Les Singularitez de la France antarctique/24

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 120-125).


CHAPITRE XXIV.

De nostre arriuée à la France Antarctique, autrement Amérique, au lieu nommé cap de Frie.


Apres que par la diuine clémence auec tât de trauaux communs et ordinaires à si longue nauigation, fusmes paruenus en terre ferme, non si tost que notre vouloir et espérance le desiroit, qui fut le dixiesme iour de nouembre, au lieu de reposer ne fut question, sinon de découurir et chercher lieux propres à faire sièges nouueaux, autant estonnez comme les Troyens arriuâs en Italie[1]. Ayans donc bien peu séiourné au premier lieu, où auions pris terre, comme au précèdent chapitre nous l’auons dit, feimes voile de rechef iusques au cap de Frie, ou nous recurët très bien les Sauuages du païs, monstrans selon leur mode euidens signes de ioye : toutes fois nous n'y seiournames que trois iours. Nous saluèrent donc les uns après les autres comme ils ont de coustume, de ce mot Caraiubé, qui est autant, côme, bonne vie, ou soyes le bien venu. Et pour mieux nous communiquer à nostre arriuée toutes les merueilles de leur païs, l'un de leurs grands Morbichaouassoub[2], c'est à dire, Roy, nous festoya d'une farine faite de racines, Cahouin, bruuage des Amériques. Auaty espèce de mil. et de leur Cahouin, qui est un bruuage composé de mil nommé Auaty, et est gros comme pois. Il y en a de noir et de blanc, et font pour la plus grande partie de ce qu'ils en recueillent ce bruuage, faisans bouillir ce mil aux autres racines, lequel après auoir bouilly est de semblable couleur que le vin clairet. Les Sauuages le trouuent si bon qu'ils s'en enyurent comme l'on fait de vin par deçà : vray est qu'il est espais comme moust de vin. Superstition des Sauuages à faire ce bruage. Mais escoutes une superstition à faire ce bruuage la plus estrange qu'il est possible. Apres qu'il a bouilly en grands vases[3] faits ingénieusement de terre grasse, capables d’un muy, viendront quelques filles vierges macher ce mil ainsi boullu, puis le remettront en un autre vaisseau à ce propre : ou si une femme y est appellée, il faut qu’elle s’abstienne par certains iours de son mary, autrement ce brauage ne pourrait iamais acquerir perfection. Cela ainsi fait, le feront bouillir de rechef iusques à ce qu’il soit purgé, côme nous voyons le vin bouillant dans le tonneau, puis en usent quelques iours apres. Or nous ayant ainsi traictez nous mena puis apres veoir une pierre large et longue de cinq pieds ou enuiron, en laquelle paroissoiêt quelques coups de verge, ou menu baston, et deux formes de pié : qu’ils afferment estre de leur grand Caraibe[4], lequel ils ont quasi en pareille reuerence, que les Turcs Mahommet : pourtât (disent-ils) qu’il leur a dôné la congnoissance et usage du feu, ensemble de planter les racines, lesquels parauant ne viuoient que de fueilles et herbes ainsi que bestes. Estâts ainsi menez par ce Roy, nous ne laissiôs de diligèment recôgnoistre et visiter le lieu auquel se trouua entre plusieurs cômodités qui sont requises, qu’il n’y avoit point d’eau douce que bien loing delà, que nous empescha d’y faire plus lôg séiour, et bastir dont nous fùsmes fort faschez, côsideré la bonté et aménité du pais. Rivière d’eau salée. En ce lieu se trouue une riuiere d’eau[5] salée, passant entre deux montagnes elongnées l’une de l’autre d’un iect de pierre : et entre au païs enuiron trente et six lieues. Ceste riuière porte grande quantité de bon poisson de diuerses espèces, principalement gros mulets : tellement qu’estans la nous veimes un sauuage qui print de ce poisson plus de mille en un instant et d’un traict de filet. Oyseaux de divers plumages. Dauantage s’y trouuent plusieurs oyseaux de diuerses sortes et plumages, aucuns aussi rouges que fine esclarlatte : les autres blancs, cendrez, etmouchetez, comme un emereillon. Et de ces plumes les Sauuages du païs font pennaches de plusieurs sortes, desquelles se couurent, ou pour ornemët, ou pour beauté, quâd ils vont en guerre, ou qu’ils font quelque massacre de leurs ennemis : les autres en font robes et bonnets à leur mode[6]. Robe faite de plumages, apportée d’Amérique. Et qu’ainsi soit, il pourra estre veu par une robe ainsi faite, de laquelle i’ay fait présent à Monsieur de Troistieux, gentilhomme de la maison de monseigneur le Reuerendissime Cardinal de Sens[7], et garde des Seaux de France, homme, dis-ie, amateur de toutes singularitez, et de toutes personnes vertueuses. Arat, oyseâ rouge. Entre ce nombre d’oyseaux tous differens à ceux de nostre hemisphere, s’en trouue un qu’ils nomment en leur langue Arat[8] qui est un vray herô quàt à la corpulence, hors-mis que son plumage est rouge côme sang de dragon. Dauantage se voyent arbres sans nombre, et arbrisseaux verdoyans toute l’année, dont la plus part rend gommes diuerses tant en couleur que autrement. Petits vignots, et côme ils en usent. Aussi se trouuent au riuage de la mer des petits vignots[9] (qui est une espece de coquille de grosseur et d’un pois) que les Sauuages portent à leur col enfilez comme perles, specialement quand ils sont malades : car cela, disent-ils, prouoque le ventre, et leur sert de purgation. Les autres en font poudre, qu’ils prennêt par la bouche, disent outre plus, que cela est propre à arrester un flux de sang : ce que me semble contraire à son autre vertu purgatiue : toutesfois il peut auoir les deux pour la diuersité de ses substances. Et pour ce les femmes en portent au col et au bras plus costumieremêt que les hommes. Feues marines. Il se trouue semblablement en ce païs et par tout le riuage de la mer sur le sable abondance d’une espece de fruit, que les Espagnols nomment Feues marines, rondes comme un teston, mais plus espesses et plus grosses, de couleur rougeastre : que l’on diroit à les voir qu’elles sont artificielles. Les gens du pais n’en tiennent conte. Toutesfois les Espagnols par singulière estime les emportent en leur pais, et les femmes et filles de maison en portent coustumierement à leur col enchassés en or, ou argent, ce qu’ils disent auoir vertu contre la colique, douleur de teste, et autres. Bref, ce lieu est fort plaisant et fertile. Et si l’on entre plus auant, se trouue un plat pais couuert d’arbres autres que ceux de nostre Europe : enrichy dauentage de beaux fleuues, auec eaux merueilleusement cleres, et riches de poisson. Entre lesquels i’en descriray un en cest endroit, môstrueux, pour un poisson d’eau douce, autât qu’il est possible de voir, ainsi que la figure suiuante le demonstre. Ce poisson est de grandeur et grosseur un peu moindre que nostre harenc, armé de teste en queue, côme un petit animal terrestre nommé Tatou, la teste sans comparaison plus grosse que le corps, ayant trois os dedâs l’eschine, bon à manger, pour le moins en mangent les Sauuages, et le nôment en leur langue, Tamouhata.

