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Les Singularitez de la France antarctique/28

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 136-141).


CHAPITRE XXVIII.

De la Religion des Amériques.


Nous auons dit que ces pauures gens viuoient sans religion[1] et sans loy, ce qui est veritable. Vray est qu’il n’y a créature capable de raison tant aueuglée, voyant le ciel, la terre, le soleil et la lune, ainsi ordonnez, la mer et les choses qui se font de iour en iour, qui ne iuge cela estre fait de la main de quelque plus grâd ouurier, que ne sont les hommes. Et pour ce n’y a nation tant barbare que par l'instinct naturel n'aye quelque religion, et quelque cogitation d'un Dieu[2]. Religiô de ceux de l'Amerique. Ils confessent donc tous estre quelque puissance, et quelque souueraineté :



mais quelle elle est, peu le sçauent, c'est à sçauoir, ceux ausquels Nostre Seigneur de sa seule grace s'est voulu communiquer. Et pour ce ceste ignorance a causé la variété des religions. Les uns ont recognu le Soleil comme souuerain, les autres la Lune, et quelques autres les Ëstoilles : les autres autrement, ainsi que nous recitent les histoires. Toupan. Or, pour venir à nostre propos, noz Sauuages font mention d’un grand Seigneur, et le nommêt en leur langue, Toupan, lequel, disent-ils, estant là haut fait plouuoir et tonner : mais ils n’ont aucune maniere de prier ne honnorer, ne une fois, ne autre, ne lieu à ce propre. Si on leur tient propos de Dieu, comme quelque fois i’ay fait, ils escouteront attentiuement auec une admiration : Hetich racines. et demanderont si ce n’est point ce prophete, qui leur a enseigné à planter leurs grosses racines, qu’ils nomment Hetich[3]. Et tiennent de leurs peres que auant la cognoissançe de ces racines, ils ne viuoient que d’herbes comme bestes, et de racines sauuages. Charaïbe. Il se trouua, comme ils disent, en leur païs un grand Charaïbe, c’est à dire, Prophete, lequel s’adressant à une ieune fille, luy dôna certaines grosses racines, nommées Hetich, estant semblables aux naueaux Lymosins, luy enseignant qu’elle les mist en morceaux, et puis les plantast en terre : ce qu’elle fist : et depuis ont ainsi de père en fils tousiours côtinué. Ce que leur a biê succédé tellement qu’à présent ils en ont si grande abondance, qu’ils ne mangent gueres autre chose : et leur est cela commun ainsi que le pain à nous : d’icelle racine s’en trouue deux espèces, de mesme grosseur. La première en cuisant devient iaulne comme un coing : l’autre blanchâtre. Et ces deux espèces ont la feuille semblable à la manne : et ne portêt iamais graine. Parquoy les Sauuages replantent la mesme racine couppée par rouelles, comme l’on fait les raues par deçà, que l’on met en sallades, et ainsi replantées multiplient abondamment. Et pour ce qu’elle est incognuë à noz médecins et arboristes de par deçà, il m’a semblé bon vous la représenter selon son naturel.

L’Amérique premieremêt descouuerte en l’ânée 1497. Lors que premièrement ce pais fut descouuert, ainsi que desia nous auons dit, qui fut l’an mil quatre cens nonante sept[4], par le commandement du Roy de Castille, ces Sauuages estonnez de voir les chrestiens de ceste façon, qu’ils n’auoient jamais veùe, ensemble leur manière de faire, ils les estimoyent comme prophètes, et les honoroyent[5] ainsi que dieux : îusques à tant que ceste canaille les voyât deuenir malades, mourir, et estre subiets à semblables passions comme eux, ont commencé à les mespriser, et plus mal traiter que de coustume, comme ceux qui depuis sont allez par dela, Espagnols et Portugais, de maniere que si on les irrite, ils ne font difficulté de tuer un chrestien, et le manger, comme ils font leurs ennemis. Cânibales, peuples viuans de chair humaine. Mais cela se fait en certaîs lieux et specialement aux Cannibales, qui ne viuent d’autre chose : comme nous faisons icy de bœuf et de moutô. Aussi ont-ils laissé à les appeller Charaïbes, qui est à dire prophetes, ou demidieux, les appellans côme par mepris et opprobre, Mahire, qui estoit le nom d’un de leurs anciens prophetes, lequel ils detesterent et eurent en mespris. Quant à Toupan, ils l’estiment grand, ne s’arrestant en un lieu, ains allàt çà et là, et qu’il declare ses grands secrets à leurs prophetes. Voylà quàt à la religion de noz Barbares ce que oculairement i’en ay congnu et entendu, par le moyen d’un truchement François[6] qui auoit là demeuré dix ans, et entendoit parfaitement leur langue. de chair humaine.

