Les Singularitez de la France antarctique/05

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 18-26).


CHAPITRE V.

Des isles Fortunées, maintenant appellées Canaries.


Situatiô des isles Fortunées, et pourquoy ainsi appellées des Anciens.Ceste Barbarie laissée à main gauche, ayans tousiours vent en poupe nous congneumes par l'instrument de marine, de combien nous poumons lors approcher des isles Fortunées, situées aux frôtieres de Mauritanie deuers l’Occident, ainsi appellées par les Anciens, pour la bonne temperature de l’air, et fertilité d’icelles. Or le premier iour de Septembre audit an, à six heures du matin, commençasmes à voir l’une de ces isles par la hauteur d’une montagne, de laquelle nous parlerons plus amplement et en particulier cy apres. Nombre des isles Fortunées. Ces isles, selon aucuns, sont estimées estre dix en nombre : desquelles y en a trois, dont les auteurs n’ont fait mention pour ce qu’elles sont desertes, et non habitées : les autres sept, c’est assçauoir Tenerife, l’isle de Fer, la Gomiere, et la grande isle signamment appellée Canarie, sont distantes de l’equinoctial de vintsept degrez : les trois autres, Fortauenture, Palme et Lencelote, de vingt huit degrez. Et pourtant lon peut voir, que depuis la premiere iusques à la derniere, il y a un degré qui vaut dixsept lieues et demye, pris du Nort au Su : selon l’opinion des pillots, mais sans en parler plus auant qui voudra rechercher par degrez celestes la quantité de lieues et stades, que contient la terre, et quelle proportion il y a de lieue et degré (ce que doit obseruer celuy qui veut escrire des païs comme vray cosmographe) il pourra veoir Ptolomée[1] qui en traitte bien amplement en sa Cosmographie. Entre ces isles n’y a que la plus grande qui fut appellée Canarie : et ce pour la multitude des grans chiens, qu’elle nourrist : ainsi que recite Pline, et plusieurs autres apres luy, qui disent encores que Iuba en emmena deux : maintenant sont toutes appellées Canaries pour ceste mesme raison, sans distinction aucune. Isles Fortunées parquoy maintenant appellées Canaries. Mais selon mon opinion[2] i’estimeroye plustost auoir esté appellées Canaries pour l’abondance des cannes et roseaux sauuages, qui sont sur le riuage de la mer car quant aux roseaux portans sucre, les Espagnols en ont planté quelque partie, depuis le temps qu’ils ont commencé à habiter ces lieux là : mais des sauuages y en auoit au parauant, que ce païs aye porté chiens ne grands ne petis : ce que aussi n’est vraysemblable : car principalement ay congneu par experience, que tous ces Sauuages découuers depuis certain temps en ça, onques n’auoyent eu congnoissance de chat, ne de chien : comme nous monstrerons en son lieu plus amplement. Ie sçay bien toutefois que les Portugais y en ont mené et nourry quelques uns, ce qu’ilz font encores auiourd’hui, pour chasser aux cheures et autres bestes sauuages. Ombrion. Pline[3] donc en parle en ceste maniere, la premiere est appellée Ombrion, ou n'y a aucun signe de bastiment ou maison : Arbre estrange. es montagnes se voit un estang, et arbres semblables à celui qu'on appelle Ferula, mais blancs et noirs, desquels on épraint et tire eau : des noirs, l'eau est fort amere : et au contraire des blancs, eau plaisante à boire. Iunonia.L'autre est appellée Iunonia, ou il n'y a qu'une maisonnette bastie seulement de pierre. Il s'en voit une autre prochaine, mais moidre et de mesme nom. Une autre est pleine de gràds lesards. Isle de neiges.Vis à vis d'icelles y en auoit une appellée l'isle de neiges, pour ce qu'elle est tousiours couuerte de neiges. Canaria.La prochaine d'icelle est Canaria ainsi dite pour la multitude des gràds chiens qu'elle produit comme desia nous auons dit: dont Iuba Roy de Mauritanie en amena deux et en icelle y a quelque apparence de bastimens vieux. Ce païs anciennement a esté habité de gens[4] sauuages et barbares, ignorans Dieu et totalement idolatres, adorans le Soleil, la Lune et quelques autres planetes, comme souueraines deitez, desqueles ils receuoyent tous biens : Habitâs des Canaries reduits à la foy chrestienne. mais depuis cinquante ans les Espagnols les ont defaits et subiuguez, et en partie tuez, et les autres tenus captifs et esclaues : lesquels s’habituans là, y ont introduit la foy Chrestienne, de maniere qu’il n’y a plus des anciens et premiers habitateurs, sinon quelques uns qui se sont retirez et cachez aux montaignes[5] : comme en celle du Pych, de laquelle nous parlerons cy apres. Vray est que ce lieu est un refuge de tous les bannis d’Espagne, lesquels par punition on enuoye là en exil : dont il y a un nombre infini aussi d’esclaves, desquels ils se sçauent bien seruir à labourer la terre, et à toutes autres choses