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Les Singularitez de la France antarctique/39

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 191-196).


CHAPITRE XXXIX.

La maniere de leurs combats, tant sur eau, que sur terre.


Si vous demandez pourquoy ces Sauuages font guerre les uns contre les autres, veu qu’ils ne sont guerres plus grand seigneurs l’un que l’autre : aussi qu’entre eux n’y a richesses si grandes, et qu’ils ont de la terre assés et plus, qu’il ne leur en faut pour leur necessité. Cause pourquoy guerroyent les Sauuages les uns contre les autres. Et pour cela vous suffira entendre, que la cause de leur guerre est assez mal fondée, seulement pour appetit de quelque vengeance, sans autre raison, tout ainsi que bestes brutes, sans se pouuoir accorder par honnesteté quelcôque, disans pour resolutiô que ce sont leurs ennemis de tout têps. Ils s’assemblent[1] donc (comme auons dit cy deuant) en grand nombre, pour aller trouuer leurs ennemis, s’ils ont receu principalement quelque iniure recente : et où ils se rencontrent, ils se battêt à coups de flesches, iusques à se ioindre au corps, et s’entreprendre par bras et oreilles, et donner coups de poing. Là ne faut point parler de cheual dont pouuez penser comme l’emportent les plus forts. Sauuages obstinez et courageux. Ils sont obstinez et courageux, tellement que auant que se ioindre et battre (comme auez yeu au precedêt chapitre) estans à la câpagne elôgnez les uns les autres de la portée d’une arquebuze, quelquesfois l’espace d’un iour entier se regarderôt et menasseront, monstrans visage plus cruel et epouuentable qu’il est possible, hurlans et crians si confusément que l’on ne pourroit ouïr tonner, monstrans aussi leurs affections par signes de bras et de mains, les eleuans en haut auec leurs espées et masses de bois. Nous sommes vaillans (disent ils), nous auons mangé vos parens, aussi vous mangerons nous : et plusieurs menasses friuoles : comme vous represente la presente figure.

