Les Sept Cordes de la Lyre (RDDM)/02

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ACTE TROISIÈME.


LES CORDES D’ARGENT.



Scène PREMIÈRE.

(Au bord de l’eau.)
ALBERTUS, HANZ, CARL, WILHELM, HÉLÈNE, assise sur la marge du ruisseau, un peu à l’écart.
albertus.

Le soleil est couché, le frais commence à se faire sentir. Il serait temps pour Hélène de rentrer. Il est prudent de ne pas trop prolonger sa première promenade.

wilhelm.

Encore quelques instans, mon cher maître. La soirée est si belle ! Le ciel est encore embrasé des feux du couchant. Hélène semble goûter un bien-être qu’à votre place je n’oserais pas troubler.

carl.

Il est certain que depuis deux ans je ne l’ai pas vue aussi bien portante que ce soir. Son teint est calme, ses yeux doucement voilés. Elle ne répond pas encore à nos questions ; mais elle les écoute et les entend. Je suis sûr qu’elle guérira, et que bientôt elle pourra nous raconter les belles visions qu’elle a eues. — Hanz, tu le crois aussi, n’est-ce pas ? Tu as remarqué comme toute la journée elle a été moins distraite que de coutume ? On dirait qu’elle fait un grand effort intérieur pour reprendre à la vie réelle.

albertus.

J’ai essayé hier de calmer son esprit en l’élevant vers la pensée de Dieu. Elle m’a écouté attentivement, et ses regards, ses courtes réponses, me prouvaient que j’étais compris. Mais quand j’ai eu fini de parler, elle m’a dit : — Je savais tout cela ; vous eussiez pu l’exprimer d’un mot.

hanz.

Et quel était ce mot ? Vous l’a-t-elle dit ?

albertus.

Amour.

wilhelm.

Ô maître ! Hélène n’est point folle ! Elle est inspirée.

albertus.

Oui, elle est poète ; c’est une sorte de folie, — folie sublime, et que je voudrais avoir un instant, pour la connaître, et pour savoir au juste où finit l’inspiration et où commence la maladie.

hanz.

Mon bon maître, nos longues discussions à ce sujet n’ont donc rien modifié à vos idées ? Vous m’aviez pourtant promis d’y réfléchir sérieusement.

albertus.

J’y ai réfléchi ; mais, avant tout, il faudrait comprendre la musique. J’observe Hélène, j’écoute la lyre. Je cherche à me rendre compte des impressions que j’en reçois. Elles me paraissent si différentes des vôtres, que je n’ose rien décider. J’essaie de saisir le sens de ces mélodies savantes ; mais j’avoue que je n’ai rien compris jusqu’ici qui m’éclairât suffisamment.

hanz.

Quoi ! maître, rien senti non plus ?

albertus.

J’ai senti une émotion étrange, mais que je ne pouvais pas plus analyser et définir que la musique qui l’avait causée.

hanz.

Ne vous semblait-il pas que cette musique exprimait des idées, des images et des sentimens ?

albertus.

Plutôt des sentimens que des idées, plutôt des images que des sentimens.

hanz.

Mais quelles images ?

albertus.

Les images vagues d’une splendeur infinie, insaisissable.

carl.

Qu’avez-vous, chère Hélène ? Que cherchez-vous avec inquiétude ?

wilhelm.

N’espère pas qu’elle te réponde ; elle ne t’entend même pas.

albertus.

Peut-être m’entendra-t-elle aujourd’hui. — Hélène, que désirez-vous ?

hélène.

Qui me parle ? Vous !

albertus.

Moi, votre frère.

hélène.

Mon frère n’est pas de ce monde.

albertus.

Votre père.

hélène.

Mon père n’est plus.

albertus.

Votre ami.

hélène.

Ah ! mon ami le philosophe ! Écoutez ici. Vous êtes un homme savant ; vous connaissez les secrets de la nature. Parlez à ce ruisseau.

albertus.

Que lui dirai-je ?

hélène.

Dites-lui de se taire, afin que j’entende la musique de là-haut…

albertus.

Quelle musique ?

hélène.

Je ne puis vous le dire. Mais vous pouvez dire au ruisseau de s’arrêter. Cette cascade chante trop haut.

albertus.

Je commanderais en vain à l’onde de suspendre son cours : Dieu seul peut commander aux élémens.

hélène.

Ne savez-vous pas un seul mot de la langue de Dieu ?

albertus.

Étrange fille ! Son délire est plein d’une poésie inconnue.

hanz.

La lyre est suspendue aux branches de ce saule. Voulez-vous, Hélène, que je vous la présente ?

hélène.
Hâte-toi : le ruisseau se moque du philosophe ; il élève la voix de plus en plus.
(Hanz lui donne la lyre.)
albertus, à part.

Elle ne s’aperçoit pas de l’absence des deux cordes.

hélène.

Écoute, ruisseau, et soumets-toi !

(Elle touche la lyre. Au premier accord, le ruisseau s’arrête.)
albertus.

Quel est ce nouveau prodige ? Voyez-vous ? la cascade reste immobile et suspendue au rocher comme une frange de cristal.

hélène.

Coule, beau ruisseau, mais chante à demi-voix.

wilhelm.

Le ruisseau reprend son cours, mais avec précaution, comme s’il craignait d’éveiller les fleurs endormies sur ses rives.

(Hélène joue de la lyre.)
l’esprit de la lyre.

Maintenant, la terre recueillie attend avec respect la voix de la lune, qui vient regarder sa face assombrie. Écoute bien, fille de la lyre, apprends les secrets des planètes. Du fond de l’horizon, à travers les buissons noirs, voici venir une voix faible, mais d’une incroyable pureté, qui monte doucement dans l’air sonore. Elle monte, elle grandit ; les notes sont distinctes, le disque d’argent sort du linceul de la terre ; la terre vibre, l’espace se remplit d’harmonie, les feuilles frémissent à la cime des arbres. La lueur blanche pénètre dans toutes les fentes du taillis, dans les mille et mille clairières du feuillage : voici des gammes de soupirs harmonieux qui fuient sur la mousse argentée ; voici des flots de larmes mélodieuses qui tombent dans le calice des fleurs entr’ouvertes. Silence, oiseaux des bois ! Silence, insectes des longues herbes ; repliez vos ailes métalliques ! Silence, ruisseau jaseur ; ne heurte pas ainsi en cadence les cailloux de ton lit ! Silence, roseaux frissonnans ; dépliez sans bruit vos lourds pétales, lotus du rivage ! Alcyons pétulans, ne ridez pas ainsi le miroir où la lune veut se regarder. Écoutez ce qu’elle vous chante, et vous lui répondrez quand elle vous aura pénétrés et remplis de sa voix et de sa lumière. Enivrez-vous en silence de sa plainte mélancolique ; buvez à longs traits son reflet humide ; courbez-vous avec crainte, avec amour, sous le vol des anges blancs qui nagent dans le rayon oblique. Attendez, pour vous relever, qu’ils vous aient effleuré du bout de leurs ailes embaumées, et qu’ils aient confié tout bas à chaque oiseau, à chaque insecte, à chaque flot, à chaque branche, à chaque fleur, à chaque brin d’herbe, le thème de la grande symphonie que cette nuit la terre doit chanter aux astres.

hanz.

Eh bien ! maître, cette musique ne parle-t-elle pas à votre ame ?

albertus.

Elle ne saurait parler à ma raison. Elle émeut en moi je ne sais quels instincts de contemplation ; mais par quels moyens, je l’ignore. Je ne saurais traduire ni ce que j’entends, ni ce que j’éprouve ; et pourtant je prête toute mon attention.

wilhelm.

Écoutez, maintenant ! le rhythme change.

l’esprit de la lyre.

Et maintenant, elle est levée, elle règne, elle brille ! elle se baigne dans l’éther, comme une perle immaculée au sein de l’immense océan. Les pâles couleurs du prisme lunaire dansent en cercle autour d’elle. Ses froides mers, ses vastes lacs, ses monts d’albâtre, ses crêtes neigeuses, se découpent et se dessinent sur ses flancs glacés. Miroir limpide, création incompréhensible de la pensée infinie, paisible flambeau enchaîné au flanc de la terre ta souveraine ! pourquoi répands-tu dans les abîmes du ciel cette plainte éternelle, pourquoi verses-tu sur les habitans de la terre une influence si douce et si triste à la fois ? Es-tu un monde fini ou une création inachevée ? Pleures-tu sur une race éteinte, ou es-tu en proie aux douleurs de l’enfantement ? Es-tu la veuve répudiée, ou la fiancée pudique du soleil ? Ta langueur est-elle l’épuisement d’une production consommée ? est-elle le pressentiment d’une conception fatale ? Redemandes-tu tes enfans couchés sur ton sein dans la poussière du sépulcre ? Prophétises-tu les malheurs de ceux que tu portes dans tes entrailles ? Ô lune ! lune si triste et si belle ! es-tu vierge, es-tu mère ? es-tu le séjour de la mort, es-tu le berceau de la vie ? Ton chant si pur évoque-t-il les spectres de ceux qui ne sont plus ou de ceux qui ne sont pas encore ? Quelles ombres livides voltigent sur tes cimes éthérées ? sont-elles dans le repos ou dans l’attente ? sont-ce des esprits célestes qui planent sur ta tête triomphante ? sont-ce des esprits terrestres qui fermentent dans ton flanc et qui s’exhalent de tes volcans refroidis ?

hélène.

Pourquoi interroger l’astre, toi qui connais tous les secrets de l’infini ? Si le charme te lie à mes côtés, ne peux-tu par la mémoire te reporter aux lieux qu’autrefois tu habitais par la pensée ?

l’esprit de la lyre.

Ma mémoire s’éteint, ô fille des hommes ! Depuis que je t’aime, je perds le souvenir de tout ce qui est au-delà des confins de la terre. Interroge avec moi l’univers, car je ne puis plus rien t’apprendre que ce qui existe ici-bas. Ne sens-tu pas toi-même une langueur délicieuse s’emparer de ton être ? N’éprouves-tu pas qu’il est doux d’ignorer, et que sans l’ignorance l’amour ne serait rien sur la terre ? Aimons-nous, et renonçons à connaître. Dieu est avec nous, car il est partout ; mais sa face nous est voilée, et nous sommes désormais l’un à l’autre l’image de Dieu.

hélène.

J’espérais que tu me révélerais toutes choses. Tu me l’avais promis, et déjà nous avions pris ensemble notre vol vers les sphères étoilées. Pourquoi renonces-tu déjà à m’initier ? Ne saurais-tu me conduire dans cette étoile qui brille là-haut, à cent mille abîmes au-dessus de la lune ? C’est là que je voudrais aller. Mais tu ne veux même pas me conduire dans la plus voisine des planètes !

l’esprit.

Je ne le puis. Je suis lié par les cordes de la lyre, et par l’amour que j’ai conçu pour toi. Fille des hommes, ne me reproche pas la chaîne dont tu m’as chargé. Je ne suis plus un esprit céleste ; je ne sais même plus s’il existe un autre ciel que celui qu’on aperçoit de cette rive, à travers la cime des arbres. Ton sein est mon univers ; uni à toi, je comprends et je goûte les beautés du monde que tu habites. Vois comme cette nuit est sereine, comme les voix de ce monde sont harmonieuses, comme elles se marient au concert des astres, et comme, sans savoir le sens mystérieux de l’hymne qu’elles chantent, elles s’unissent dans un accord sublime à la voix de l’infini.

hélène.

Que parles-tu de l’infini ? Tu ne sais plus la langue de l’infini. Tu ne chantes pas mieux maintenant que l’insecte caché dans l’herbe, ou le roseau balancé par les ondes.

l’esprit.

Hélène, Hélène ! tu promettais de m’aimer, et tu voulais t’anéantir pour me délivrer. Mais tu es bien une fille des hommes. À mesure que l’esprit se soumet et se livre à toi, tu veux pénétrer plus avant dans les mystères de l’esprit, et tu le tortures par les étreintes d’une implacable curiosité. Ô esprits mes frères ! venez vers moi ; venez vers la fille de la Lyre ; instruisez-la, ou rendez-moi la mémoire. Montrez-lui Dieu, ou rendez-moi le prisme qui me servait à le contempler. Secourez-moi. L’hymne funèbre de la lune a engourdi ma flamme. Les cordes de la lyre se sont détendues à l’humidité de la nuit. Les soleils de l’infini brillent là-haut de leur splendeur éternelle, et je les vois à peine à travers les voiles dont la terre est accablée.

les esprits célestes.

Résigne-toi, esprit frère ! il faut que ta destinée s’accomplisse. Une main fatale a commencé à briser tes liens ; mais il faut que toi-même tu sois brisé sur la terre avant de retourner aux cieux, et ta délivrance doit s’opérer par la douleur, l’effroi, l’ignorance, l’oubli, la faiblesse. Telle est la loi éternelle. La terre est un aimant, et ceux qui sont nés d’elle ne peuvent la quitter qu’avec désespoir. La terre est le temple de l’expiation.

l’esprit de la lyre.

Eh bien ! je t’aime, ô terre, fille de l’amour et de la douleur ! Je sens en effet s’exhaler de ton sein une attraction brûlante. Je voudrais, languissant, t’étreindre dans un immense baiser, et m’endormir sur ton flanc tiède, sans savoir dans quel monde je m’éveillerai.

hélène.