laborieuses. Ie ne me puis assez emerueiller comme les habitans de ces Isles et d’Afrique pour estre voysins prochains, ayent esté tant differens de langage, de couleur, de religion et de meurs : attêdu mesme que plusieurs sous l’Empire Romain ont conquesté et subiugué la plus grand part de l’Afrique, sans toucher à ces isles, comme ils firent en la mer Mediterranée, consideré qu’elles sont merueilleusement fertiles, seruant à present de grenier et caue aux Espagnols, ainsi que la Sicile aux Romains et Genevois. Bôté des isles Canaries. Or ce païs tres bô de soy estàt ainsi bien cultiué raporte gràds reuenuz et emolumens, et le plus en sucres : car depuis quelque temps ils y ont planté force cannes, qui produisent sucres en grande quantité, et bons à merueille : et non en ces isles seulement, mais en toutes autres places qu’ils tiennent par de là : Sucre de Canarie. toutesfois il n’est si bon par tout qu’en ces Canaries. Et la cause qu’il est mieux recueilly et desiré, est que les isles en la mer Mediterranée, du costé de la Grece, comme Mettelin, Rhodes, et autres esclades rapportans tres bons sucres, auàt qu’elles fussent entre les mains des Turcs, ont esté demolies par negligence, ou autrement. Sucre de Égypte.Et n’ay veu en tout le païs de Leuàt faire sucre, qu’en Égypte : et les cannes, qui le produisent, croissent sur le riuage du Nil lequel aussi est fort bien estimé du peuple et des marchans, qui en traffiquent autant et plus que de celuy de noz Canaries. Sucre de Arabie. Les Anciens[6] estimerent fort le sucre de l’Arabie, pour ce qu’il estoit merueilleusement cordial et souuerain specialement en medicines, et ne l’appliquoyent gueres à autres choses : mais auiourd’huy la volupté est augmentée iusques là, specialement en nostre Europe, que lon ne sçauroit faire si petit banquet mesme en notre maniere de viure accoustumée, que toutes les saulces ne soyent sucrées, et aucunesfois les viandes. Ce qu'a esté defendu aux Atheniens par leurs loix, comme chose qui effeminoit le peuple : ce que les Lacedemoniens ont suiuy par exemple. Il est vray, que les plus grands seigneurs de Turquie boyuent eaux sucrées, pour ce que le vin leur est defendu par leur loy. Quant au vin, qu'a inuenté ce grand Hippocrates medecin, il estoit seulement permis aux personnes malades et débilitées : mais ce iour d'huy il nous est preque autant commun, que le vin est rare en autre païs. Fertilité des Canaries. Nous auons dit cela en passant sur le propos de sucre, retournons à nostre principal subiect. De bleds, il y en a quâtité en ces isles aussi de tres bô vin,[7] meilleur que celuy de Candie, où se trouuent les maluaisies, comme nous declarerons aux isles de Madere. De chairs, suffisamment, comme cheures sauuages et domestiques, oyseaux[8] de toute espece, grande quantité d'oranges[9], citrons, grenades, et autres fruits, palmes, et grande quantité de bon miel. Arbrisseaux nômés papiers.Il y a aussi aux riues des fleuues, des arbrisseaux, que l’on nomme papier, et ausdits fleuues des poissons nommez silures[10], que Paulus Ionius en son liure des Poissons, pense estre esturgeons, dont se repaissent les pauures esclaues, suans de trauail à longue haleine, le plus souuent à faulte de meilleure viande : et diray ce mot en passant, qu’ils sont fort durement traitez des Espagnols, principalement Portugais, et pis que s’ils estoient entre les Turcs, ou Arabes. Et suis côtraict d’en parler, pour les auoir ainsi veu maltraicter. Oriselle, herbe. Entre autres choses se trouue une herbe contre les montaignes, appellée vulgairement Oriselle, laquelle ils recueillêt diligemmêt pour en faire teinture. Bré, gomme et la maniere de la faire. En outre ils font une gomme noire qu’ils appellêt Bré, dont a grande abondance en la noire Teneriffe. Ils abatent des pins, desquels y a grande quantité : et les rôpêt en grosses busches iusques a dix ou douze chartées, et les disposent par pieces l’une sur l’autre en forme de croix : et dessoubs cest amas y à une fosse rôde de moyenne profondité, puis mettent le feu en ce bois presque par le couppeau du tas : et lors rend sa gomme qui chet en ceste fosse. Les autres y procedent auecques moindre labeur, la fosse faicte mettans le feu en l’arbre. Ceste gomme leur rapporte grands deniers pour la traffique qu’ils en font au Peru, de laquelle ils usent à callefeutrer nauires, et autres vaisseaux de marine, sans l’appliquer à autre chose. Bois flàbant, en usage au lieu de châdelle. Quant au cueur de cest arbre tirant sur couleur rouge, les pauures gens des montagnes le couppent par bastons assez longs, comme de demy brassée, gros d’un pouce : et l’alumans par un bout, s’en seruent au lieu de chandelle. Aussi en usent les Espagnols en ceste maniere.