  1. Sur l’arrivée au Brésil de Villegaignon, Thevet et leurs compagnons, consulter P. Gaffarel. Histoire du Brésil Français au XVIe siècle. P. 178 et suiv.
  2. Morbicha, en langue Tupi, signifie en effet souverain ou seigneur.
  3. Sur la fabrication du cahouin, consulter Montaigne, I. XXX. — Léry. § ix. — Thevet. Cosm. Univ. P. 916-917, avec planche très-expressive. — Basanier et de Gourgues. Relations sur la Floride Française. — Paul Marcoy. (Tour du Monde. n° 171.) Préparation de la Chicha dans les Andes. Léry affirme que cette distinction entre femmes et filles ne fut jamais nécessaire : « Ie répète nommément que ce sont les femmes qui font ce mestier car combien que ie n’ai pas veu faire de distinction des filles d’auec celles qui sont mariées (comme quelqu’un a escrit) tant y a neantmoins qu’outre q’les hommes ont ceste ferme opinion, que s’ils maschoyent tant les racines que le mil pour faire ce bruuage, qu’il ne seroit pas bon : encore reputeroyent-ils indecent à leur sexe de s’en mesler. »
  4. Toutes ces traditions primitives avaient été soigneusement recueillies par Villegaignon. Thevet fut non pas le collecteur, mais le vulgarisateur de ces curieuses légendes. M. F. Denis (Fête Brésilienne à Rouen, p. 81-96), en a cité plusieurs, particul1èrement celle de l’origine du feu.
  5. Ce que Thevet prenait pour une rivière n’était qu’un des nombreux golfes qui creusent profondément la côte brésilienne depuis le cap Frio.
  6. Ferdinand Denis. De arte plumaria. Margravius. De vestitu et ornatu vivorum et mulierum Brasiliensium. Ces splendeurs de l’industrie Indienne ne sont pas encore complètement effacées. On les retrouve encore sur le Haut-Amazone parmi les Ticunas et les Mundurucus. Voir Osculati. Exploratione delle Regioni equatoriali. 1854. — Debret et Castelnau. Expédition dans les parties centrales de l’Amérique du Sud.
  7. Le cardinal de Sens se nommait Jean Bertrand. C’est à lui que Thevet a dédié son ouvrage.
  8. Sur les Aras ou Perroquets, voir Léry. § xi.
  9. Sur les vignots ou vignols et leur usage au Brésil, voir Léry. § viii.