Aller au contenu

Les Singularitez de la France antarctique/26

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 129-132).


CHAPITRE XXVI.

Du poisson de ce grand fleuue sus nommé.


Ie ne veux passer outre sans particulièrement traiter du poisson, qui se trouue en ce beau fleuue de Ganabara ou de Ianaire en grande abondance et fort delicat. Il y a diuersité de vignots tant gros que petis : Ouïtres portans perles. et entre les autres elle porte ouïtre, dôt l’escaille est reluisante comme fines perles, que les Sauuages mangent communément, auec autre petit poisson que peschent les enfans. Et sont ces ouïtres tout ainsi que celles qui portent les perles : aussi s’en trouue en quelques unes, non pas si fines que celles de Calicut, et autres parties du Leuant. Au reste les plus grands peschent aussi le grand poisson, dont ceste riuiere porte en abondance. Maniere des Sauuages à prêdre du poisson. La maniere de le prendre est telle, que estâs tous nuds en l’eau, soit douce ou salée leur tirent coups de flesches[1], à quoy sont fort dextres, puis les tirent hors de l’eau auec quelque corde faite de cotton ou escorce de bois, ou bien le poisson estant mort vient de soymesme sur l’eau. Or sans plus long propos, i’en reciteray principalement quelques uns monstrueux, representez par portrait, ainsi que voyez, Panapana espèce de poisson. comme un qu’ils nomment en leur langage Panapana[2], semblable à un chien de mer, quant à la peau, rude et inegale comme une lime. Ce poisson a six taillades en permis de chacun costé du gosier, ordônez à la façon d’une Lamproye, la teste telle que pouuez voir par la figure mise icy après : les yeux presque au bout de la teste, tellement que de l’un à l’autre y a stance d’un pied et demy. Ce poisson au surplus est assez rare, toutesfois que la chair n’en est fort excellente à manger, approchant du goust à celle du chien de mer. Espece de Raies Il y a dauantage en ce fleuue grade abondâce de Raiës, mais d’une autre espèce que les nostres : elles sont deux fois plus larges et plus longues, la teste platte et longue, et au bout y a deux cornes longues chacune d’un pié, au milieu desquelles sont les yeux. Elles ont six taillades soubs le ventre, près l’une de l’autre : la queue longue de deux pieds, et gresle comme celle d’un rat. Les Sauuages du païs n’en mangeroient pour rien, non plus que la tortue, estimas que tout ainsi que ce poisson est tardif à cheminer en l’eau, rendroit aussi ceux qui en mangeroient tardifs, qui leur seroit cause d’estre pris aisément de leurs ennemis, et de ne les pouuoir suyure legerement à la course. Ineuonea. Ils l’appellent en leur langage Ineuonea. Le poisson de ceste riuiere uniuersellement est bon à manger ; aussi celuy de la mer costoyât ce païs, mais non si delicat que soubs la ligne et autres endroits de la mer. Ie ne veux oblier, sur le propos de poisson à reciter une chose merueilleuse et digne de memoire. En ce terrouër autour du fleuue susnômé, se trouuent arbres et arbrisseaux[3] approchâts de la mer, tous couuerts et chargez d’ouïtres haut et bas. Arbres chargez d’ouïtres et par quelle raison. Vous deuez entendre que quãd la mer s’enfle elle iette un flot assez loing en terre, deux fois en vingt et quatre heures, et que l’eau couure le plus souuent ces arbres et arbustes, principalement les moins eleuez. Lors ces ouïtres estant de soy aucunement visqueuses, se prennent et lient contre les branches, mais en abondâce incroyable : tellement que les Sauuages quand ils en veulent manger, couppent les branches ainsi chargées, comme une branche de poirier chargée de poires, et les emportent : et en mangent plus coustumieremèt que des plus grosses, qui sont en la mer : pourtant disent-ils, qu’elles sont de meilleur goust, plus saines, et qui moins engendrent fleures, que les autres.

  1. C’est encore la méthode actuelle des Brésiliens. On lit dans le Voyage au Brésil par Agassiz (Tour du Monde. no 460) : « Le lendemain nous partîmes en canot pour la chasse au poisson. Je dis à dessein la chasse, car c’est avec la flèche et la javeline que l’on prend l’animal, et non avec l’hameçon ou le filet. Les Indiens ont une adresse étonnante pour tirer à l’arc les gros poissons, ou pour harponner avec la lance les monstres du fleuve. » Cf. H. Bresson. L’Amazone (Explorateur, n. 325) : « Les naturels de l’Amazone chassent les tortues d’eau à l’aide de flèches articulées de construction spéciale. La pointe est faite d’un croc en os ajusté à flottement libre dans une baguette de roseau autour de laquelle s’enroule un fil végétal d’une assez grande résistance. L’Indien décoche sa flèche à la tortue qui plonge entraînant avec elle le crochet. Le crochet se détache du bois de la flèche qui flotte toujours, et indique ainsi au chasseur l’endroit ou la bête blessée s’est réfugiée. »
  2. Cf. Léry. § xii. « Quant à la forme du pana-pana, ayant le corps, la queue et la peau semblable, et ainsi aspre que celle du requin de mer, il a au reste la teste si plate, bigarrée et estrangement faite que quand il est hors de l’eau, la divisant et separant également en deux il n’est pas possible de voir teste de poisson plus hideuse. »
  3. Ces arbres sont les palétuviers.