En ce les Sauuages semblent obseruer l’anciêne maniere de guerroyer des Romains, lesquels auant que d’entrer en bataille faisoyent cris epouuentables et usoyêt de grandes menasses. Ce que depuis a esté pareillement practiqué par les Gaulois en leurs guerres, ainsi que le descrit Tite Liue. L’une et l’autre façon de faire m’a semblé estre fort différente à celle des Acheiens : dont parle Homère, pource qu’iceux estâts près de batailler et donner l’assaut à leurs ennemis, ne faisoyêt aucun bruit, ains se contenoyent totalement de parler. Coustume des Sauuages de manger leurs ennemis. La plus grande vengeance dont les Sauuages usent, et qui leur semble la plus cruelle et indigne, est de manger leurs ennemis[2]. Quand ils en ont pris aucun en guerre s’ils ne sont pas les plus forts pour l’emmener, pour le moins s’ils peuuent, auant la rescousse ils lui coupperont bras ou ïambes : et auant que le laisser le mangeront, ou bien chacun en emportera son morceau, grand ou petit. S’ils en peuuent amener quelques uns iusques en leur païs, pareillement les mangeront ils. Les anciens Turcs, Mores et Arabes usoyent quasi de ceste façon (dont encores auiourd’huy se dit un prouerbe ie voudrais auoir mangé de son cueur) ; aussi usoyent ils presque de semblables armes que noz Sauuages, mais depuis les Chrestiens[3] leur ont forgé, et monstre à forger, les armes, dont auiourd’huy ils sont battuz, en danger qu’il n’en aduienne autant de ces Sauuages, soyent Amériques ou autres. D’auantage ce pauure peuple se hazarde sur l’eau, soit douce ou salée, pour aller trouuer son ennemy : Habitâs de Ianaire ennemis de ceux de Morpion. comme ceux de la grande riuiere de Ianaire contre ceux de Morpion. Auquel lieu habitent les Portugais ennemys des François : ainsi que les Sauuages de ce mesme lieu sont ennemys de ceux de Ianaire. Almadies faites d’escorces d’arbre. Les vaisseaux, dont ils usent sus l’eau, sont petites Almadies, ou barquettes composées d’escorces d’arbres, sans clou ne cheuille, longues de cinq ou six brassées, et de trois pieds de largeur. Et deuez sçauoir, qu’ils ne les demandent plus massiues, estimans que autrement ne les pourroyent faire voguer à leur plaisir, pour fuyr, ou pour suiure leur ennemy. Superstition des Sauuages à oster les escorces des arbres. Ils tiennent une folle superstition à depouiller ces arbres de leur escorce. Le iour qu’ils les depouillent (ce qui se fait depuis la racine iusques au couppeau) ils ne buront, ne mangeront, craignans (ainsi qu’ils disent) que autrement il ne leur aduient quelque infortune sus l’eau. Les vaisseaux ainsi faits ils en mettront cent ou six vingts, plus ou moins, et en chacun quarante ou cinquante personnes, tant hommes que femmes. Les femmes seruent d’espuiser et ietter hors auec quelque petit vaisseau d’aucun fruit caué, l’eau qui entre en leurs petites nasselles. Les hommes sont asseurez dedans auec leurs armes, nageans pres de la riue : et s’il se trouue quelque village, ils mettront pié à terre, et le saccageront par feu et sang, s’ils sont les plus forts. Ameriques amis des François. Quelque peu auant nostre arriuée, les Ameriques qui se disent noz amis, auoient pris sus la mer une petite nauire de Portugais, estans encores en quelque endroit pres du riuage, quelque resistence qu’ils peussent faire, tant auec leur artillerie que autrement : neaatmoins elle fut prise, les hommes mangez[4], hors-mis quelques uns que nous rachetâmes à nostre arriuée. Par cela pouuez entendre que les Sauuages, qui tiennent pour les Portugais sont ennemis des Sauuages[5] où se sont arrestez les Fràçois, et au contraire. Au reste ils combattent sur l’eau, comme sur la terre. Folle opinion des Sauuages, Turcs et Mores S’il aduiêt aucunefois que la mer soit furieuse, ils iettent dedans de la plume de perdris, ou autre chose, estimans par ce moyen appaiser les ondes de la mer. Ainsi font quasi les Mores et Turcs en tel péril, se lauans le corps d’eau de la mer, et à ce pareillement voulans contraindre ceux de leur compagnie, quels qu’ils soyent, ainsi que i’ay veu estant sur la mer. Tabourins, fifres a autres instrumêts excitent les esprits. Noz Sauuages donques retournans en leurs maisons victorieux[6], monstrent tous signe de i’oye, sonnans fifres, tabourins, et chantans à leur mode : ce qu’il fait tresbon ouïr, auec les instrumês de mesme, faits de quelques fruits cauez par dedans, ou bien d’os de bestes, ou de leurs ennemis. Leurs instrumens de guerre sont richement estoffés de quelques beaux pennaches pour decoration. Ce que l’on fait encores auiourd’huy, et non sans raison, ainsi en a l’on usé le temps passé. Les fifres, tabourins, et autres instrumens semblent réveiller les esprits assopis, et les exciter ne plus ne moins que fait le souflet un feu à demy mort. Et n’y a ce me semble, meilleur moyen de susciter l’esprit des hommes, que par le son de ces instrumêts, car non seulement les hommes, mais aussi les cheuaux, sans toutesfois en faire comparaison aucune, semblent tressaillir comme d’une gayeté de cœur : ce qu’a esté obserué de tout temps. Il est vray, que les Ameriques, et ces autres Barbares usent coustumierement en leurs assaults et combats de cris et hurlements fort épouuantables, ainsi que nous dirons cy apres des Amazones.

  1. Voir le § xiv de Léry, qui donne de curieux détails sur l’organisation militaire et la tactique des Brésiliens. Léry assista à une de leurs batailles, et en garda une impression sinistre : « Finalement quand ils furent meslez ce fut auec leurs espées et massues de bois, à grands coups et à deux mains, à se charger de telle façon que qui rencontroit sur la teste de son ennemi, il ne l’envoyoit pas seulement par terre, mais l’assommoit comme font les bouchers les bœufs par deça. » Cf. Thevet. Cosm. Univ. P. 942 : « Tellement que c’est hideux de voir ces sauuages, lorsqu’ils viennent aux prises, de s’entremordre et esgratigner, mesme quand ils sont renuersez par terre, prennent leurs ennemis par les jambes à belles dents, et aux parties honteuses, s’ils les peuuent attraper. »
  2. Cf. Léry. § xv. — Gandavo. Histoire de la province de Santa Cruz. P. 133-146. — M. Schmiedel. P. 240. — Thevet. Cosm. univ. P. 944. — Lafitau. Mœurs des Sauvages Américains. », 294.
  3. P. Gaffarel. Histoire du Brésil Français. P. 69.
  4. Thevet a raconté ce massacre de Portugais dans Les vrais portraits et vies des hommes illustres. T. ii, vers la fin.
  5. Les Brésiliens poussaient si loin la haine des Portugais qu’ils ne permettaient même pas à nos Français de leur venir en aide. Thevet s’étant avisé de vouloir sauver une jeune prisonnière Portugaise fut presque assommé et jeté à terre par ses hôtes. « Peu s’en fallut que ie ne passasse le pas aussi bien que les autres, qu’on massacroit en ma présence. » Cosm. univ. P. 916.
  6. Léry. § xiv : « Ne demandez pas si en passant par les villages de nos alliez, venans au devant de nous, dansans, sautans et claquans des mains, ils nous caressoyent et applaudissoyent. »