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Les Singularitez de la France antarctique/44

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 222-228).


CHAPITRE XLIV.

Des Mortugabes, et de la charité, de laquelle ils usent enuers les estrâgers.


Puis qu’il est question de parler de noz Sauuages, nous dirôs encores quelque chose de leur façon de viure. En leur païs il n’y a villes, ne forteresses de gràdeur, sinô celles que les Portugais et autres Chrestiens y ont basties, pour leur commodité. Mortugabes, logettes des Sauuages, et comme ils les bastissent. Les maisons ou ils habitent sont petites logettes, qu’ils appellent en leur langue Mortugabes, assemblées par hameaux ou villages, tels que nous les voyons en aucuns lieux par deça. Ces logettes sont de deux ou trois cens pas de long, et de largeur vingt pas, ou enuirô, plus ou moins : basties de bois, et couuertes de fueilles de palme, le tout disposé si naïfuement, qu’il est impossible de plus. Chacune logette a plusieurs belles couuertures, mais basses, tellemêt qu’il se faut baisser pour y entrer, côme qui voudrait passer par un guichet. En chacune y a plusieurs ménages : et en chacun pour luy et sa famille trois brassées de long. Arabes et Tartares n'ont point de maison permanente. Ie trouue encore cela plus tolerable que des Arabes et Tartares, qui ne bastissent iamais maison permanente, mais errent çà et là comme vagabons : toutesfois ils se gouuernent par quelques loix : et noz Sauuages n’en ont point, sinon celles que nature leur a données. Ces Sauuages donc en ces maisonnettes, sont plusieurs ménages ensemble, au milieu desquelles chacû en son quartier, sont pêdus les licts à pilliers, forts et puissants, attachés en quarmre, lesquels sont faits de bon cottô, car ils en ont abondance, Arbres qui portent le cotton. que porte un petit arbre[1] de la hauteur d’un homme, à la semblâce de gros boutô comme glas : differans toutesfois à ceux de Cypre, Malte et Syrie. Lesdits licts ne sont point plus espes qu’un linceul de ce païs : et se couchent là dedans tous nuds, ainsi qu’ils ont acoustumé d’estre. Iny. Manigot. Ce lict en leur langue est appelé Iny[2], et le coton dont il est fait, Manigot. Des deux costez du lict du maistre de la famille, les femmes luy font du feu le iour et la nuit : car les nuits sont aucunement froides. Chacun ménage garde et se reserue une sorte de fruit gros comme un œuf d’austruche, qui est de couleur de noz cocourdes de par deça : estant en façon de bouteille persée des deux bouts, passant par le milieu un baston d’hebene, long d’un pied et demy. Aral, oyseau. L’un[3] des bouts est planté en terre, l’autre est garny de beaux plumages d’un oyseau nommé Arat, qui est totalement rouge. Resuerie des Saunages. Laquelle chose ils ont en tel honneur et reputation, comme si elle le meritoit : et estiment cela estre leur Toupan : car quand leurs prophetes viennent vers eux, ils font parler ce qui est dedans, entendans par ce moyen le secret de leurs ennemis, et comme ils disent, sçauent nouuelles des ames de leurs amys decedez. Poules. Ces gens au tour de leurs maisons ne nourrissent aucûs animaux domestiques, sinon quelques poules[4], encores bien rarement et en certains endroits seulement, où les Portugais premierement les ont portées : car auparauant n’en auoyent eu aucune congnoissance. Ils en tiennent toutesfois si peu de compte, que pour un petit cousteau, vous aurez deux poules. Arignane. Les femmes n’ê mangeroyent pour rien ayans toutesfois à grand déplaisir quand ils voyent aucun Chrestien manger à un repas quatre ou cinq œufs de poule, lesquelles ils nôment Arignane : estimans que pour chacun œuf ils mangêt une poule, qui suffirait pour repaistre deux hommes. Perroquets. Ils nourrissent en outre des perroquets, lesquels ils châgêt en traffique aux Chrestiès, pour quelques ferrailles[5]. Nul usage d’or ou d’argent entre les Sauuages Quant à or, et argent monnoyé, ils n’en usent aucunement. Iceux une fois entre les