Oui, la nuit est belle, et la terre est enchantée. Les rayons de la lune la caressent doucement, et son chant se marie délicieusement au chant des étoiles. Chante encore, ô belle création d’amour et de douleur ; chante par tes mille voix. Éveillez-vous, créatures embrasées de la soif de l’infini. Esprits terrestres, beaux sphynx aux ailes de pourpre et d’azur, ouvrez vos yeux ardens et plongez-les dans le sein des fleurs enivrées. Allons, datura paresseux, chante l’hymne aux étoiles ; déjà le phalène qui t’aime danse en rond autour de ta corolle endormie. Et toi, pervenche, relève ta tête appesantie, et n’attends pas que la brise te secoue rudement pour chanter avec elle. Commence ton poème, ô rossignol inspiré ! ne souffre pas que les sanglots de la chouette te devancent. Allons, ruisseau, élance-toi parmi les rochers, et que tes marges fleuries répètent ta fanfare sur tous les tons de la joie, du désir, de l’amour, et de l’inquiétude. Ô mon ame, que tu souffres ! Que les étoiles sont loin ! que leur voix est faible ! Ô terre, je t’aime ! Quand mourrai-je, ô mon Dieu ! mon Dieu, où es-tu ? Quand briseras-tu la lyre ? Esprit, esprit de la lyre, quand te verrai-je ? quand serons-nous délivrés ?

l’esprit.

Fille des hommes, tu ne m’aimes pas. Tu ne songes qu’à Dieu ; tu n’aspires qu’à l’infini. Vois comme la terre est belle, et comme il est doux de vivre sur son sein dans l’oubli de l’avenir, dans la contemplation du présent, dans les voluptés de la paresse, dans les larmes de l’amour. Aime, aime ce qui t’appartient. Dieu ne t’aime peut-être pas ; Dieu ne t’appartiendra peut-être jamais.

hanz.

Les mains d’Hélène cherchent encore les cordes. Remarquez-vous, maître, qu’aujourd’hui elle joue davantage, et qu’elle semble établir un dialogue avec cette puissance invisible qui fait chanter la lyre ?

albertus.

Aujourd’hui il me semble que je suis sur la trace d’une explication naturelle du prodige. Cette lyre serait une sorte d’écho. Sa construction ingénieuse la rendrait propre à reproduire les sons déjà produits par la main qui en ébranle les cordes.

wilhelm.

Ô maître ! vous n’écoutez donc pas ? Les sons produits par la main d’Hélène et ceux qui se produisent ensuite d’eux-mêmes n’ont rien de commun. Ce sont des mélodies toutes différentes ; mais comme elles ne changent ni de ton, ni de mouvement, vous n’appréciez pas la différence continuelle des phrases.

albertus.

Décidément, je suis un barbare.

hélène, jouant de la lyre.

« Peut-être jamais ! » Que ces mots sont effrayans ! Est-il possible qu’on les prononce sans mourir ! Ah ! si l’homme pouvait dire avec certitude jamais ! aussitôt il cesserait de vivre. Peut-être ! voilà donc le thème mélancolique que tu redis incessamment, ô terre infortunée ! Dans tes plus beaux jours de soleil comme dans tes plus douces nuits étoilées, ton chant est une continuelle aspiration vers des biens inconnus. Aussi Dieu a fait bien courte l’existence des êtres que tu engendres ; car le désir est impérieux, et si la vie de l’homme se prolongeait au-delà d’un jour, le désespoir s’emparerait de son ame, et consumerait sa puissance d’immortalité. Ô lune ! à ton aspect la face de la terre se couvre de larmes, et son sein n’exhale que des plaintes ; car ton spectre livide et ta destinée mystérieuse semblent remplir la voûte céleste d’un cri de souffrance et de crainte : Peut-être ! jamais !

hanz, à Albertus.

Maître, vous devenez triste ? Ce chant vous émeut enfin ?

albertus.

Il me fait mal, j’ignore pourquoi.

wilhelm.

Et moi, il me déchire.

l’esprit de la lyre.

Hélène, Hélène, reviens à toi ; chasse ces terreurs inutiles. La nature est belle, la Providence est bonne. Pourquoi toujours aspirer à un monde inaccessible ? Que t’importe demain, si aujourd’hui peut donner le bonheur ? Si tu veux entrer dans la vie immatérielle, apprends la première faculté que tu dois acquérir, la résignation.

L’orgueil de l’homme ne veut jamais se plier à la sainte ignorance où végètent tant d’êtres paisibles dont son univers est peuplé. Vois, fille de la Lyre, comme les fleurs sont belles ; écoute comme le chant des oiseaux est mélodieux ; respire toutes ces suaves émanations, entends toutes ces pures harmonies de la terre. Quel que soit l’auteur et le maître de ces choses, une pensée d’amour a présidé à leur création, puisqu’elle leur a départi la beauté et l’harmonie. Il y a bien assez de bonheur à les contempler. L’homme est ingrat quand il ferme ses sens à tant de chastes délices.

Ah ! plutôt que de chercher sans cesse à déchirer le voile qui te sépare de l’idéal, pourquoi ne pas jouir de la réalité ? Viens avec moi, ma sœur ; viens : mes ailes t’enlaceront et te porteront sur les cimes des montagnes. Nous raserons d’un vol rapide les nappes de fleurs variées que la brise fait onduler sur les prairies. Nous franchirons les torrens, en nous jouant dans le prisme écumant des cataractes ; nous mouillerons nos robes argentées à la crête des vagues du lac, et nous courrons sur le sable fin des rivages, sans y laisser l’empreinte de nos pas. Nous nous suspendrons aux branches des saules, et je sèmerai tes blondes tresses des insectes d’azur, vivans saphirs que distillent leurs rameaux éplorés. Je te ferai une couronne de fleurs d’iris et de lotus. Nous les irons chercher sur ces roches glissantes que les pieds de l’homme n’ont jamais touchées, au milieu de ces abîmes tournoyans d’où les barques s’éloignent avec effroi. Et puis nous traverserons les jeunes blés, et nous marcherons sur leurs têtes blondes sans les courber ; nous gravirons les collines, plus rapides que l’élan et le chamois ; nous franchirons ces grandes bruyères où le francolin et le lagopède cachent leurs nids dans des retraites inaccessibles ; nous voltigerons, comme les grands aigles, sur ces pics de marbre où l’arc et la fronde ne peuvent les atteindre ; nous les dépasserons ; nous irons nous asseoir sur ces aiguilles de glace où l’hirondelle même n’ose poser ses pieds délicats, et de là nous verrons scintiller les étoiles dans une atmosphère plus pure, et nous embrasserons d’un coup d’œil l’immensité des constellations célestes. Et alors, abaissant les regards sur cette terre si belle, d’où montent sans cesse de si touchantes harmonies, et les reportant sur le firmament, qui lui répond par des chants d’espérance si faibles, mais si doux, tu sentiras ton ame se fondre et tes pleurs couler ; car tu comprendras que si Dieu a mis des bornes à la connaissance de l’homme, il a donné en revanche à sa pensée le sens du beau, et à ce sens l’aliment inépuisable d’une création sublime à contempler.
hélène.

Oui, la contemplation est la plus grande jouissance de l’homme ! et je te salue, je t’admire, et je t’aime, ô terre ! œuvre magnifique de la Providence ! Aime-moi aussi, ô ma mère féconde ; aime tous tes enfans ; pardonne-leur l’ennui qui les ronge et l’impatience de te quitter qui les dévore. Tes enfans sont tristes, ô mère patiente ! Tu les combles de tes dons, et ils en abusent ; tu leur crées mille délices, et ils les méprisent. Tu les engendres et tu les nourris de ton sein ; mais leur unique plainte est celle-ci : « Ô mère impitoyable, tu m’as donné la vie, et je te demandais le repos. Maintenant, à peine ai-je joui de la vie, et tu ouvres ton sein avide pour m’y replonger dans un affreux sommeil. Ô marâtre, puisque tu m’as fait vivre, pourquoi veux-tu me faire mourir ? »

l’esprit.
Écoute ! rien ne meurt, tout se transforme et se renouvelle. Et quand même ta pensée ne remonterait pas vers ces hauteurs sublimes d’où tu la crois émanée, il y aurait encore pour toi des rêves délicieux au-delà de la tombe. Quand même ton essence enchaînée pour jamais à celle de la terre se mêlerait à ses élémens, il y aurait encore une destinée pour toi. Qu’oserais-tu mépriser dans la nature, ô fille de la lyre ? Si tu comprends la beauté de tous les êtres qui la remplissent, quelle transformation peut t’effrayer ou te déplaire ? N’as-tu jamais envié les ailes soyeuses de l’hespérie, ou le plumage du cygne ? Quoi de plus beau que la rose ? quoi de plus pur que les lys ? N’est-ce rien que la vie d’une fleur ? Celle de l’homme est-elle aussi douce, aussi résignée, aussi touchante ? Y a-t-il une seule grace oubliée ou perdue dans ce tableau immense ? y a-t-il une seule note isolée ou étouffée dans ce vaste concert ? La Providence n’a-t-elle pas une caresse pour le moindre brin d’herbe qui fleurit, aussi bien que pour le plus grand homme qui pense ? Écoute, écoute ; tu t’es trompée. Ce thème que tu as cru entendre, ce n’est point un chant de doute et d’angoisse… Écoute mieux, le ciel dit : « Espoir ! » Et la terre lui répond : « Confiance !… »
(Hélène dépose la lyre et s’agenouille.)
hanz.

Qu’avez-vous, chère seur ? Pourquoi vos larmes coulent-elles ainsi sur vos belles mains jointes ?

wilhelm.

Laisse-la prier Dieu. Elle ne t’entend pas.

albertus, à Hélène qui se relėve.

Êtes-vous mieux, mon enfant ?

hélène.

Je me sens bien.

albertus, à ses élèves.

Il est temps qu’elle rentre. La soirée devient froide ; emmenez-la, mes amis, et recommandez à sa gouvernante de la faire coucher tout de suite.

wilhelm.

Ne venez-vous pas avec nous, maître ?

albertus.

Non, j’ai besoin de marcher encore. Je vous rejoindrai bientôt.

carl.

N’oublions pas la lyre.

albertus.

Laissez-la-moi. J’en aurai soin. Prenez soin de votre sœur.

wilhelm.

Hélène, appuie-toi sur mon bras.

hélène, prenant le bras de Wilhelm.

La vie n’a qu’un jour.

carl.

Hélène, laisse-moi t’entourer de mon manteau.

hélène, mettant le manteau sur ses épaules.

Et ce jour résume l’éternité.

hanz.

Hélène, ne saurais-tu nous dire à quoi tu pensais tout à l’heure en jouant de la lyre ?

hélène.

Je le sais, mais je ne pourrais pas vous l’expliquer.

carl.

Mais ne saurais-tu donner à cette improvisation un nom qui nous en révèle le sens ?

hélène.

Appelez-la, si vous voulez, les cœurs résignés.

albertus.

Et celle d’hier ?

hélène, effrayée.

Hier ! hier !… c’était… les cœurs heureux ; mais je n’ai pu la retrouver aujourd’hui, je ne m’en souviens plus.


Scène II.


ALBERTUS seul.

Il n’y a plus à en douter, cette lyre est enchantée. Elle commande aux élémens ; elle commande aussi à la pensée humaine, car mon ame est brisée de tristesse, et, sans comprendre le sens mystérieux de son chant, je viens d’en subir l’émotion douloureuse et profonde… Enchantée !… Est-ce donc moi dont la bouche prononce et dont l’esprit accepte un pareil mot ? Il me semble que mon être s’anéantit. Oui, ma force intellectuelle est sur son déclin ; et, au lieu de lutter par la raison contre une évidence peut-être menteuse, je l’accepte sans examen, comme un fait accompli… Peut-être le meunier du moulin, que j’aperçois là-bas parmi les peupliers, pourrait m’expliquer fort naturellement le prodige des eaux suspendues dans leur cours. Il n’a fallu qu’une coïncidence fortuite entre le moment où Hélène, dans sa folie, commandait au ruisseau de s’arrêter, et celui où le garçon du moulin fermait la pelle de l’écluse… Il y a peu de temps, je n’aurais pas hésité un seul instant à chercher l’explication grossière de ce fait en apparence surnaturel ; aujourd’hui je me complais dans le doute, et je crains d’éclaircir le mystère. Est-ce qu’à force de contempler la face auguste de la vérité, l’esprit mobile et frivole de l’homme s’en lasserait ? Ah ! sans doute, quand ce moment arrive pour un esprit méditatif, il doit s’épouvanter ; car ce moment marque sa décadence et son épuisement.


Scène III.


MÉPHISTOPHÉLÈS, sortant des saules, ALBERTUS.
méphistophélès.

Si le meunier avait baissé la pelle de l’écluse au moment où Hélène prononçait les paroles sacramentelles, la coïncidence fortuite serait un prodige beaucoup plus étonnant que le fait naturel dont vous avez été témoin.

albertus.

Encore ce juif ! Il me suit comme mon ombre ; que le soleil se couche ou que la lune se lève, il est sur mes talons… Maître Jonathas, vous prenez beaucoup d’intérêt, ce me semble, aux perplexités de mon esprit ?

méphistophélès.

Maître Albertus, je m’intéresse à toutes choses et ne m’étonne d’aucune.

albertus.

Vous êtes plus avancé que moi.

méphistophélès.

Beaucoup plus avancé, sans aucun doute ; car vous ne l’êtes guère. Vous n’avez donc jamais ouï constater par les savans le rapport qui existe entre le son et le mouvement de certains corps ? Vous n’avez point assisté aux cours d’un savant qui tout dernièrement a placé devant nous un vase rempli d’eau incliné sur un récipient ? En calculant la masse d’eau coulante sur la force du son d’un violon, il modifiait la direction, le bouillonnement et la rapidité de l’irrigation au gré de l’archet promené sur les cordes. La théorie de cette action sympathique sera long-temps discutée peut-être, mais le fait est avéré. Peut-être en trouveriez-vous une explication satisfaisante dans les manuscrits que je vous ai remis ce matin.

albertus.

Plût au ciel que je n’eusse pas jeté les yeux sur ce maudit grimoire ! Les extravagances dont il est rempli ont troublé mon cerveau toute la journée.

méphistophélès.

Pourtant, mon maître, vous avez fait une expérience qui n’a pas mal réussi. En retranchant deux cordes de la lyre, vous avez tellement changé la nature des inspirations d’Hélène, que pour la première fois de votre vie vous avez failli comprendre la musique.

albertus, à part.