  1. Ptolémée. § iii, iv, v, vi.
  2. Malgré l’opinion de Thevet, la véritable étymologie des Canaries paraît être le mot canis, et nullement canna, attendu que les cannes à sucre furent transportées seulement à l’époque de la découverte. Quant aux chiens que Thevet prétend ne pas exister dans cet archipel, ils existaient encore au temps de Béthencourt, puisque nous lisons dans le Canarien. § 69, p. 129, édit. Gravier. « Ils sont bien garniz de bestes, c’est assauoir : pourciaulx, chieures et brebis, et de chiens sauuages qui semblent loups, mais ils sont petis. » Thomas Nicols, cité par Bory De Saint-Vincent. Essai sur les îles Fortunées. P. 211, assure également que non-seulement on trouvait des chiens aux Canaries, mais encore que les insulaires les châtraient et les mangeaient.
  3. Voici le passage de Pline (H.N. vi. 37.). « Primam vocari Ombrion nullis ædificiorum vestigiis : habere in montibus stagnum, arbores similes ferulas, ex quibus aqua exprimatur, ex nigris amara, ex candidioribus potui jucunda. Alteram insulam Junoniam appellari, in ea ædiculam esse tantum lapide exstructam. Ab ea in vicino eodem nomine minorera. Deinde Caprariam, lacertis grandibus refertam. In conspectu earum esse Nivariam quas hoc nomen accepit a perpetua nive nebulosam. Proximam ei Canariam vocari a multitudine canum ingentis magnitudinis ex quibus perducti sunt Jubas duo : apparentque ibi vestigia ædificiorum. »
  4. Les anciens habitants se nommaient les Guanches. C'était un peuple civilisé. Voir Bory De Saint-Vincent. Ouv. cité, p. 46-121. Ils résistèrent avec énergie aux Espagnols qui finirent par les exterminer. En 1532, les nouveaux possesseurs du sol supplièrent la cour d’Espagne de leur accorder la permission d’établir aux Canaries l’Inquisition, « afin de forcer le reste des anciens insulaires, qu’ils ne pouvaient souffrir, à ne plus les tourmenter ; ne pouvant pas les traduire devant les tribunaux, par ce qu’ils ne commettaient aucun délit qui fut de la compétence de la justice. » L’Inquisition ne remplit que trop bien son mandat.
  5. Ces derniers Guanches ont disparu. Clavijo qui avait longtemps résidé aux Canaries, assure qu’on ne saurait y trouver d’autres Guanches que leurs momies et leurs corps embaumés. (l. ix. § 28. Lamentable extinction de la nation guanchinesa.)
  6. Pline. H. N. xii, 17. Saccharum et Arabia fert, sed laudatius India : est autem mel… ad medicinæ tantum usum.
  7. La vigne croissait naturellement aux Canaries, puisqu'on en trouve des feuilles enfouies : mais il n'est pas douteux que le plant producteur du Malvoisie des Canaries y a été apporté par les Espagnols.
  8. Les oiseaux les plus répandus sont les fameux serins, qui, depuis, se sont si bien acclimatés en Europe.
  9. Les oranges croissent spontanément aux Canaries. Le botaniste Ferari a publié un traité spécial, sur les pommes d'or des Hespérides, qui, d'après lui, ne sont autres que les oranges des Canaries. Voir Bory De Saint-Vincent. P. 335-341.
  10. D’après Bory De Saint-Vincent (p. 364), il n’y aurait pas aux Canaries de poissons d’eau douce. Cet ouvrage de Paolo Giovio est intitulé : De Romanis piscibus libellus. Rome, 1524-1527.