jusqu’au blasphème, mon pauvre ami. Il faut pourtant croire à quelque chose, ne fût-ce qu’à sa propre ignorance.

albertus.

Je suis payé pour croire à la mienne. Depuis deux mois que je vois se répéter tous les jours sous mes yeux le phénomène dont nous parlions tout à l’heure, il m’est encore impossible d’établir, à cet égard, une théorie qui me satisfasse le moins du monde.

méphistophélès, à part.

Attends ! attends ! je vais embrouiller toutes tes grandes idées avec des mots ! (Haut.) Je le crois bien, mon cher monsieur ; vous ignorez une foule de choses que vous méprisez et qui vous ouvriraient pourtant les portes d’un monde inconnu. Par exemple, je parie que vous n’avez jamais entendu parler des harpes magnétiques ?

albertus.

J’ai entendu parler des harpes éoliennes que le vent fait vibrer.

méphistophélès.

Et vous ne regardez pas la chose comme impossible ?

albertus.

Non certainement.

méphistophélès.

Vous admettez que l’air peut jouer de la harpe, et vous n’admettez pas que le souffle humain, mû par la volonté, par la pensée, par l’inspiration, puisse produire des effets semblables ?

albertus.

Il faudrait supposer à de tels instrumens une incroyable délicatesse d’impressions, si l’on peut parler ainsi.

méphistophélès.

Supposez encore plus. Supposez qu’il existe un rapport sympathique entre l’artiste et l’instrument !

albertus.

Voilà ce que je ne puis admettre.

méphistophélès.

À votre aise ! ne supposez rien, n’admettez rien ; mais, pour être logique, il vous faut encore nier le phénomène que vous voyez s’accomplir tous les jours sous vos yeux.

albertus.

J’admettrai tout ce que vous me prouverez.

méphistophélès.

Voyons, voulez-vous sincèrement connaître le secret de la lyre magnétique ?

albertus.

Je le veux.

méphistophélès.

N’apporterez-vous pas à cette étude votre orgueil de savant et votre entêtement de logicien ?

albertus.

Je vous promets d’écouter avec la naïveté d’un enfant qui apprend à lire.

méphistophélès.

Eh bien ! apprenez à lire en effet. Étudiez ces parchemins, et puis après, vous examinerez attentivement cet instrument.

albertus, souriant.

Et c’est là tout ?

méphistophélès.

Je reviendrai vous expliquer le reste, quand vous aurez étudié votre leçon.

albertus.

Soit.

méphistophélès, à part.

Laissons-le à lui-même. Ma présence l’intimiderait et l’empêcherait de se livrer à la curiosité puérile qui le dévore. Sa gravité philosophique l’embarrasse avec moi. Seul avec lui-même, il va tourmenter la lyre comme un enfant qui arrache les plumes de l’aile à un oiseau, pour voir comment il s’y prend pour voler. Esprit qui m’as bravé, tu te crois sauvé par Hélène : je viens de te susciter un ennemi terrible, la froide curiosité d’un logicien ! (À Albertus qui rêve.) Je suis forcé de vous quitter, je reviendrai bientôt. Travaillez en m’attendant ; soyez sûr qu’il n’est pas de prodige qu’un esprit persévérant et consciencieux ne puisse comprendre.

albertus.

Je le crois aussi. Dieu vous garde !

méphistophélès.

Et vous aussi, à moins que le diable ne soit le plus fort ou le plus malin.(Il disparaît.)

albertus, seul.

Voilà un homme bizarre, un charlatan sans doute, un escroc peut-être ! Il m’allèche par ses contes, afin de me vendre chèrement ses parchemins ; n’importe : la vue n’en coûte rien, a-t-il dit. (Il lit les parchemins.) Eh ! mais voici quelque chose qui ne me paraît pas dépourvu de sens :

« Esprit qui m’anime, et qui veux remonter vers Dieu, je saurai te lier à la lyre. La trace du génie de l’homme est immortelle comme le génie lui-même ; elle est la semence qui doit féconder le génie des autres hommes, jusqu’à ce que, absorbée et transformée par lui, elle s’efface en apparence. Mais c’est alors qu’elle remonte vers le ciel comme un sillon de flamme, après avoir embrasé le champ destiné à alimenter le feu sacré. »

Ne pourrait-on pas traduire ainsi ce passage : Toute puissance émanée de Dieu, et versée dans le sein de l’homme, doit accomplir une mission sur la terre. La vie de l’homme qui en a été investi ne suffit pas pour la développer ; c’est pourquoi le pouvoir lui est donné de la fixer ici-bas, en la matérialisant dans une œuvre quelconque. Cette œuvre, qui survit à l’homme, ce n’est plus l’homme lui-même, c’est l’inspiration qu’il avait reçue, c’est l’esprit qui l’avait possédé durant sa vie. Cet esprit doit retourner à Dieu, car rien de ce qui émane de Dieu ne s’égare ou ne se perd. Mais, avant de remonter à son principe, cette parcelle de la Divinité doit embraser de nouvelles ames et contracter une sorte d’hyménée céleste avec elles. C’est alors seulement que sa destinée est accomplie, et que l’esprit créateur peut retourner à Dieu avec l’esprit engendré : de leur hyménée est sorti un esprit nouveau, qui, à son tour, accomplit une destinée semblable parmi les hommes. C’est ainsi que le génie est immortel sur la terre, comme l’esprit est immortel dans le sein de Dieu…

Oui, sans doute, telle était la pensée d’Adelsfreit, et je vois que le juif avait raison en disant que cette prétendue magie cache de grandes vérités. Je suis satisfait maintenant d’avoir étudié autrefois la langue cabalistique. Je suis sûr que je trouverai beaucoup de choses intéressantes dans ce livre.(Il lit encore.)