Ses railleries m’irritent, et pourtant cet homme semble lire en moi. Il sait évidemment beaucoup de choses que j’ignore. Pourquoi ne lui ouvrirais-je pas mon ame ? Son scepticisme ne peut être contagieux pour moi, et sa science peut me tirer du labyrinthe où je m’égare. (Haut.) Maître Jonathas, vous étiez donc là pendant qu’Hélène jouait de la lyre ? Vous avez compris son chant ?

méphistophélès.

Très bien. Elle a chanté la création terrestre, la nature, comme on disait au xviiie siècle, en langue philosophique. La première corde d’argent est consacrée à la contemplation de la nature ; la seconde à la providence… Oh ! je sais par cœur le manuscrit d’Adelsfreit !… Aujourd’hui vous avez retranché les cordes d’or, l’infini et la foi. Il faut bien que la pauvre inspirée se rejette sur l’espérance et sur la contemplation.

albertus.

Et sur le doute et la mélancolie, car voilà ce que j’ai compris dans son chant. Et voilà l’impression douloureuse qui m’en est restée, à moi !

méphistophélès.

Il ne faut pas que cela vous inquiète. Si vous retranchiez les deux cordes d’argent, vous verriez bien autre chose.

albertus.

Et si je retirais ces deux cordes d’acier ?

méphistophélès.

La lyre chanterait tout différemment, et vous commenceriez à lire dans la musique et dans la poésie comme vous lisez dans le dictionnaire de Bayle.

albertus.

Vous le croyez ?

méphistophélès.

J’en suis sûr. Consultez le manuscrit en rentrant chez vous.

albertus.

Eh bien ! j’essaierai encore cela. Mais je tâcherai de ne pas briser les cordes, comme j’ai brisé, sans le vouloir, les deux premières.

méphistophélès.

Sans doute ! La lyre est enchantée, et cela peut porter malheur ! Ne vous sentez-vous pas la fièvre depuis tantôt ?

albertus.

Quel plaisir pouvez-vous prendre à railler un esprit sincère qui s’abandonne à vous ?

méphistophélès.

Je ne raille pas. N’avez-vous jamais entendu raconter à maître Meinbaker, père de votre Hélène et descendant en ligne directe du fameux Adelsfreit, que ce magicien, le jour de sa mort, ayant mis la dernière main à la lyre, se prit d’un tel amour pour ce chef-d’œuvre, qu’il demanda à monseigneur de là-haut, le pape des étoiles…

albertus.

Quelles folies me racontez-vous là ? Meinbaker avait la tête pleine de contes de fées. Il prétendait qu’Adelsfreit avait demandé à Dieu de mettre son ame dans cette lyre, et que Dieu, pour le punir d’avoir ainsi joué avec son héritage céleste, l’avait condamné à vivre enfermé dans cet instrument jusqu’à ce qu’une main vierge de tout péché l’en délivrât.

méphistophélès.

Et à l’instant même où il eut prononcé ce vœu téméraire, il mourut subitement.

albertus.

Son esprit était égaré depuis quelque temps ; il se donna la mort volontairement.

méphistophélès.

Tout ceci renferme une charmante allégorie.

albertus.

Laquelle ?

méphistophélès.

C’est que le savant, comme l’artiste, se doit à la postérité. Le jour où l’amour de l’art et de la science devient une satisfaction égoïste, l’homme qui sacrifie l’avantage des autres hommes à son plaisir est puni dans son œuvre même. Elle reste enfouie, oubliée, inutile, pendant des siècles ; sa gloire se perd dans les nuages dont la superstition l’environne ; et pour avoir dédaigné de se révéler à ses contemporains, il est condamné à n’être tiré de la poussière que par un esprit simple qui profite de ses découvertes et usurpe sa renommée.

albertus.

J’aime cette interprétation ; je savais bien que vous étiez un homme plus sérieux que vous ne voulez le paraître.

méphistophélès.

Puisque vous me faites tant d’honneur, profitez, maître Albertus, d’un conseil très sérieux : ne négligez pas de pénétrer le mystère qui vous paraît encore envelopper les propriétés de cette lyre magnétique. Soyez sûr qu’il y a entre elle et la folie de votre pupille Hélène un rapport qu’il est de votre devoir d’éclaircir et de faire connaître. Autrement le public imbécile s’emparera d’un fait naturel pour accréditer ses superstitions. On dira qu’il s’est passé dans votre maison des choses diaboliques, et votre silence sera une sanction des contes absurdes qu’on débite déjà. La magie était passée de mode ; mais le peuple n’en a pas perdu le goût, et des esprits distingués aiment à ressusciter ces vieilles croyances sous d’autres noms, croyant faire du neuf et sortir de la routine philosophique.

albertus.

Vous avez raison. Mes meilleurs élèves sont les premiers à accepter toutes ces extravagances. Je poursuivrai l’expérience ; et pour commencer,… je vais ôter les deux cordes d’argent, mais avec précaution, afin de voir, en les remettant plus tard, si Hélène recommence le chant de ce soir.

méphistophélès.

Tournez les chevilles tout doucement.

(Albertus touche la première corde d’argent, qui se brise aussitôt qu’il y porte la main.)
albertus.

Oh ciel ! déjà brisée ! Il semble que mon intention suffise sans le secours de ma main !

méphistophélès.

Je vous avais prévenu. Cet instrument est d’une délicatesse extrême. La sympathie le gouverne.

albertus.

Comme tout à coup le ciel est devenu sombre ! Voyez donc, maître Jonathas, la lune est cachée sous les nuages, et l’orage s’amoncèle sur nos têtes.

méphistophélès, riant.

C’est sûrement l’effet de cette corde cassée. Je ne vous conseille pas de toucher à l’autre.

albertus.
Vous me prenez pour un enfant… Je tournerai cette cheville avec tant de lenteur…
(Il y touche, et elle se brise.)
méphistophélès.

Vous l’avez tournée à rebours. Décidément, vous êtes adroit comme un philosophe !

albertus.

Quel cri lamentable est parti du sein des ondes ! Ne l’avez-vous pas entendu, maître Jonathas ?

méphistophélès.

Le grincement de cette corde cassée agace les nerfs du courli endormi dans les roseaux.

albertus.

Quel terrible coup de vent ! Les peupliers se plient comme des joncs !

méphistophélès.

Il va faire de l’orage. Bonsoir, maître Albertus.

albertus.

Vous me quittez ! Ne m’expliquerez-vous pas ce que j’éprouve en cet instant ? Une terreur invincible s’empare de moi. La sueur coule de mon front. Ah ! ne riez pas de ma détresse ! Je consens à souffrir, je consens même à être humilié, pourvu que mon esprit s’éclaire et que je fasse, à mes dépens, un pas vers la connaissance de la vérité.

méphistophélès, éclatant de rire.

La vérité, c’est que vous êtes un grand philosophe, et que vous avez peur du diable.

(Il se montre sous sa véritable forme. Albertus fait un cri et tombe évanoui.)
méphistophélès.

Maintenant, privée de toutes les cordes qui chantent la gloire ou la bonté de son maître, cet Esprit doit être en ma puissance. Tâchons de briser la lyre. Hélène mourra, et Albertus deviendra fou.

(Il veut briser la lyre.)
chœur des esprits célestes.
Arrête, maudit ! Tu ne peux rien sur elle. Dieu protège ce que tu persécutes. En faisant souffrir les justes, tu les rapproches de la perfection.
(Méphistophélès s’envole et disparaît dans la brume de la rivière.)

Scène IV.


ALBERTUS, se ranimant peu à peu.

Quelle affreuse vision ! Ne l’avez-vous pas vue, maître Jonathas ? C’était un spectre hideux. Toutes les souffrances de la perversité semblaient avoir creusé ses joues livides. Un rire amer, triomphe d’une haine implacable, entr’ouvrait ses lèvres glacées ; et dans son regard j’ai vu toutes les fureurs de l’injustice, toutes les ruses de la lâcheté, toute la rage impitoyable d’un désespoir sans ressources ! Quel est cet être infortuné dont l’aspect foudroie et dont le regard déchire ? Dites, Jonathas, le connaissez-vous ?… Mais où donc est le vieux juif ? Je suis seul, seul dans les ténèbres ?… Mes cheveux sont encore dressés sur ma tête !… Ah ! quelle faiblesse s’est donc emparée de moi ? Quelle douleur est tombée sur ma poitrine et l’a brisée, comme un marteau brise le verre ?… (Voyant la lyre à ses pieds.) Ah ! je me souviens ! J’ai porté encore une fois ma main impie sur cette relique sacrée, dépôt d’un ami mourant, héritage d’une fille pieuse. J’ai voulu détruire ce chef-d’œuvre d’un artiste, cet instrument source des seules joies qu’éprouve la triste Hélène. Il y avait dans cette lyre un mystère que j’aurais dû respecter. Mais mon orgueil, jaloux de ne pas comprendre son langage, et les perfides conseils de ce juif malicieux m’ont égaré… Pauvre Hélène ! que te restera-t-il, si tu ne peux chanter ni la force ni la douceur du Tout-Puissant ? Mon crime porte avec lui son châtiment. Les mêmes cordes que j’ai brisées à cette lyre se sont brisées au fond de mon ame. Depuis hier, l’idée de l’infini s’est voilée en moi : le doute amer a contristé toutes mes pensées, et depuis un instant ma confiance en Dieu s’est évanouie comme ma foi. Il me semblait, pendant qu’Hélène improvisait en regardant la lune, que je pourrais bientôt comprendre les secrets de sa poésie étrange. La nature s’embellissait à mes yeux, et, en même temps qu’une mélancolie profonde s’emparait de moi, j’éprouvais un charme inconnu à savourer ces langueurs d’une contemplation à la fois chaste et voluptueuse auxquelles je n’avais jamais osé me livrer. Oui, je comprenais ce qu’il y a de religieux dans le doute et ce qu’il y a de divin dans la rêverie… Et maintenant ce monde poétique s’est déjà écroulé. Une voix aigre a jeté un cri de malédiction sur la terre épouvantée. La lune ne répand plus sa molle clarté sur les gazons, et les insectes cachés sous l’herbe ne sèment plus leurs petites notes mystérieuses dans le silence solennel de la nuit. La chouette glapit et s’envole vers le cimetière ; le ruisseau traîne de longs sanglots, comme si sa nayade déchirait ses membres délicats sur les cailloux tranchans ; le vent froisse les feuilles avec colère, et sème les fleurs sur le gravier ; les reptiles sifflent, et les ronces se dressent sous mes pieds. Tout pleure, rien ne chante plus ; et il me semble que c’est moi qui ai troublé la paix de cette nuit sereine, en évoquant le désespoir par je ne sais quel maléfice !… mon Dieu ! pourquoi ai-je sacrifié à une vaine sagesse les plus douces impressions de ma vie ? Pourquoi cette âpre résistance, quand une destinée nouvelle pouvait s’ouvrir devant moi ? Que n’ai-je cédé au penchant qui m’entraînait vers la jeunesse, vers la beauté, vers l’amour ? Hélène m’eût aimé peut-être, si, au lieu d’égarer son esprit dans le dédale du raisonnement, je l’eusse laissé s’élever en liberté vers les régions fantastiques où son essor l’entraînait ! Peut-être y avait-il autant de logique dans sa poésie qu’il y en avait dans ma science. Elle m’eût révélé une nouvelle face de la Divinité ; elle m’eût montré l’idéal sous un jour plus brillant… Dieu ne s’est communiqué à moi jusqu’ici qu’à travers le travail, la privation et la douleur ; je l’eusse possédé dans l’extase de la joie… Ils le disent, du moins ; ils le disent tous ! ils se prétendent heureux, tous ces poètes, et leurs larmes sont encore du bonheur, car elles sont versées dans l’ivresse. Notre sérénité leur offre l’image de la mort, et notre existence est à leurs yeux le néant !… Qui donc m’a persuadé que j’étais dans la seule voie agréable au Seigneur ? N’avais-je pas, moi aussi, des facultés pour la poésie ? Pourquoi les ai-je refoulées dans mon sein comme des aspirations dangereuses ?… Et moi aussi, j’eusse pu être homme… Et moi aussi, j’eusse pu aimer…


Scène V.


HANZ, ALBERTUS.
hanz.

Nous sommes inquiets de vous, mon cher maître ; la pluie commence, et l’orage va éclater. Veuillez prendre mon bras, car l’obscurité est profonde et le sentier est escarpé.

albertus.

Hanz ! dis-moi, mon fils, es-tu heureux ?

hanz.

Quelquefois, mon bon maître, et jamais bien malheureux.

albertus.

Et ton bonheur, il te vient… de la sagesse ? de l’étude ?

hanz.

En partie ; mais il me vient aussi de la poésie, et encore plus de l’amour.

albertus.

Tu es aimé ?

hanz.

Non, mon maître. Hélène ne m’aime pas ; mais je l’aime, moi, et cela me rend heureux, quoique cela me fasse souffrir.

albertus.

Explique-moi ce mystère.

hanz.

Maître, l’amour me rend meilleur ; il élève mon ame, il l’embrase, et je me sens plus près de Dieu quand je me sens amoureux et poète… Mais rentrons, mon cher maître, la pluie augmente et le chemin sera difficile. Vous semblez plus fatigué que de coutume.

albertus.

Hanz, je me sens faible… Je crois que je suis découragé !…


ACTE QUATRIÈME.


LES CORDES D’ACIER.



Scène PREMIÈRE.

(Sur la grande tour de la cathédrale.)
ALBERTUS, HÉLÈNE.
albertus.

Arrêtons-nous sur cette terrasse, mon enfant ; cette rapide montée a dû épuiser tes forces.

hélène.

Non ; je veux monter plus haut, toujours plus haut.

albertus.

Tu ne peux monter sur la flèche de la cathédrale. L’escalier est dangereux, et l’air vif qui souffle ici est déjà assez excitant pour toi.

hélène.

