Les Singularitez de la France antarctique/35

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 168-171).


CHAPITRE XXXV.

Des visions, songes, et illusions de ces Ameriques, et de la persecution qu’ils reçoiuent des esprits malins.


Pourquoy les Ameriques sôt subiets aux persecutiôs du malin esprit. C’est chose admirable, que ces pauures gês encores qu’ils ne soient raisonnables, pour estre priuez de l’usage de vraye raison, et de la congnoissance de Dieu, sont subiets à plusieurs illusions phantastiques, et persecutiôs de l’esprit malin. Nous auons dit, que par deça aduenait cas semblable auant l’aduenement de nostre Seigneur : car l’esprit malin ne s’estudie qu’à séduire et debaucher la creature, qui est hors de la congnoissance de Dieu. Agnan, que veut dire en langue des Sauuages. Ainsi ces pauures Ameriques voyent souuent un mauvais esprit tantost en une forme, tantost en une autre, lequel ils nomment en leur langue Agnan[1], et les persecute bien souuent iour et nuit[2], non seulement l’ame, mais aussi le corps, les bastant et outrageant excessiuement, de manière que aucunesfois vous les orriez faire un cry epouuêtable[3], disans en leur langue, s'il y a quelque Chrestien là près. Vois tu pas Agnan qui me bat, défends moy, si tu veux que ie te serue, et coupe ton bois : comme quelque fois on les fait travailler pour peu de chose au bois de bresil. Pourtant ne sortent la nuit de leurs logettes, sans porter du feu auec eux, lequel ils disent estre souueraine deffense et remede contre leur ennemy. Et pensoys quand premieremêt l'on m'en faisoit le récit, que fust fable, mais i'ay veu par expérience cest esprit auoir esté chassé par un Chrestien en inuocât et prononçât le nom de IESUS CHRIST. Il aduient[4] le semblable au Canada et en la Guinée, qu’ils sont ainsi tormentez, dâs les bois principalement, où ils ont plusieurs visions : Grigri. et appellent en leur langage cest esprit, Grigri[5]. Dauantage noz Sauuages ainsi depourueuz de raison et de la cognoissance de verité, sont forts faciles à tomber en plusieurs follies et erreurs. Ils notent et obseruent les choses diligemment, estimans que tout ce qu’ils ont songé doit incontinent ainsi aduenir. Opinion des Sauuages touchant leurs songes. S’ils ont songé qu’ils doiuent auoir victoire de leurs ennemis, ou deuoir estre vaincus, vous ne leur pourrez dissuader qu’il n’aduienne ainsi, le croyans aussi asseurement comme nous ferions l’Euangile. Vray est que les Philosophes trouuent aucuns songes aduenir naturellement, selon les humeurs qui dominent, ou autre dispositiô du corps : Songes naturels. comme songer le feu, l’eau, choses noires et semblables : mais croire aux autres songes, comme ceux de ces Sauuages, est impertinent, et contraire à la vraye religion. Macrobe au songe de Scipion dit aucuns songes aduenir pour la vanité des songeurs, les autres viennent des choses que l’on a trop apprehendées. Autres que nos Sauuages ont esté en ceste folle opinion d’adiouster foy aux songes : comme les Lacede- moniens, les Persiès, et quelques autres. Pages prophètes. Ces Sauuages ont encores une autre opinion estrange et abusiue de quelques uns d’entre eux qu’ils estiment vrays Prophètes, et les nomment en leur langue Pagès[6], ausquels ils déclarent leurs songes et les autres les interprètent : et ont ceste opinion qu’ils disent la vérité. Nous dirons bien en cest endroit auec Philon le premier qui a interprété les songes, et selon Trogus Pompeius, qui depuis a esté fort excellent en ceste mesme science. Amphictyon premier interprète des songes. Pline[7] est de cest aduis que Amphiction en a esté le premier interprète. Nous pourrions icy amener plusieurs choses des songes et diuinations et quels songes sont véritables ou non, ensemble de leurs espèces, des causes, selon qu’en auons peu voir es anciens Auteurs : mais pour ce que cela répugne à nostre religion, aussi qu’il est défendu y adiouster foy, nous arrestans seulement à l’escriture sainte, et à ce qui nous est commandé, ie me deporteray d’en parler dauantage : m’asseurant aussi que quelque chose qu’on en veuille dire, que pour un où l’on pourra cuillir aucune chose, on se pourra tromper en infinité d’autres. Retournons aux Sauuages de l’Amérique. Pages ou Charaïbes. Ils portent donc grande reuerence à ces Prophètes susnommez, lesquels ils appellent Pages ou Charaïbes, qui vaut autant à dire comme Demi-dieux : et sont vrayement idolâtres, ne plus ne moins que les anciens Gentils.

  1. Tous les vieux voyageurs français de cette époque ont altéré ainsi le nom d’anhanga, le mauvais principe des Tupinambas. Dans le Tesoro de Ruys de Montoya, le mot angaï exprime l’esprit malin, ang l’âme, angata le scrupule de l’âme ou inquiétude, anguéra l’âme hors du corps ou fantôme.
  2. On peut rapprocher de ce passage le chapitre xvi de l’ouvrage de Léry.
  3. Il est assez curieux de remarquer que la plupart des sauvages considèrent les esprits comme des êtres malfaisants. Ainsi les Abipones (Dobritzhoffer. Ouv. cité. T. il. P. 35, 64) ont quelques vagues notions d'un esprit méchant, mais aucune d'une divinité bienfaisante. Les Coroados du Brésil ne croient qu'à un principe malfaisant qui les tourmente (Spix et Martius. T. II. P. 243.) Dans la Virginie et la Floride on adorait le mauvais esprit et non le bon. Encore aujourd'hui « le Peau-Rouge craint continuellement les attaques des mauvais esprits, et, pour les détourner, a recours aux charmes, aux cérémonies les plus fantastiques de ses prêtres, ou à la puissance de ses manitous. La crainte a plus de part à ses dévotions que la reconnaissance, et il s'attache plus à détourner la colère des méchants esprits qu'à s'assurer la faveur des bons. » Carver. Travels. P. 388. Cf. Lubbock. Les Origines de la civilisation. P. 219.
  4. Thevet n'est pas le seul à croire à la réalité de ces démons. Cf. Lafitau. Mœurs des Américains. I, 374. — Labat. Voyage aux isles de l'Amérique. T. ii, 57. Ce dernier, après avoir rapporté quatre faits prétendus surnaturels, conclut gravement : « Il me semble que ces quatre faits suffisent pour prouver qu’il y a véritablement des gens qui ont commerce avec le diable. »
  5. Sur les Grigris et les folles rêveries des habitants de la Guinée, on peut consulter le Voyage au Gabon par le Dr Griffon du Bellay et les Croisières à la côte d’Afrique par l’amiral Fleuriot de Langle. Ces deux relations sont insérées dans le Tour du Monde.
  6. Sur les Pagès, que les Brésiliens nommaient encore Caraïbes, on peut consulter F. Denis. Une fête brésilienne à Rouen. P. 91.
  7. Pline. Histoire naturelle, vii. 57.