« Sept cordes présideront à ta formation, ô lyre magique ! Deux cordes du plus précieux métal chanteront le mystère de l’infini. — La première des deux est consacrée à célébrer l’idéal, la seconde à chanter la foi : l’une dira le ravissement de l’intelligence, l’autre l’ardeur de l’ame. Éclairée par ce spectacle de l’infini… » (Il laisse tomber le livre.) Il me semble que ceci rentre dans la nécromancie pure… Et pourtant, si l’on remonte à l’origine de la lyre, emblème de la poésie chez les anciens, on voit chaque corde ajoutée à l’instrument marquer un progrès dans le génie et dans la grandeur morale de l’homme. Chez les Chinois, les dieux même se chargent de révéler aux premiers législateurs le mystère important d’une nouvelle corde ajoutée à la lyre, emblème de la civilisation chez ce peuple laborieux et positif… Qui fera l’histoire de la musique ? Qui nous expliquera le pouvoir fabuleux que l’histoire poétique lui attribue sur les élémens, sur les peuples barbares, sur les animaux féroces ?… Un simple effet de sensation eût-il pu produire des résultats aussi puissans, quelque naturels qu’on les suppose, dépouillés de l’allégorie ? — D’où vient donc que je ne comprends pas cette langue musicale ? J’ai étudié les règles de la musique avec ardeur depuis deux mois, et cela n’a point éclairci le mystère que je cherche. J’ai trouvé là une arithmétique, rien de plus… Voyons ! la lyre d’Adelsfreit a en effet des cordes de divers métaux : en voici deux en or pur… L’infini !… la foi !… l’intelligence et l’amour !… Voilà les mots dont Hanz et Wilhelm se servent pour exprimer le sens de l’hymne qui s’exhale chaque matin de cette lyre, lorsque Hélène la fait résonner !… Eh bien !… il est un moyen de s’en assurer,… c’est de retrancher ces deux cordes ; et si l’harmonie qu’elle rendra désormais change de nature, si on lui trouve un autre sens, je commencerai à croire qu’il existe une certaine relation entre les sons et les idées… (Il essaie de démonter les deux cordes d’or de la lyre.) Qu’importe à Hélène que la lyre ait sept cordes ou qu’elle n’en ait que cinq ? Ses doigts n’y touchent que rarement… Ô Adelsfreit ! Hélène est-elle l’ame que ton esprit, matérialisé dans cette œuvre de la lyre, doit féconder ? Hélène est une pure et belle improvisatrice ; mais ce n’est point une intelligence supérieure. Elle ignore tout ce qui fait la science de l’homme ; son ame est engourdie dans une sorte d’aliénation douce et permanente ; son improvisation lyrique est un phénomène jusqu’ici inobservé de cet état cataleptique qu’on appelle aujourd’hui magnétique, mot nouveau, obscur et indéfini, comme l’état qu’il désigne… Mais enfin Hélène n’a pu, dans l’inaction où dorment ses facultés, s’élever vers les sommets de la métaphysique, tandis que moi, qui travaille depuis trente ans à agrandir mon intelligence, je ne puis percer le mystère de cette algèbre inconnue… Maudite corde qui se casse ! Quelle horrible plainte est sortie de la lyre !… Tout mon sang s’est glacé dans mes veines. Ah ! mon pauvre esprit est fatigué, et je ne suis pas éloigné peut-être d’avoir des hallucinations… Le cerveau s’épuise plus en une heure à s’abandonner à des chimères, qu’il ne ferait en un an à suivre le fil conducteur de la logique… Aussi, pourquoi vouloir bâtir dans le vide ? Quoi ! la parole humaine, cet attribut divin qui distingue l’homme de la brute, et qui sert à déterminer, à préciser, à classer les idées les plus abstraites, à rendre les propositions les plus ardues aussi claires que la lumière du jour, serait une langue vulgaire, et la cadence du rossignol serait la langue de l’infini ! Maudits paradoxes des artistes et des poètes, vous ne servez qu’à égarer le jugement ! (La seconde corde d’or se brise dans les mains d’Albertus) Encore ! Cette plainte amère me déchire l’ame ! Quelle puissance les émotions nerveuses peuvent exercer sur le cerveau ! Puissance fatale et dangereuse, le sage doit se tenir en garde contre toi… Les arts devraient être proscrits de la république idéale… Non ! non ! des sons ne sont pas des idées… la musique peut tout au plus rendre des sensations… et encore sera-ce d’une manière très vague et très imparfaite…

thérèse, accourant.

Maître Albertus, Hélène est réveillée ; elle cherche sa lyre avec inquiétude.

albertus.

Je vais la lui porter. (À part.) C’est la seule joie de cette pauvre créature… Je lui rendrai la lyre et ne l’écouterai plus. (À Wilhelm, Hanz et Carl, qui s’avancent d’un autre côté.) Mes enfans, la logique gouverne l’univers, et ce qui ne peut être démontré par elle ne peut passer en nous à l’état de certitude. — Préparez tout pour la leçon ; je suis à vous dans l’instant. (Il sort.)

hanz.

Il me paraît que son bon génie a pris le dessus.

carl.

C’est possible ; mais sa figure est bien altérée. Croyez-moi, il est amoureux d’Hélène : on ne peut être amoureux et philosophe en même temps.

wilhelm.

Ne parlons pas légèrement de cet homme. Il souffre ; mais son ame ne peut que grandir dans les épreuves. (Ils sortent.)

méphistophélès.

Très bien ! Je les lui ferai telles qu’elle n’y résistera pas. Puisque Hélène ne m’appartient plus, puisque l’esprit triomphe, ma haine retombera tout entière sur le philosophe, et son ame est la lyre que je saurai briser.