Je veux monter, monter toujours, monter jusqu’à ce que je retrouve la lyre. Un méchant esprit l’a enlevée et l’a portée sur la pointe de la flèche. Il l’a déposée dans les bras de l’archange d’or qui brille au soleil. Mais j’irai la chercher, je ne crains rien. La lyre m’appelle.

(Elle veut s’élancer sur l’escalier de la flèche.)
albertus, la retenant.

Arrête, ma chère Hélène ! Ton délire t’abuse. La lyre n’a point été enlevée. C’est moi qui, pour t’empêcher d’en jouer, l’ai ôtée de dessous ton chevet. Mais reviens à la maison, et je te la rendrai.

hélène.

Non ! non ! vous me trompez. Vous vous entendez avec le juif Jonathas pour tourmenter la lyre et me donner la mort. Le juif l’a portée là-haut. J’irai la reprendre ; suivez-moi, si vous l’osez.

(Elle commence à gravir l’escalier.)
albertus, lui montrant la lyre, qu’il tenait sous son manteau.

Hélène ! Hélène ! la voici, regarde-la ! Reviens, au nom du ciel ! Je t’en laisserai jouer tant que tu voudras. Mais redescends ces marches, ou tu vas périr.

hélène, s’arrêtant.

Donnez-moi la lyre, et ne craignez rien.

albertus.

Non ; je te la donnerai ici. Reviens. Oh ciel ! je n’ose m’élancer après elle. Je crains qu’en se hâtant, ou en cherchant à se débattre, elle ne se précipite en bas de la tour.

hélène.

Maître, étendez le bras et donnez-moi la lyre, ou je ne redescendrai jamais cet escalier.

albertus, lui tendant la lyre.

Tiens, tiens, Hélène, prends-la. Et maintenant, appuie-toi sur mon bras, descends avec précaution.

(Hélène saisit la lyre, et monte rapidement l’escalier jusqu’au sommet de la flèche.)
albertus, la suivant.

Ô ciel ! ô ciel, elle est perdue, elle va tomber ! malheureux ! à quoi ont servi tes précautions ? elles n’ont servi qu’à hâter sa perte. (À Hanz et à Wilhelm, qui arrivent sur la terrasse.) Ô mes amis ! Ô mes enfans ! voyez à quel péril elle est exposée…

hélène.

Laissez-moi ! Si un de vous met le pied sur ces marches, je me précipite.

wilhelm.

Le plus sage est de la laisser contenter sa fantaisie. En voulant la secourir, on ne peut que déterminer sa mort.

hanz.

N’ayez pas peur, maître, il y a en elle un esprit qui la possède. Elle agit par une impulsion surnaturelle. Laissez-la, ne lui dites rien. Je vais monter, sans qu’elle me voie, par l’escalier opposé. Je me cacherai derrière l’archange de bronze, et, si elle veut se précipiter, alors je me jetterai sur elle et la retiendrai de force. Ayez l’air de ne pas vous inquiéter d’elle.

(Il passe derrière la flèche, et monte l’escalier opposé à celui qu’Hélène a franchi. Albertus et Wilhelm s’appuient contre la balustrade de la tour. Hélène, au haut de la flèche, s’assied sur la dernière marche, aux pieds de la statue de l’archange.)

albertus.

Quel effrayant spectacle ! Suspendue ainsi dans les airs, sans appui, sans balustrade, sur cette base étroite, pourra-t-elle résister au vertlige ? misérable que je suis ! C’est moi qui serai cause de sa mort !

wilhelm.

Maître, son délire même la rend inaccessible au vertige. Elle échappera au danger, parce qu’elle n’en a pas conscience. D’ailleurs, voyez ! Hanz est déjà auprès d’elle, derrière la statue. Hanz est vigoureux et intrépide ; il est calme dans les grandes occasions ; il la préservera. Prenez courage, et surtout montrez-vous tranquille.

(Hélène accorde la lyre.)
albertus, à part.

Si elle s’aperçoit de la soustraction des deux cordes, qui sait à quel acte de désespoir elle peut se porter ? Mais non !… elle ne s’en aperçoit pas… Elle rêve, elle s’inspire du spectacle déployé sous ses pieds !

l’esprit de la lyre.

Ô fille des hommes ! vois ce spectacle éblouissant ! Écoute ces harmonies puissantes !

hélène.

Je ne vois rien qu’une mer de poussière embrasée que percent çà et là des masses de toits couleur de plomb et des dômes de cuivre rouge où le soleil darde ses rayons brûlans ! Je n’entends rien qu’une clameur confuse, comme le bourdonnement d’une ruche immense entrecoupé par instans de cris aigus et de plaintes lugubres !

l’esprit.

Ce que tu vois, c’est l’empire de l’homme ; ce que tu entends, c’est le bruissement de la race humaine.

hélène.

Maintenant, je vois et j’entends mieux ! Mes yeux percent ces nuages mouvans et distinguent les mouvemens et les actions des hommes. Mes oreilles s’habituent à cette sourde rumeur, et saisissent les discours et les bruits que fait la race humaine.

l’esprit.

N’est-ce pas un tableau magique et un concert imposant ? Vois quelle est la grandeur et la puissance de l’homme ! Admire ses richesses si chèrement conquises, et les merveilles de son infatigable industrie ! Vois ces temples majestueux qui dressent, comme des géans, leurs têtes superbes sur ces masses innombrables de demeures élégantes ou modestes, accroupies à leurs pieds ! Vois ces coupoles resplendissantes, semblables à des miroirs ardens, ces obélisques effilés, ces sveltes colonnades, ces palais de marbre, où le soleil allume dans chaque vitre de cristal un diamant aux mille facettes ! Regarde ce fleuve qui se roule comme un serpent d’or et d’azur autour des flancs de la grande cité, tandis que des ponts de fer et de granit, ici bordés de blanches statues qui se mirent dans les ondes, là suspendus comme par magie à d’invisibles cordons de métal, s’élancent d’une rive à l’autre, tantôt en arcades de pierre fortes et massives, tantôt en réseaux de fer transparens et déliés, et tantôt en élastiques passerelles qui plient sans rompre sous le poids des chariots et des cavaliers ! Vois ces arcs de triomphe où le jaspe et le porphyre travaillés par les mains les plus habiles servent de piédestal aux statues des grands hommes ou aux trophées de la guerre ! Vois de toutes parts ces symboles de la puissance et du génie ! ces frontons chargés d’emblèmes, ces victoires aux ailes éployées, ces coursiers de bronze qui semblent bondir sous la main des conquérans ! Vois ces fontaines jaillissantes, ces édifices où la science accomplit ses prodiges ; ces musées où l’art entasse ses chefs-d’œuvre ; ces théâtres où l’imagination voit réaliser chaque jour ses plus beaux rêves ! Vois aussi cette rade immense où les bannières de toutes les nations flottent sur une forêt de mâts, et où des extrémités de la terre le commerce vient échanger ses richesses ! Porte tes regards plus loin, vois ces rivages fertiles, ces campagnes fécondes semées de villas magnifiques, et coupées dans tous les sens de larges voies plantées d’arbres, où les chars volent dans la poussière, et où le pavé brûle sous le pied des coursiers rapides ! Vois des merveilles plus grandes encore : sur ces chemins étroits, rayés de fer, qui tantôt s’élèvent sur les collines et tantôt s’enfoncent et se perdent dans le sein de la terre, vois rouler, avec la rapidité de la foudre, ces lourds chariots enchaînés à la file, qui portent des populations entières d’une frontière à l’autre, dans l’espace d’un jour, et qui n’ont pour moteur qu’une colonne de noire fumée ! Ne dirait-on pas du char de Vulcain roulé par la main formidable des invisibles cyclopes ? Vois aussi sur les flots la puissance de cette vapeur qui sillonne le flanc de la mer avec des roues brûlantes, et la rend docile comme la plaine au tranchant de la charrue ! — Et maintenant, écoute ! Ces myriades d’harmonies terribles ou sublimes qui se confondent en un seul rugissement plus puissant mille fois que celui de la tempête, c’est la voix de l’industrie, le bruit des machines, le sifllement de la vapeur, le choc des marteaux, le roulement des tambours, les fanfares des phalanges guerrières, la déclamation des orateurs, les mélodies de mille instrumens divers, les cris de la joie, de la guerre et du travail, l’hymne du triomphe et de la force. Écoute, et réjouis-toi ; car ce monde est riche, et cette race ingénieuse est puissante !

wilhelm.

Oh ! mon maître ! l’heure et le lieu inspirent Hélène ! Jamais la lyre n’a été plus sonore, jamais le chant n’a été plus mâle, et l’harmonie plus large ou plus savante.

albertus.

Oui, maintenant enfin, je comprends le langage de la lyre. La vie circule dans mon sang et embrase mon cerveau du feu de l’enthousiasme. Il m’a semblé que je voyais au-delà des bornes de l’horizon, et que j’entendais la voix de tous les peuples se marier à une voix éloquente émanée de mon propre sein.

wilhelm.

Maintenant, Hélène touche la lyre ; notre émotion sans doute va changer de nature ; écoutez bien !

hélène, jouant de la lyre.

Esprit ! où m’as-tu conduite ? Pourquoi m’as-tu enchaînée à cette place, pour me forcer à voir et à entendre ce qui remplit mes yeux de pleurs et mon cœur d’amertume ? Je ne vois au-dessous de moi que les abîmes incommensurables du désespoir, je n’entends que les hurlemens d’une douleur sans ressource et sans fin ! Ce monde est une mare de sang, un océan de larmes ! Ce n’est pas une ville que je vois ; j’en vois dix, j’en vois cent, j’en vois mille, je vois toutes les cités de la terre. Ce n’est pas une seule province, c’est une contrée, c’est un continent, c’est un monde, c’est la terre tout entière que je vois souffrir et que j’entends sangloter ! Partout des cadavres et autour d’eux des sanglots. Mon Dieu, que de cadavres ! mon Dieu, que de sanglots !…

Oh ! que de moribonds livides couchés sur une paille infecte ! Oh ! que de criminels et d’innocens agonisans pêle-mêle sur la pierre humide des cachots ! Oh ! que d’infortunés brisés sous des fardeaux pesans ou courbés sur un travail ingrat ! Je vois des enfans qui naissent dans la fange, des femmes qui rient et qui dansent dans la fange, des lits somptueux, des tables splendides couvertes de fange, des hommes en manteaux de pourpre et d’hermine tout souillés de fange, des peuples entiers couchés dans la fange ! La terre n’est qu’une masse de fange labourée par des fleuves de sang. Je vois des champs de bataille tout couverts de cadavres fumans et de membres épars qui palpitent encore ; j’en vois d’autres où s’élancent des bataillons poudreux, au son des fanfares guerrières. Je vois bien les armes reluire au soleil, j’entends bien les chants de l’espoir et du triomphe ; mais j’entends aussi les gémissemens des blessés, les derniers soupirs des mourans que brisent les pieds des chevaux ; j’entends aussi le cri des vautours et des corbeaux qui marchent derrière les armées, et l’air est obscurci de leur vol sinistre : eux seuls seront les vainqueurs ! eux seuls entonneront ce soir l’hymne du triomphe, en enfonçant leurs ongles ensanglantés dans la chair des victimes !

Je vois des palais, des armées, des fêtes, un grand luxe, une joie bruyante, en effet ! je vois et j’entends ruisseler l’or sur les tables et dans les coffres ! Ce sont les larmes du pauvre, la sueur de l’ouvrier, le sang du soldat, qui coulent sur ces tables, et qu’on serre dans ces coffres ! Chacune des pièces de cette monnaie devrait être frappée à l’effigie d’un homme du peuple, car il n’est pas une de ces pièces de métal qui n’ait coûté la santé, l’honneur ou la vie à un homme du peuple !

Je vois des monarques assis sur des trônes élevés, autour desquels les nations se prosternent, et que garde le triple rempart d’airain des armées. Mais j’entends aussi le peuple qui menace et qui pleure aux portes du palais ; j’entends les arbres des jardins royaux qui tombent sous la cognée, et les pavés qui s’entassent avec les cadavres pour fermer la marche aux soldats sanguinaires ; j’entends les cris de l’émeute, l’hymne généreux de la délivrance, le bruit des canons, le craquement des édifices qui s’écroulent sur les vaincus et sur les vainqueurs ; j’entends le tocsin terrible qui ébranle les vieilles tours et qui sonne d’une voix haletante la victoire et les funérailles !

J’entends aussi la parole sonore des nombreux orateurs ; j’entends le mensonge et le blasphème étouffer la parole du juste ; j’entends les applaudissemens effrénés de la foule qui porte en triomphe les délateurs et les faussaires !

Je vois de majestueuses assemblées, et j’entends ce qu’on y discute. Quelques-uns disent qu’il s’agit de soulager la misère du peuple ; tous répondent que le peuple est trop riche, trop heureux, trop puissant ; et j’entends la masse immense des pharisiens qui se lève lentement en disant d’un air sombre : « Qu’il périsse ! » et je vois les puissances de la terre qui se parfument les mains en disant, le sourire sur les lèvres : « Qu’il périsse !… »

albertus.

Le rhythme est lugubre et la mélodie déchirante ! Voyez comme Hélène souffre, comme son visage est pâle et comme ses bras se tordent avec désespoir autour de la lyre ! malheureuse prêtresse ! J’ai voulu être initié par toi à la poésie de la civilisation. Pythonisse enchaînée au trépied, tu expies dans les tortures ma coupable curiosité ! Hélène ! cesse tes chants, reviens vers nous !…

wilhelm.

Maître, Hanz nous fait signe de ne pas l’appeler. Ravie dans une douloureuse extase, elle oublie que nous l’écoutons. Craignez qu’elle ne s’éveille et que le vertige ne la surprenne.

l’esprit de la lyre.