  1. Thevet a résumé dans ce chapitre les traditions Brésiliennes, récoltées avec soin par Villegaignon. Il les a exposées tout au long dans sa Cosmographie universelle, et surtout dans ses manuscrits, encore inédits, dont M. Ferdinand Denis a donné une intéressante analyse dans sa Fête Brésilienne à Rouen. Pourtant, dans sa Cosm. uni. (P. 910) il entre en contradiction avec lui-même puisqu’il parle en ces termes de Léry qui avait traité dans un des chapitres de ses ouvrages, la religion des Brésiliens. « C’est ici qu’il fault que je me moque de celuy qui a esté si téméraire que de se vanter d’avoir fait un livre de la religion que tiennent ces sauuages. S’il estoit seul qui eust esté en ce pais là il lui seroit aisé de m’en faire accroire ce qu’il vouldroit, mais ie scay de certain que ce peuple est sans religion, sans Hures, sans exercice d’adoration, et cognoissance des choses diuines. »
  2. Cette planche aurait dû figurer à la page 79. Nous la reproduisons à cette place, pour ne pas la rejeter trop loin.
  3. La même tradition se retrouvait aux Antilles. Les Caraïbes racontaient qu’un homme blanc descendu du ciel les réconforta pendant une famine. « Il leur auoit apporté une racine excellente qui leur seruiroit à faire du pain et que nulle beste n’oseroit toucher quand elle seroit plantée. Il vouloit que désormais ce fut leur nourriture ordinaire. Les Caraïbes ajoutent que la dessus ce charitable inconnu rompit en trois ou quatre morceaux un bâton qu’il auoit en main, et commanda de les mettre en terre, assurant que peu après, y fouissant, on trouverait une puissante racine, et le bois qu’elle aurait poussé dehors aurait la vertu de produire la même plante. » Rochefort. Hist. des Antilles. P. 428.
  4. Double erreur de Thevet : L’Amérique fut découverte, ou du moins retrouvée par Colomb en 1492, et non en 1497. De plus c’était Isabelle de Castille et nullement son mari Ferdinand qui avait pris l’initiative de l’expédition.
  5. Sur ce naïf empressement des sauuages Américains auprès des premiers Européens qu’ils virent, les voyageurs sont unanimes. Voir, entre autres, Colomb. Journal de son Voyage. Passim. — Id. Lettera rarissima. Antonio de Solis. Histoire de la conquête du Mexique. — Prescott. Id. § VI.
  6. Ces interprètes normands furent en effet nos meilleurs intermédiaires entre les Brésiliens et nos compatriotes. C’étaient de hardis aventuriers, habitués à ne compter que sur eux-mêmes, aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes, et qui furent très-bien accueillis par les Brésiliens. Non seulement ils adoptèrent leurs usages nationaux et parlèrent leur langue, mais encore ou prétend qu’ils poussèrent l’oubli de leur origine jusqu’à renoncer à leur religion et à prendre part aux plus horribles festins du cannibalisme (Léry. § vii). Cf. Gaffarel. Histoire du Brésil Français. P. 72.