Fille des hommes, pourquoi te désespérer ainsi ? As-tu donc oublié la Providence ? N’est-ce pas elle qui permet ces choses pour amener, par une dure expérience et une lente expiation, tous les hommes à la connaissance de la vérité et à l’amour de la justice ? Regarde ! il est déjà des hommes pieux et des cœurs vraiment purs. Le crime des uns ne fait-il pas la vertu des autres ? L’iniquité des tyrans ne fait-elle pas ressortir la patience ou l’audace des opprimés ? Vois ! que de dévouemens sublimes, que d’efforts courageux, que de résignations évangéliques ! Vois ces mains fermes et patientes qui s’arment pour la délivrance, tandis que, pour les encourager, les captifs étouffent leurs sanglots derrière les barreaux de la prison ! Vois ces amis qui s’embrassent ; comprends-tu la dernière étreinte de celui qui accompagne l’autre jusqu’au pied de l’échafaud ? Comprends-tu le dernier regard de celui qui place en souriant sa tête sous la hache ?

hélène.

Je vois des vierges qu’on profane, et des enfans qu’on égorge ; je vois des vieillards que l’on suspend au gibet ; je vois une femme que des courtisans traînent dans le lit d’un prince, et qui expire de honte et de désespoir dans ses bras ; je vois l’époux de cette femme qui reçoit de l’or et des honneurs pour garder le silence, et qui baise la main du prince ; je vois une jeune fille que des soldats frappent à coups de verges sur la place publique, pour avoir chanté : Non, la patrie n’est pas perdue ! et qui devient folle ; je vois des enfans qu’on sépare de leur mère, qu’on isole de leur famille, et à qui l’on veut apprendre à maudire le nom de leur père, et à renier l’héroïsme de leur sang ! Je vois des héros qu’on proscrit, des libérateurs dont la tête est mise à prix ; je vois de jeunes martyrs qu’on traîne hors de la prison parce qu’ils n’expirent pas assez vite, et qu’on mène sous les glaces du pôle de peur que leurs derniers soupirs ne percent les murs du cachot et n’arrivent à l’oreille de leurs frères ; je vois des paysans dont on déchire la chair avec des hameçons de fer, parce qu’ils ont oublié de couper leur barbe et d’endosser la livrée du vainqueur ; je vois une nation qu’on veut rayer de la face du globe, comme si elle n’avait jamais existé. On lui ôte ses chefs, ses libérateurs, ses prêtres, ses institutions, ses biens, son costume et jusqu’à son nom pour qu’elle périsse, et l’univers regarde en disant : « Qu’elle périsse ! »

l’esprit de la lyre.

Tu vois le mal qui se montre, tu ne vois pas le bien qui se cache. Ne peux-tu lire au fond des ames généreuses qui préparent le jour de la justice ! N’entends-tu pas la prière des exilés, et ces chants de la patrie absente qui appellent la colère céleste sur les injustes, la miséricorde sur les faibles, la protection sur les forts ? Fille de la lyre ! au lieu de te lamenter sur les forfaits et les infortunes de l’homme, agenouille-toi et invoque le secours d’en-haut, Prions ensemble, unissons nos larmes et nos prières. Que notre amour nous donne l’espoir et la ferveur ! Prions ! tenons-nous embrassés et prosternés aux pieds de celui…

hélène.
Tais-toi ! ne nomme pas ce qui n’existe pas. Si une puissance fatale préside aux destins de l’humanité, c’est le génie du mal, car l’impunité protège le crime ! Que parles-tu de Providence ? que parles-tu d’amour ? La Providence est muette, elle est sourde, elle est impotente pour les victimes, elle est ingénieuse et active pour servir les desseins de la perversité. Sois maudite, ô Providence ! Et toi, Esprit, ne me parle plus. Tu m’as révélé des maux que j’ignorais : sois puni de tes enseignemens cruels par mon silence ; cherche l’amour dans un cœur que tu n’auras pas brisé ; demande ton salut à une ame qui pourra encore aimer et croire !
(Elle se lève. — Albertus fait un cri.)
wilhelm.

Non, non ! elle ne veut pas attenter à sa vie, Voyez ! elle jette la lyre dans l’abîme, et redescend vers nous légère comme l’hirondelle qui cache son nid au sommet des vieilles tours. Oh ! qu’elle est belle avec ses cheveux épars et sa robe blanche que le vent fait ondoyer !

hélène, se jetant dans les bras d’Albertus.

Mon père, emmenez-moi, cachez-moi ! Descendez aux entrailles de la terre ; je ne veux plus voir le soleil, je ne veux plus entendre aucun bruit humain. Que personne ne me parle plus… Je veux arracher mes yeux, je veux être enfouie comme la taupe, endormie comme la chrysalide.

albertus.

Hélène, éloigne-toi de moi, accable-moi de ta haine, je suis l’auteur de tous tes maux… J’ai voulu ôter à la lyre…

hélène.

Ne parlez plus de lyre, la lyre est brisée. Je l’ai jetée au vent… Vous ne la reverrez plus… Hanz, mon frère, emmenez-moi… Cet endroit me donne le vertige du désespoir.

albertus.

Emmenez-la bien vite, mes enfans, je vous suis.


Scène II.

(Sur la place publique.)
GROUPE DE BOURGEOIS.
un bourgois.

La musique a cessé ! Vraiment c’est une chose merveilleuse, et de mémoire d’homme il ne s’est vu rien de pareil.

second bourgeois.

Qu’avez-vous donc à vous récrier ainsi, voisin ? Est-ce que le sucre a encore baissé ?

une vieille dame.

Un miracle, monsieur ! un miracle véritable !

second bourgeois.

Le café ne paie plus les droits ?

la dame.

Non, monsieur, l’archange de la cathédrale a joué de la trompette.

troisième bourgeois.

Quel archange ? quelle trompette ?

le premier bourgeois.

Parbleu ! compère, l’archange de cuivre qui est là-haut, là-haut, et qui souffle dans sa trompette depuis le temps du roi Dagobert sans en faire sortir le plus petit bruit. Eh bien ! tout à l’heure il a joué des airs charmans pendant plus de vingt minutes ; je l’ai entendu comme…

le second bourgeois.

Comme vous m’entendez causer quand je ne dis rien. À d’autres, maître Spiegendorf !

le troisième bourgeois.

Vous avez eu une lubie, ma bonne dame. Les oreilles vous ont tinté.

la dame.

Monsieur, je ne suis pas faite pour en imposer.

le second bourgeois.

Si vous n’avez que cela à nous dire, c’était bien la peine que je me dérange de mon comptoir.

le troisième bourgeois.

Et moi donc ! qui voyais tous ces badauds rassemblés là sur le milieu de la place, regardant en l’air le bout de leur nez, qu’ils prenaient pour la flèche de la cathédrale. J’espérais… c’est-à-dire je croyais qu’il était tombé quelqu’un du haut des tours, et je venais voir bien vite.

le second bourgeois.

Ils auront entendu l’organiste de la cathédrale qui étudie l’air de Marie trempe ton pain, pour nous le jouer dimanche à la grand’messe.

le premier bourgeois.

Ah ! au fait, c’était peut-être cela.

la dame.

Je connais très bien le son de l’orgue. D’ailleurs l’église est fermée, on ne l’entendrait pas d’ici. Et puis, l’ange n’a pas du tout joué des airs d’église ; c’est même singulier comme c’était peu religieux.

le premier bourgeois.

Ah ! c’était pourtant joli, très joli !

le troisième bourgeois.

Ils ont peut-être inventé quelque machine à musique qu’ils ont fourrée dans le corps de la statue pour qu’elle ait l’air de jouer de la trompette. Je parie que cela va sonner à toutes les heures, comme l’horloge de Jean de Nivelle.

le second bourgeois.

Ou bien seulement au coup de midi… Quelle heure est-il ?

le premier bourgeois.

Il est certain qu’il y avait quelque chose de blanc aux pieds de la statue.

le troisième bourgeois.

C’est cela ! c’était un cadran !

le premier bourgeois.

C’est égal, je vais voir ce qu’il en est. Je connais le concierge des tours ; il me laissera monter.

le troisième bourgeois.
Eh bien ! j’y vais aussi.
(Ils s’éloignent tous deux.)
la dame.

Moi, je vais raconter à toute la ville ce que j’ai entendu.

(Elle s’éloigne.)
le second bourgeois, d’un air capable croisant ses bras sur son tablier.
Croirait-on qu’au jour d’aujourd’hui il y a encore tant de gens superstitieux ?… Ah ! voilà maître Albertus qui vient par ici. C’est un homme que je n’aime pas à rencontrer. Il vous regarde d’une drôle de manière, et il se passe dans sa maison des choses auxquelles le diable ne comprend goutte. Oh ! le juif Jonathas Taër qui vient derrière lui ! Pour le coup, je m’en vais à la maison. Je n’aime pas du tout les gens qui courent les rues après leur mort.
(Il s’enfuit.)

Scène III.


ALBERTUS, MÉPHISTOPHÉLÈS.
méphistophélès, suivant Albertus, qui ne le voit pas.

Où courez-vous si empressé et si agité, mon respectable maître ? Vous n’avez pas un regard, pas un simple signe de tête pour votre meilleur ami, ce matin ?

albertus.

Toujours ce juif ! Il me suit comme un remords… Laissez-moi, monsieur, de grace ! Je n’ai pas l’honneur d’être votre ami, et je n’ai pas de temps à perdre.

méphistophélès, le suivant toujours et se plaçant près de lui.

Je conçois votre inquiétude ; l’état d’Hélène vous afflige. Mais rassurez-vous, elle ne s’est jamais mieux portée.

albertus, haussant les épaules.

Qu’en savez-vous ?

méphistophélès.

Vous ne pouvez pas douter que j’en sache plus long que vous sur bien des choses.

albertus.

Gardez votre science maudite ; elle ne m’a causé que trouble et désespoir.

méphistophélès.

Je m’étonne qu’un aussi grand philosophe se décourage pour un peu de souffrance. N’enseignez-vous pas tous les jours en chaire qu’il faut beaucoup souffrir pour arriver à la vérité ? qu’on ne saurait payer trop cher la conquête de la vérité ? que la vérité ne s’achète qu’au prix de nos sueurs, de nos larmes, de notre sang même ?…

albertus.

J’ai déjà beaucoup souffert depuis que je vous écoute, et, loin d’être arrivé à la vérité, il me semble que j’en suis plus éloigné que jamais. Le délire d’Hélène augmente, et rien ne m’explique les propriétés sympathiques de la lyre.

méphistophélès.

Permettez. D’abord le délire d’Hélène n’augmente pas. Hier, toute la journée, après sa promenade au bord de l’eau, elle a été pleine de raison.

albertus.

Il est vrai que son délire n’a commencé qu’au moment où je lui ai refusé la lyre. Alors elle s’est enfuie de la maison, et je n’ai pu la rejoindre qu’au sommet de la grande tour.

méphistophélès.

Aussi pourquoi vouliez-vous l’empêcher de faire résonner la lyre ?

albertus.

Je craignais ce qui est arrivé. En la voyant si sensée et suivant avec tant de clarté une leçon assez abstraite que je venais de lui donner, je me flattais de la voir guérie, et j’aurais voulu que la lyre fût anéantie ; car, n’en doutez pas, tout son délire vient de cet instrument.

méphistophélès.

Sans aucun doute. Vous avez toujours pris pour un conte, pour une rêverie du vieux Meinbaker, un fait très certain. Le premier accès de folie d’Hélène et la longue maladie qui en fut la suite n’eurent pas d’autre cause qu’un attouchement à la lyre.

albertus.

Le fait est bien constaté pour moi aujourd’hui. Mais qu’il reste à l’état de prodige ! je ne m’en tourmenterai plus. Hélène pouvait périr victime de ma curiosité. Dieu merci ! elle a échappé aujourd’hui à son dernier danger : la lyre est anéantie. Elle l’a jetée du haut de la flèche sur le marbre du parvis.

méphistophélès.

Ce qui n’empêche pas qu’elle soit intacte. Vous la retrouverez sur son socle dans votre cabinet. Il n’y manque pas d’autres cordes que celles ôtées par vous-même, et la table n’est pas seulement fêlée. Ses figures n’ont perdu ni bras ni jambes dans la bataille, et je suis sûr que l’accord n’est pas seulement dérangé.

albertus.

Ce que vous dites est impossible. Vous me raillez, mais je vous avertis que je suis las de vos discours.

méphistophélès.

Ne m’adressez jamais la parole si la lyre n’est pas telle que je vous dis, et où je vous dis. Elle est tombée à mes pieds, comme j’écoutais Hélène au bas de la grande tour ; et, en ce moment, j’ai vu passer votre gouvernante Thérèse, à qui j’ai dit de la ramasser et de l’emporter.

albertus.

Je saurai bien tout à l’heure à quoi m’en tenir. Mais comment pouviez-vous entendre la lyre à une aussi grande distance ?

méphistophélès.

Le son de la lyre a cela de particulier que, quelle qu’en soit la douceur, on en distingue les moindres notes d’un bout de la ville à l’autre. Tout le quartier l’a entendue aujourd’hui ; et quant à moi, dont l’ouïe est très fine, je pourrais vous raconter mot à mot ce que la lyre et Hélène se sont dit l’une à l’autre au sommet de la grande aiguille du clocher.

albertus.

Vous comprenez donc parfaitement le sens de la musique ?

méphistophélès.

Très bien. N’a-t-elle pas chanté aujourd’hui les merveilles et les misères de la civilisation ? Tandis que la lyre disait la grandeur et le génie de l’homme, Hélène ne disait-elle pas ses crimes et ses malheurs ?

albertus.

Oui, j’ai compris cela aussi, — très bien cette fois, — à ma grande surprise ! Le manuscrit d’Adelsfreit me l’avait prédit.

méphistophélès.

« Sur trois cordes, la mélodie sera forte et limpide. Tous la comprendront, car les deux cordes d’acier traitent de l’homme, de ses inventions, de ses lois et de ses mœurs. » Vous voyez que je sais mon Adelsfreit sur le bout du doigt. Quant à la corde d’airain, la dernière de toutes,… « celui qui la fera vibrer connaîtra le mystère de la lyre. »

albertus.

Eh bien ! je ne le connaîtrai pas. J’y renonce. Je briserai la lyre en rentrant à la maison.

méphistophélès.

Présomptueux ! Croyez-vous que cela soit en votre pouvoir ? La lyre est tombée tout à l’heure du ciel en terre sans recevoir le plus léger dommage. Votre main se briserait en essayant de la détruire.

albertus.

D’où vient donc que je brise sans le vouloir, et par le plus léger attouchement, ses cordes délicates ?

méphistophélès.

Tout cela tient au mystère que vous ne voulez pas connaître. N’avez-vous jamais ouï dire qu’une ame poétique et tendre résiste avec constance aux plus grands revers de la fortune, tandis qu’elle se contriste, se resserre et se brise au moindre échec dans ses affections ? Vous-même, vous souriez quand l’autorité brutale ferme votre cours et arrête vos publications. Pourtant, si Hélène est malade, ou si un de vos disciples commet un acte d’ingratitude envers vous, votre force est vaincue, et vous versez des pleurs comme un enfant. Le mystère de la lyre n’est pas plus inexplicable que cela.

albertus.

Vous vous tirez de tout par des comparaisons et des symboles.

méphistophélès.

Tout est symbole, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre matériel ; ces deux ordres obéissent à des lois analogues, et accomplissent des phénomènes analogues. En partant de ce raisonnement, et en brisant encore deux cordes de la lyre, vous vous emparerez du secret.

albertus.

Je ne le ferai pas. Dieu sait quelle crise Hélène aurait à subir cette fois-ci !

méphistophélès.

C’est un noble sacrifice, et je vous approuve. Cependant je suis fâché que tout ceci ait fait tant de bruit, et que le pays tout entier soit bouleversé par les contes de sorciers et de revenans auxquels la folie d’Hélène et le son étrange de la lyre ont donné lieu. Vous passez maintenant pour un magicien, et moi aussi par contre-coup. Vous savez que je ris volontiers de toutes les choses qui me concernent ; mais quant à vous, je suis vraiment affligé de vous voir perdre toute votre salutaire influence, et je prévois que vos excellentes doctrines, loin de porter leurs fruits, vont tomber dans un discrédit complet.

albertus.

N’espérez pas me prendre par la vanité, je suis au-dessus de ce que les hommes diront de moi.

méphistophélès.

Il n’est pas question de cela. Vous aviez une mission à remplir auprès des hommes, et vous les abandonnez à l’ignorance et à l’erreur…

albertus.

Je n’aime pas assez l’humanité pour lui sacrifier Hélène ; Hélène est une ame pure, un être céleste. Les hommes sont tous des despotes, des traîtres et des brutes.

méphistophélès.

Je vois que la musique a fait son effet : c’est le propre de la lyre d’imposer à ceux qui l’écoutent les émotions de celui qui la fait parler. Il serait bien malheureux pour vous que vous restassiez sous cette impression fâcheuse ; le monde y perdrait beaucoup, et vous en auriez un jour de grands remords.

albertus.

N’est-ce pas vous qui m’avez engagé à détruire les cordes qui eussent pu, par leur mélodie, élever et embraser mon ame ? Il vous sied bien de me reprocher l’effet de vos conseils !

méphistophélès.

Vous me remercierez de mes conseils quand vous aurez accompli votre tâche, c’est-à-dire quand vous aurez fait de la lyre un instrument monocorde. Concevez encore ceci sous la forme symbolique. Pour élever votre ame vers l’idéal comme vous êtes parvenu à le faire, n’avez-vous pas, durant de longues années, travaillé à briser dans votre propre sein les fibres qui tressaillaient pour des joies terrestres ? N’avez-vous pas détruit tout ce qui eût pu vous distraire de votre but, et n’avez-vous pas concentré toutes vos pensées, tous vos sentimens, tous vos instincts sur un seul objet ?

albertus.

C’est vrai, mais ici je travaille dans le sens inverse. J’ai commencé par détruire dans la lyre la poésie de l’infini, et je suis arrivé à la poésie des choses terrestres, tandis que dans mon travail philosophique sur moi-même j’ai procédé au rebours.

méphistophélès.

C’est un tort que vous avez eu. Ce qu’on étouffe avant qu’il soit né n’est jamais bien mort. Les besoins refoulés avant leur développement redemandent la vie impérieusement. C’est ce qui vous est arrivé. Votre vertu vous rendait l’homme le plus malheureux du monde, et, à l’heure qu’il est, en prêchant tous les jours la certitude, vous ne la possédez sur aucun point.

albertus, à part.

Je suis épouvanté de voir cet homme lire en moi de la sorte !

méphistophélès.

Si vous en restez là, vous êtes perdu, mon bon ami. Il faut que vous retourniez à la foi par une forte réaction. Il faut que vous connaissiez les passions, leurs angoisses, leurs périls, leurs fureurs même. Il faut, en un mot, que vous passiez par l’épreuve du feu ; ensuite vous rendrez témoignage de votre foi, car vous aurez connu la vie, et vous ne vous tromperez plus.

albertus.

Vous me donnez un odieux conseil. Croyez-vous donc que l’ame humaine soit assez forte pour résister à une telle épreuve ? C’est tenter Dieu que de s’abandonner au mal de gaieté de cœur. Quiconque essaiera ses forces de la sorte le paiera cher, et perdra, dans l’exercice des mauvais instincts, le sentiment et le désir de l’idéal.

méphistophélès.

Qui vous parle de faire le mal et de cultiver les instincts grossiers ? Vous oubliez que je suis philosophe aussi bien que vous, quoique je ne sois pas patenté. Je ne vous conseille pas de vous avilir, mais de vous retremper. Il est une seule passion, grande dans ses puérilités, généreuse dans ses emportemens, sublime dans ses délires : c’est l’amour. Vous vous êtes trompé quand vous avez cru que votre idéal pouvait absorber toute la flamme déposée dans votre sein. Cette flamme est de deux natures : l’une est pour le ciel, l’autre pour la terre ; et l’une ne peut pas plus dévorer l’autre, que la volonté humaine ne peut étouffer l’une des deux. (Posant sa main sur le bras d’Albertus.) Qui le sait mieux que vous, mon cher philosophe ? Cette flamme terrestre vous consume, et rien n’a pu encore l’éteindre en vous !

albertus, tressaillant et se parlant à lui-même.

Ses paroles embrasent mon sang, et pourtant sa main me glace, comme si elle était de marbre !

méphistophélès, lui tenant toujours le bras.

Donnez un aliment à cette flamme, et, quand elle aura brûlé le temps nécessaire, elle s’éteindra d’elle-même ; car, étant de nature terrestre, elle doit périr. L’autre, qui est céleste, lui survivra et vous possédera tout entier.

albertus.

Mais, pour aimer, il faut pouvoir être aimé.

méphistophélès.

Vous l’êtes peut-être déjà sans vous en douter ?

albertus.

Moi !… Qui pourrait donc m’aimer ?… (Brusquement.) Maître Jonathas, ne la nommez pas !… je vous le défends.

méphistophélès.

Vous pensez que son nom serait profané dans ma bouche ? Vous êtes déjà bien amoureux, maître Albertus ?

albertus, troublé.

Mais elle ne m’aime pas ; elle ne m’aimera jamais…

méphistophélès.

Elle vous aimera quand vous voudrez, et cet amour lui rendra la raison, la santé et la vie !

albertus.

Et que faut-il donc faire pour qu’elle m’aime ?

méphistophélès.

Il faut briser encore deux cordes à la lyre ; et quand vous serez las d’aimer, ou effrayé de la force de votre amour, il ne tiendra qu’à vous d’en guérir sur-le-champ.

albertus.

Comment cela ?

méphistophélès.
En épousant Hélène et en brisant la dernière corde de la lyre ! (à part.) Il est à moi !
(Il disparaît.)
albertus, dans une sorte d’égarement.

Dieu ! que l’empreinte de sa main est froide !… Ma vue est troublée.… J’ai peine à retrouver mon chemin… Serait-il possible que la lyre ne fût pas brisée ?…


ACTE CINQUIÈME.


LA CORDE D’AIRAIN.



Scène PREMIÈRE.


ALBERTUS, dans son cabinet, contemplant la lyre. MÉPHISTOPHÉLÈS, invisible pour lui, assis dans un coin.
méphistophélès, à part.

C’est cela ! contemple ta besogne, gémis, effraie-toi, frappe-toi la poitrine ; cela ne raccommodera rien, et tu peux jouer à ton aise maintenant sur la seule corde qui te reste : ce sera une belle musique, mais, par malheur, elle ne durera pas long-temps !

albertus.

Je n’ai pu y résister !… Quelle est donc cette tentation infernale ? Ce juif maudit, avec ses manuscrits et ses conseils, a fait de moi un enfant. Il a bouleversé ma raison, en me promettant un secret que je ne saurai jamais sans doute !… En vain je cherche dans ces papiers quel chant est consacré par la septième corde ; Adelsfreit ne s’est point expliqué à cet égard, et je suis forcé de m’en rapporter à Jonathas. Prédictions incompréhensibles ! vous vous êtes pourtant réalisées avec une justesse dont une science plus grande que la mienne serait épouvantée. Mais plus le mystère paraît impénétrable, plus ma conscience doit en chercher l’explication ; je la dois aux hommes, je me la dois à moi-même, cette solution, sans laquelle leur esprit et le mien peuvent rester à jamais trompés… Les hommes !… ma conscience !… Est-ce donc pour eux, est-ce donc pour elle que j’ai tenté l’expérience ?… Est-ce l’amour de la vérité qui m’a guidé en tout ceci ? est-ce lui qui me dévore en cet instant ? Ah ! malheureux, avoue qu’en brisant ces deux dernières cordes, un amour insensé de la vie, une soif ardente des passions t’a seule entraîné !… Oh ! comme ma main tremblait, comme ma poitrine était en feu, lorsque j’ai suivi le conseil du juif ! Je m’attendais encore à voir le ciel s’obscurcir, la terre trembler, et ma maison s’écrouler sur moi. Rien de tout cela n’est arrivé, et même je n’ai point entendu les cordes d’acier rendre un son plaintif comme celles que j’avais déjà brisées. Cette fois la lyre a été muette ! Peut-être que c’est ma conscience qui est devenue sourde !… Quel est donc mon crime, cependant ? Si l’action est utile en elle-même, qu’importe qu’une mauvaise intention se soit glissée malgré moi parmi les bonnes ? Je devais poursuivre ici la vérité à travers les épreuves ; et quand même la paix de mon ame en serait à jamais troublée, c’est encore un sacrifice que je dois à mon œuvre.

méphistophélès, se montrant sous la figure du juif.

Mille pardons si je surprends sans façon le secret de vos pensées. Les grands esprits ont la mauvaise habitude de causer tout haut avec eux-mêmes. Cela ne vous arriverait pas, si vous connaissiez la musique ; mais vous ne tarderez pas à la savoir, car je vous trouve dans de meilleures idées. Il me semble que vous commencez à ouvrir les yeux et à reconnaître que vous devez tâter le pouls à la vie, si vous voulez être le vrai médecin de l’humanité.

albertus, à part.

Cet homme me déplaît ; je me méfie de lui, et pourtant il me mène où il veut ! D’où vient que sa visite m’est agréable en cet instant ? Serait-ce que j’ai besoin d’une plus mauvaise conscience que la mienne pour m’encourager dans le mal ?

méphistophélès.

Ne seriez-vous pas moine, par hasard ?

albertus.

Rien ne peut me déplaire davantage que cette plaisanterie. Que voulez-vous dire ?

méphistophélès.

C’est que vous appelez crime tout ce qui est en dehors de votre morale personnelle.

albertus.

S’il en est ainsi, n’ai-je pas raison pour moi du moins ? Tout est relatif.

méphistophélès.

Je m’exprime mal. Je devrais dire : vœux insensés, orgueil téméraire.

albertus.

Ce reproche est un lieu commun. Vous qui prétendez lire au dedans de moi, vous devriez savoir que mon renoncement aux choses humaines est une résolution naïve et consciencieuse.

méphistophélès.

Comme il vous plaira ; j’aimerais mieux passer pour un orgueilleux que pour un niais.

albertus.

Le mépris et l’ironie ne me touchent point.

méphistophélès.

Cela veut dire que vous êtes blessé. Allons ! ne nous fâchons pas. Depuis vingt-cinq ans vous êtes la victime d’une erreur, voilà tout. Il est temps de vous en affranchir. Vous avez pensé qu’un philosophe devait être un saint ; et, au lieu de chercher la sainteté dans l’emploi bien dirigé de vos facultés, vous avez suivi la vieille routine des dévots en tâchant d’éteindre ces facultés mêmes. Ce qui doit vous amener à reconnaître votre illusion, c’est que vous devez vous souvenir des doutes qui ont torturé votre ame depuis le jour où vous être entré dans cette carrière jusqu’à celui-ci ; c’est aussi que vos facultés n’ont fait que grandir et réclamer toujours plus impérieusement leur emploi. Le maître que vous invoquez, et avec lequel vous vous croyez en rapport direct, serait bien ingrat et bien fou de ne point vous secourir, si, en vous immolant ainsi, vous aviez rempli ses intentions. Apprenez donc à reconnaître, dans la révolte des besoins de votre cœur, la légitimité de ces besoins, ou doutez de cette puissance céleste que vous appelez toujours en témoignage et à qui vous offrez tous vos sacrifices. Voyons, de quelle mission vous croyez-vous investi en ce monde ? Est-ce de faire votre salut comme un chartreux, ou de chercher la sagesse afin de l’enseigner aux hommes comme un philosophe ? Si c’est le dernier cas, apprenez qu’on n’enseigne pas ce qu’on ignore. La sagesse que vous pratiquez est un état exceptionnel qui pourra former tout au plus deux ou trois adeptes placés, comme vous, dans une voie d’exception ; c’est une vertu de fantaisie qui rentre dans la série des essais artistiques ; et vous, qui demandez toujours compte aux poètes de la moralité et de l’utilité de leurs travaux, vous seriez fort embarrassé de prouver en quoi votre cénobitisme peut être profitable à la société.

albertus.

Vous ne sauriez nier pourtant que j’aie enseigné des vérités utiles, et je vous répondrai que je n’eusse pas eu le loisir de découvrir et d’enseigner ces vérités, si j’eusse livré ma vie au caprice des passions.

méphistophélès.

Qui vous parle de caprices ? qui vous parle de passions ? Ne pouviez-vous cultiver dans le sanctuaire de votre ame, comme vous dites, un amour pur, une amitié conjugale, durable, légitime ? Ne pouviez-vous pas vous marier, être père ? Alors vous eussiez enseigné avec autorité les devoirs de la famille dont vous parlez si souvent à vos élèves, à peu près comme un aveugle parle des couleurs.

albertus.

J’y ai souvent songé, mais j’ai senti dans mon ame le germe de passions si violentes, que je n’eusse pu faire de l’hyménée un lien aussi paisible, aussi noble, aussi durable que ma raison le conçoit et que ma conviction le prêche aux autres.

méphistophélès.

Et pourquoi, s’il vous plaît, le germe de vos passions est-il devenu si brûlant et si dangereux ? C’est que vous l’avez trop long-temps comprimé. Ainsi, avec toute votre vertu, vous êtes inférieur au dernier bourgeois de votre ville.

albertus.

J’en suis trop convaicu ! mais le mal est fait. Plus j’ai tardé, plus il est certain que je ne dois pas entrer dans cette carrière. Il est peut-être de certaines erreurs dans lesquelles la sagesse nous ordonne de persévérer en apparence, ou du moins dont elle nous condamne à porter la peine jusqu’au bout.

méphistophélès.

Voilà le plus beau sophisme qui soit jamais sorti de la bouche d’un sage ; mais ce n’en est pas moins un sophisme bien conditionné. Dites tout bonnement que ce qui vous arrête aujourd’hui, c’est la timidité. D’une part, la crainte de ne pas savoir plaire à une femme ; de l’autre, la peur de paraître ridicule à vos élèves.

albertus.

Je puis jurer devant Dieu et devant les hommes que vous vous trompez. Si je croyais devenir meilleur et plus utile à la société en me mariant, je le ferais tout de suite, avec simplicité, avec franchise. J’augure assez bien des femmes pour croire qu’il s’en trouverait au moins une qui serait touchée de ma candeur, et je connais assez mes élèves pour être sûr qu’ils apprécieraient ma bonne foi ; mais je suis certain que l’amour serait désormais un poison pour mon ame. Je serais porté à m’absorber tellement dans l’amour d’une créature semblable à moi, que je perdrais le sentiment de l’infini et la contemplation assidue de la Divinité. La jalousie dévorerait mes entrailles, et détruirait peu à peu toutes mes idées de justice, de patience et d’abnégation. Pour quelques enfans de plus que je donnerais à la patrie, je lui retirerais ma doctrine, qui, certes, lui est plus nécessaire ; car les bras manqueront toujours moins que les intelligences. N’est-ce pas votre avis ?

méphistophélès.

Ainsi, vous êtes bien décidé à rester moine ? C’est votre dernier mot ?

albertus.

Si c’est ainsi qu’il vous plaît de me qualifier, soit ! C’est ma dernière résolution.

méphistophélès.

En ce cas, dites-moi donc, maître Albertus, pourquoi vous avez réduit la lyre à cette seule corde d’airain ?

albertus, troublé.

Qu’ont de commun le son de cette lyre et les expériences physiques dont elle est l’objet pour moi avec les principes de ma conduite et les sentimens de mon ame ?

méphistophélès.

Sans doute ; qu’a de commun la poésie avec l’amour ? Jamais cela n’est tombé sous le sens d’un philosophe !

albertus.

C’est assez ! vos railleries me fatiguent, et tout ce que je viens de vous dire est assez triste pour mériter, de votre part, autre chose qu’un froid dédain. Vous êtes un homme sans entrailles ; laissez-moi !

méphistophélès.

Vous m’accusez, ingrat, quand je vous sers malgré vous ! Dupe de vos propres sophismes, vous aviez mis entre vous et le bonheur des obstacles invincibles, la contrainte et la gaucherie d’un philosophe ! Je vous ai fait connaître et modifier les propriétés magiques de cette lyre. Grâce à moi, vous avez dans les mains un talisman avec lequel vous pouvez toucher le cœur d’Hélène, et lui apparaître plus jeune et plus beau que le plus jeune et le plus beau de vos élèves… Et vous le dédaignez, pour vous renfermer dans votre sot orgueil ou dans votre prudence couarde ! Eh bien ! que votre destinée s’accomplisse ! Maintenant, la mélodie de la lyre est tellement simplifiée, que vous pourriez en jouer aussi bien qu’Hélène, et agir sur elle comme jusqu’ici elle a agi sur vous… Le tendre Wilhelm, ou le passionné Hanz, ou le beau Carl, en joueront à votre place ; et Hélène, à jamais guérie de sa folie, sera l’heureuse et chaste amante de celui des trois qui sera le mieux inspiré !… Bonsoir, maître, je vous souhaite une bonne nuit et de longs jours sur la terre !

albertus.

Attendez : que dites-vous ?… Hélène guérie ? Hélène heureuse ?

méphistophélès.

Ma société vous fatigue… Adieu !…

albertus.

Encore un mot ! Vous avez une telle foi dans la puissance incompréhensible de ce talisman, que vous oseriez me promettre de semblables résultats !… Le manuscrit d’Adelsfreit s’arrête à la corde d’acier…

méphistophélès.

Depuis quand ajoutez-vous foi à la sorcellerie ? Ne voyez-vous pas que tout ceci est un jeu ? Quand vous avez cru qu’Hélène jouait de la lyre avec sa pensée, vous aviez une taie sur les yeux, qui vous empêchait de distinguer ses mains ; quand le ruisseau s’est arrêté à son commandement, le meunier fermait l’écluse ; quand la lyre est tombée du haut de la cathédrale sur le pavé, un corbeau l’a saisie au vol et l’a déposée tout doucement par terre. Tout s’explique par des faits naturels. Je ne conçois pas qu’on se rompe la tête à chercher le mot d’une énigme, quand la première explication venue est aussi bonne que toutes les autres. Bonsoir, maître, pour la dernière fois !

(Il redevient invisible pour Albertus, et reste auprès de lui, appuyé sur le dos de son fauteuil.)

albertus.

Non ! tout ceci n’était pas explicable par le hasard. Les prodiges accomplis par la lyre peuvent s’accomplir encore, et tous les jours nous recevons du ciel des bienfaits qui dépassent la portée de notre intelligence ; celui-ci peut-être m’était réservé, de donner le bonheur et de le recevoir en empruntant à la lyre une éloquence inconnue et une puissance sympathique… Oh ! rendre la raison à Hélène, et en retour être aimé d’elle ! (Saisissant la lyre.) Ô lyre ! est-il possible que tu puisses opérer un tel miracle, et que ta dernière corde, docile enfin à mes doigts inhabiles, me révèle la poésie, la grace, l’enthousiasme, et toutes les puissances de la séduction ! Lorsque tu vibreras sous ma main, une flamme descendra-t-elle d’en haut pour illuminer mon front et me révéler cette langue de l’infini qu’Hélène parle et que je comprends à peine ? Oui, sans doute, poète et musicien, investi de cette magie sans laquelle le monde est froid et sombre, je saurai me faire aimer… Je ne serai plus le triste philosophe dont l’aspect n’inspire que la crainte, et la parole que l’ennui ! Maussade enveloppe, disgracieuse gravité, je vais te dépouiller comme un vêtement d’hiver aux rayons du printemps… Oh ! je suis vaincu !… L’espérance d’être heureux m’a rendu l’espérance d’être bon ! Oui, je saurai aimer avec justice, avec douceur, avec confiance, car je saurai que je puis être aimé de même ; et mes amis seront heureux de mon bonheur, car je leur en parlerai naïvement, et ils verront que mon ame est sincère dans la joie comme dans la souffrance.


Scène II.


HÉLÈNE, ALBERTUS, MÉPHISTOPHÉLÈS, invisible.
méphistophélès, à part.

Oui ! oui ! compte sur eux, compte sur elle, compte sur toi-même ! c’est là que je t’attends ! Il me semble que, malgré ses forfanteries, l’Esprit de la lyre va enfin être chassé d’ici. Alors Hélène me revient de droit, et nous verrons comment monsieur le philosophe prendra l’amour conjugal avec la veuve d’un ange devenue maîtresse du diable.

albertus, regardant Hélène qui est assise avec préoccupation sur le bord de la fenêtre, sans faire attention à lui.

Comme elle est pâle et triste ! Ah ! son dernier chant l’a brisée ! — (S’approchant d’elle.) Hélène ! êtes-vous plus malade, mon enfant ? — Elle ne m’entend pas, ou ne veut pas me répondre. — Chère Hélène, si vous m’entendez, répondez-moi, ne fût-ce que par un regard. Votre silence m’inquiète, votre indifférence m’afflige.

(Hélène le regarde avec étonnement, et reporte les yeux sur la campagne.)
albertus.

Elle m’entend cependant, mais il semble que mes paroles n’aient aucun sens pour elle. Peut-être si je lui montrais la lyre, retrouverait-elle la mémoire.

(Il prend la lyre, et la pose sur la fenêtre. Hélène la regarde avec indifférence.)
albertus.
Allons ! sa raison est entièrement perdue, il faut un miracle pour la ressusciter. Si je suis dupe d’une grossière imposture, pardonnez-moi, ô vérité ! ô Dieu !… Pour la première fois je vais avoir recours à autre chose que la certitude.
(Il essaie la lyre, qui reste muette.)
méphistophélès, à part.

Malédiction sur toi, pédagogue incurable ! Tu ne peux pas seulement faire résonner la corde de l’amour ! Qui donc brisera la lyre ! Allons chercher Hanz ou Wilhelm. Peut-être seront-ils moins encroûtés. Que m’importe, au reste, qui ce soit ? La pureté d’Hélène ne peut résister au charme de la corde d’airain, et qu’elle soit souillée par le philosophe ou par toute la ville, il faudra bien que l’esprit de la lyre s’humilie, et que le philosophe se damne ! (Il disparaît.)


Scène III.


HÉLÈNE, ALBERTUS.
albertus, consterné.

Tous mes efforts sont vains ! Elle est muette pour moi, muette comme Hélène, muette comme moi-même ! Et pourtant mon ame est pleine d’ardeur et de conviction ! D’où vient donc que depuis si long-temps mes lèvres sont closes et ma langue enchaînée comme la voix au sein de cet instrument ? Pourquoi n’ai-je encore jamais osé dire à Hélène que je l’aimais !… Ah ! le juif m’a trompé, il m’a dit que ce talisman me donnerait l’éloquence de l’amour, et le talisman est sans vertu entre mes mains ! Dieu me punit d’avoir cru à la puissance des chimères, en m’enlevant ma dernière illusion, et en me replongeant dans l’horreur du désespoir ! Ô solitude, je suis donc à jamais ta proie ! Ô désir ! vautour insatiable dont mon cœur est l’indestructible aliment !…

(Il croise ses bras sur sa poitrine, et regarde Hélène avec douleur. La lyre tombe et rend un son puissant. Hélène tressaille et se lève.)
hélène.

C’est ta voix !… Où donc es-tu ?

(Elle cherche autour d’elle avec inquiétude, et après quelques efforts pour retrouver la mémoire, elle aperçoit la lyre et la saisit avec transport. La lyre résonne aussitôt avec force.)
albertus.

Quels sons graves et terribles !… Je ne croyais plus à la puissance du talisman. Pourtant cette voix me remplit de trouble et d’épouvante !


l’esprit de la lyre.

L’heure est venue, ô fille des hommes ! C’est maintenant que tous mes liens avec le ciel sont brisés. C’est maintenant que j’appartiens à la terre ; c’est maintenant que je suis à toi. Aime-moi, ô fille de la lyre ; ouvre-moi ton cœur afin que je l’habite et que je cesse d’habiter la lyre !

l’esprit d’hélène, pendant qu’Hélène touche la corde d’airain.

Être inconnu qui me parles depuis long-temps, et qui jamais ne t’es montré à moi, il me semble que je t’aime, car je ne puis rien aimer sur la terre. Mais mon amour est triste, et la crainte le glace ; car je sens que ta nature est supérieure à la mienne, et j’ai peur d’être sacrilége en osant aimer un ange.

l’esprit de la lyre.

Si tu veux m’aimer, ô Hélène ! si tu oses me prendre, et m’enfermer dans ton intelligence, je consens à m’y perdre, à m’y absorber à jamais. Alors, nous serons liés par un indissoluble hyménée, et ton esprit me verra face à face. Hélène, aime-moi comme je t’aime ! L’amour est puissant, l’amour est immense, l’amour est tout : c’est l’amour qui est Dieu ; car l’amour est la seule chose qui puisse être infinie dans le cœur de l’homme.

l’esprit d’hélène.

Si l’amour est Dieu, il est éternel. Notre hyménée sera donc éternel, et ma mort n’en brisera pas les liens. Parle-moi ainsi, si tu veux que je t’aime, car la soif de l’infini me dévore et je ne puis concevoir l’amour sans l’éternité !

chœur des esprits célestes.

Approchons-nous, entourons-les, planons sur leurs têtes ! Que la grace et la puissance de Dieu soient ici avec nous. L’heure fatale approche, l’heure décisive pour notre jeune frère captif au sein de la lyre ! Doux esprit de l’harmonie, que ne peux-tu nous voir et nous entendre ! Mais tes liens avec nous sont brisés, les cordes d’or et d’argent ne nous évoquent plus ; l’amour seul nous ramène près de toi. Mais l’amour terrestre t’a envahi, et t’a ravi la mémoire. Tu ne nous connais plus ; ta douloureuse épreuve s’accomplit ; ton sort est dans les mains d’une fille des hommes. Puisse-t-elle rester fidèle aux instincts divins qui l’ont préservée jusqu’ici de l’amour terrestre ! puissances du ciel, réunissons-nous, embrasons l’air du battement mélodieux de nos ailes !

albertus.

La voilà encore ravie en extase, comme si elle entendait dans le silence un langage divin. Oh ! qu’elle est belle ainsi ! Oui, son ame est ouverte aux inspirations du ciel, et sa folie apparente n’est que l’absence des instincts grossiers de la vie. Ô créature charmante ! combien je t’ai calomniée autrefois, lorsque j’ai douté de ton intelligence ! combien j’ai été fou moi-même de me défendre de l’émotion que ta beauté m’inspirait ! C’était une pensée sacrilége que de ne pas croire l’existence d’une telle beauté extérieure liée à celle d’une beauté intellectuelle aussi parfaite ! Hélène, les sons puissans que tu viens de me faire entendre ont ouvert mon ame aux harmonies du monde supérieur. Je sens que tu célèbres les feux d’un amour divin, et cet amour pénètre mon sein d’une espérance délicieuse. Écoute-moi, Hélène ! je veux te dire que je t’aime, que je te comprends, et que mon amour est enfin digne de toi ! Écoute-moi, car l’ame est une lyre, et comme tu as fait vibrer celle-ci par ton souffle, tu as éveillé par ton regard une harmonie cachée au fond de mon être…

(Il s’agenouille auprès d’Hélène, qui le regarde avec surprise.)
l’esprit de la lyre.

Hélène ! Hélène ! un esprit puissant te parle, un esprit lié encore à la vie humaine, mais dont l’essor mesure déjà le ciel ! un esprit de méditation, d’analyse et de connaissance… Hélène ! Hélène ! ne l’écoute pas, car il n’est pas, comme toi, enfant de la lyre !… Il est grand, il est juste, il est dans la lumière et dans l’espérance ; mais il n’a pas encore vécu dans l’amour que célèbre la corde d’airain. Il a trop aimé les hommes, ses frères, pour s’absorber en toi. Hélène ! Hélène ! ne l’écoute pas ! crains le langage de la sagesse. Tu n’as pas besoin de sagesse, ô fille de la lyre ! tu n’as besoin que d’amour. Écoute la voix qui chante l’amour, et non pas la voix qui l’explique.

albertus.

Écoute, écoute, ô Hélène ! Quoique fille de la poésie, tu dois entendre ma voix ; car ma voix vient du fond de mon cœur, et l’amour vrai ne peut manquer de poésie, quelque austère que soit son langage. Laisse-moi te dire, ô jeune fille ! que mon cœur te désire, et que mon intelligence a besoin de la tienne. L’homme seul est incomplet. Il n’est vraiment homme que lorsque sa pensée a fécondé une ame en communion avec la sienne. N’aie plus peur de ton maître, ô ma chère Hélène ! Le maître veut devenir ton disciple, et apprendre de toi les secrets du ciel. Les desseins de Dieu sont profonds, et l’homme n’y peut être initié que par l’amour. Toi qui chantais hier d’une voix si déchirante les crimes et les infortunes de l’humanité, tu sais que l’humanité aveugle et déréglée erre sur le limon de la terre comme un troupeau sans pasteur ; tu sais qu’elle a perdu le respect de son ancienne loi ; tu sais qu’elle a méconnu l’amour et souillé l’hyménée ; tu sais qu’elle demande à grands cris une loi nouvelle, un amour plus pur, des liens plus larges et plus forts. Viens à mon aide, et prête-moi ta lumière, ô toi qu’un rayon du ciel a traversée ! Unis dans une sainte affection, nous proclamerons par notre bonheur et par nos vertus la volonté de Dieu sur la terre. Sois ma compagne, ma sœur et mon épouse, ô chère fille inspirée ! Révèle-moi la pensée céleste que tu chantes sur ta lyre. Appuyés l’un sur l’autre, nous serons assez forts pour terrasser toutes les erreurs et tous les mensonges des faux prophètes. Nous serons les apôtres de la vérité ; nous enseignerons à nos frères corrompus et désespérés les joies de l’amour fidèle et les devoirs de la famille.

hélène, jouant de la lyre.

Écoute, ô esprit de la lyre ! ceci est un chant sacré, c’est une belle et noble harmonie ; mais je la comprends à peine, car c’est une voix de la terre, et depuis long-temps mes oreilles sont fermées aux harmonies de la terre. Les cordes d’argent ne chantent plus ; les cordes d’acier sont devenues muettes. Explique-moi l’hymne de la sagesse, toi qui du ciel es decendu parmi les hommes.

l’esprit de la lyre.

Je ne puis plus rien t’expliquer, ô fille de la Lyre ! je ne puis que te chanter l’amour. J’ai perdu la science, je l’ai perdue avec joie ; car l’amour est plus grand que la science, et ton ame est l’univers où je veux vivre, l’infini où je veux me plonger. La sagesse te parle de travaux et de devoirs ; la sagesse te parle de la sagesse ; tu n’as pas besoin de sagesse, si tu as l’amour. Hélène ! l’amour est la suprême sagesse ; la vertu est dans l’amour, et le cœur le plus vertueux est celui qui aime le plus. Fille de la lyre, n’écoute que moi ; je suis une mélodie vivante, je suis un feu dévorant. Chantons et brûlons ensemble ; soyons un autel où la flamme alimente la flamme ; et, sans nous mêler aux feux impurs que les hommes allument sur l’autel des faux dieux, nourrissons-nous l’un de l’autre, et consumons-nous lentement jusqu’à ce que, épuisés de bonheur, nous mêlions nos cendres embrasées dans le rayon de soleil qui fait fleurir les roses et chanter les colombes.

albertus, à Hélène.

Hélas ! tu me réponds par un chant sublime qui allume en moi un désir toujours plus vaste ; mais la sympathie ne met pas ton chant en rapport avec ma prière. Quitte la lyre, ô Hélène ! tu n’as pas besoin de mélodie ; ta pensée est un chant plus harmonieux que toutes les cordes de la lyre, et la vertu est la plus pure harmonie que l’homme puisse exhaler vers Dieu.

hélène, touchant la lyre.

Réponds-moi, ô Esprit ! ô toi que j’aime et qui parles la langue de mon esprit ! Notre amour sera-t-il éternel, et la mort ne rompra-t-elle point notre hyménée ! Ce n’est pas dans le rayon du soleil, ce n’est pas dans le calice des roses, ni dans le sein des colombes, que je puis éteindre l’amour qui me consume ; je le sens monter vers l’infini avec une ardeur dévorante. Je ne puis t’aimer que dans l’infini ; parle-moi de l’infini et de l’éternité, si tu ne veux que la dernière corde de mon ame se brise.

les esprits célestes.

Bonté infinie, amour éternel, protége la fille de la lyre ! Ne laisse pas l’étincelle de ce feu divin s’éteindre dans les douleurs de l’agonie ! Miséricorde céleste, abrége l’épreuve de l’Esprit notre frère qui languit et qui brûle sur la corde d’airain ! Ouvre ton sein aux enfans de la lyre, laisse tomber la couronne sur le front des martyrs de l’amour !

l’esprit de la lyre, à Hélène.

Que t’importe de posséder l’infini ? Qu’as-tu besoin d’être assurée de l’éternité, si pendant un jour, si pendant une heure de ta vie, tu as compris et rêvé l’un et l’autre ? L’amour seul peut te donner cette heure d’extase. Profites-en, ô Hélène, et que l’ambition d’un avenir idéal ne te fasse pas négliger le seul instant où l’idéal te soit présent. N’est-ce pas assez que cet instant, et l’amour ne peut-il résumer en une minute toutes les joies de l’éternité ? Oh ! Hélène ! pour obtenir cet instant, j’ai vu briser avec transport toutes les cordes qui me liaient au ciel par la foi et l’espérance. Il ne m’a été laissé que l’amour, et l’amour me suffit. Donne-moi cet instant, ô Hélène, et si je suis éternel, je consens à faire le sacrifice de mon éternité. Je consens à m’éteindre dans ton ame, pourvu que ton ame consente à recevoir la mienne, et qu’elle oublie un seul instant l’infini et l’éternité.

albertus.

Tu es muette pour moi, ô ma pauvre Hélène ! Les sons terribles de la lyre t’entraînent de plus en plus vers la région des pensées inconnues où je ne puis te suivre. Prends pitié de moi, prends pitié de toi-même, ô jeune Pythie ! Crains ce délire sacré, trop puissant pour la nature humaine. Reviens à des pensées plus douces, à une foi plus humble, à un amour plus méritoire et plus bienfaisant.

les esprits célestes.

Ô trois fois saint, ô mille fois bon et miséricordieux ! protége la fille de la Lyre, prends pitié de l’esprit de la Lyre !

hélène, jouant de la lyre avec une impétuosité toujours croissante.

C’en est fait, il faut que j’aime. Le ciel et l’enfer ont allumé en moi des flammes inextinguibles. Mon ame est un trépied rempli de braise et de parfums. Je voudrais t’aimer, ô sage infortuné, martyr patient de la vertu et de la charité ! Je voudrais t’aimer, ô esprit de la lyre, mélodie enivrante, flamme subtile, rêve d’harmonie et de beauté ! Mais tous deux vous me parlez des choses finies, et le sentiment de l’infini me dévore ! L’un veut que j’aime pour servir d’exemple et d’enseignement aux habitans de la terre ; l’autre veut que j’aime pour satisfaire les désirs de mon cœur et goûter le bonheur sur la terre. Dieu ! ô toi dont la vie n’a ni commencement ni fin, toi dont l’amour n’a pas de bornes, c’est toi seul que je puis aimer ! Reprends mon ame tout de suite, ou laisse-la languir ici-bas dans une agonie aussi longue que l’existence de la terre ; je ne veux pas perdre le sentiment de l’infini. Ô mon Dieu ! aie pitié, car je souffre ; aime-moi, car je t’aime ; donne-moi ta vie, car je…

(La corde d’airain se brise avec un bruit terrible. Hélène tombe morte, et Albertus évanoui.)

les esprits célestes.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes dont le cœur est pur ! Esprit notre frère, ton épreuve est finie ; fille de la lyre, ta foi est récompensée. Venez à nous, ô enfans de l’amour ! qu’un céleste hyménée vous unisse pour l’éternité ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

l’esprit de la lyre.

Où suis-je et que vois-je ? Je me réveille dans les cieux, et ma vue embrasse l’infini ! La lumière céleste et l’amour impérissable me sont rendus. Ô fille de la Lyre, ta foi m’a sauvé ; viens partager la liberté infinie et l’éternelle joie ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

(Hélène s’envole vers les cieux avec l’esprit de la Lyre et les esprits célestes.)
albertus, se relevant, ramasse la lyre et court avec égarement autour de la chambre.

La lyre brisée, Hélène morte, morte ! Hélène ! Hélène ! où es-tu ? Je suis ton assassin ! Hélène, Hélène ! je veux me tuer !… Laissezmoi me tuer !…

méphistophélès, se montrant devant lui sous sa véritable forme.

Ne se tue pas qui veut, mon maître ; il vous faut bien expier cette petite faute. Vous vivrez, s’il vous plaît, mais en société avec moi, en compagnie avec le désespoir.

albertus.

Ah ! encore cette horrible apparition ! Qui es-tu, esprit de ténèbres, image de la perversité, de l’athéisme et de la douleur ? Je ne puis soutenir ta vue. Mon Dieu, délivrez-moi de cette vision ; mon esprit s’égare !

méphistophélès, s’approchant, pour le saisir.

Il faudra pourtant bien t’y accoutumer ; la lyre est brisée, et j’ai tout pouvoir sur toi !

le spectre d’hélène apparaît à Albertus avec l’Esprit de la lyre sous la forme de deux anges.
Homme vertueux, ne crains rien des artifices du démon ! nous veillons sur toi ; la mort ne détruit rien, elle resserre les liens de la vie immatérielle. Nous serons toujours avec toi, ta pensée pourra nous évoquer à toute heure ; nous t’aiderons à chasser les terreurs du doute et à supporter les épreuves de la vie.
(Albertus tombe à genoux.)
chœur des esprits célestes.

Arrête, Satan ! tu ne peux rien sur celui qui tire sa sagesse de la foi et de la charité ; sa main a brisé les six cordes de la lyre, mais sa main était pure et le chant de la septième corde l’a sauvé. Désormais son ame sera une lyre dont toutes les cordes résonneront à la fois, et dont le cantique montera vers Dieu sur les ailes de l’espérance et de la joie. Gloire à Dieu dans les cieux.

l’esprit d’hélène.

Et paix sur la terre aux hommes d’un cœur pur !

(Méphistophélés s’envole en rasant la terre ; les esprits célestes disparaissent dans les cieux.)


Scène IV.


ALBERTUS, WILHELM, HANZ, CARL.
hanz.

Maître, l’heure de la leçon est sonnée ; on vous attend.

wilhelm, avec inquiétude.

Je croyais trouver Hélène avec vous ?

albertus.

Hélène est partie.

hanz.

Partie ? En proie à un nouvel accès de démence ?

WILHELM.

Que vois-je ?… La lyre brisée ?… Oh ! mon Dieu ! Où donc est Hélène ?

ALBERTUS.

Hélène est guérie !

CARL.

Par quel miracle ?

ALBERTUS.

Par la justice et la bonté de Dieu !

WILHELM.

Ô maître ! Que voulez-vous dire ? que s’est-il passé ? Nous avons entendu un bruit terrible, comme celui de la foudre qui éclate ; nous voyons la lyre privée de toutes ses cordes, et votre visage est inondé de larmes.

ALBERTUS.

Mes enfans, l’orage a éclaté, mais le temps est serein ; mes pleurs ont coulé, mais mon front est calme ; la lyre est brisée, mais l’harmonie a passé dans mon ame. Allons travailler !


George Sand.