autres, ayans pris un nauire de Portugais, ou il y auoit grâd nombre de pièces d’argent monnoyé, qui auoit esté apporté de Morpion, ils donnèrent tout à un François, pour quatre haches et quelques petis cousteaux. Ce qu’ils estimoiêt beaucoup, et non sans raison, car cela leur est propre pour coupper leur bois, lequel auparauant estoient contraints de coupper auec pierres[6], ou mettre le feu es arbres, pour les abatre : et à faire leurs arcs et flèches ils n’usoyent d’autre chose. Charité des Sauuages l’un enuers l’autre. Ils sont au surplus fort charitables, et autant que leur loy de nature le permet. Quât aux choses qu’ils estiment les plus précieuses, côme tout ce qu’ils reçoinent des Chrestiês, ils en sont fort chiches : mais de tout ce qui croist en leur pais, non, comme alimens de bestes, fruits et poisson, ils en sont assez libéraux (car ils n’ont guère autre chose) non seulemêt par entre eux, mais aussi à toute nation, pour veu qu’ils ne leur soyent ennemis. Car incontinent qu’ils verront quelcun de loing arriuer en leur païs, ils luy présenteront viures, logis, et une fille pour son seruice, comme nous auons dit en quelque endroit. Aussi viendront à l’entour du peregrin femmes et filles assises contre terre, pour crier[7] et plorer en signe de ioye et bien venue. Lesquelles si vous voulez endurer iettans larme, diront en leur làgue. Tu sois le tresbiè venu, tu es de noz bons amys, tu as prins si grand peine de nous venir voir, et plusieurs autres caresses. Aussi lors sera dedans son lict le patron de famille, plorant tout ainsi que les femmes. S’ils cheminent trête ou quarâte lieues tant sur eau que sur terre, ils viuent en communauté. Si l’un en a, il en communiquera aux autres, s’ilz en sont besoin : ainsi en font ilz aux estrangers. Qui plus est ce pauure peuple est curieux de choses nouuelles, et les admire Prouerbe. (aussi selon le prouerbe, ignorâce est mère d’admiration), mais encore d’auantage pour tirer quelque chose qui leur aggrée des estrangers, sçauent si bien flatter, qu’il est malaisé à les pouuoir econduire. Les hommes premieremêt, quand on les visite à leurs loges et cabannes, après les auoir saluez, s’approchent de teue asseurance et familiarité[8], qu’ils prendront incontinêt vostre bônet ou chappeau, et l’ayant mis sur leur teste quelquefois plusieurs l’un après l’autre, se regardent et admirêt, auec quelque opinion d’estre plus beaux. Les autres prendront vostre dague espée, ou autre cousteau si vous en auez, et auec ce menasserôt de parolles et autres gestes leurs ennemis : bref ils vous recherchêt entièrement, et ne leur faut riê refuser, autremêt vous n’en auriés seruice, grâce, ne amitié quelconque : vray est qu’ils vous rendêt voz hardes. Autât en font les filles et femmes plus encore flatteresses que les hommes, et tousiours pour tirer à elles quelque chose. Bien vray qu’elles se contentent de peu. Elles s’en viendront à vous de mesme grâce que les hommes, auec quelques fruits, ou autres petites choses, dot ils ont accoustumé faire presens, disans en leur langue, agatouren, qui est autant à dire comme tu es bon, par manière de flatterie : eori asse pia, monstre moy ce que tu as, ainsi desireuses de quelques choses nouuelles, côme petits mirouêrs, patenostres de voirre : aussi vous suyuent à grand troppes les petis enfans, et demâdent en leur lâgage, hamabe pinda, dône nous des haims, dont ils usent à prendre le poisson. Et sont bien appris à vous user de ce terme deuant dit agatouren, tu es bon, si vous leur baillez ce qu’ils demandent : sinon, d’un visage rebarbatif vous diront, hippochi, va, tu ne vaux rien, dangaïapa aiouga, il te faut tuer, auec plusieurs autres menasses et iniures : de maniere, que ils ne donnent qu’en donnant, et encore vous remarquent et recôgnoissent à iamais pour le refus que vous leur aurez fait.

  1. Léry. § xiii : « Quant aux arbres portans le cotton, lesquels croissent en moyenne hauteur, ïl s’en trouue beaucoup en ceste terre du Brésil : la fleur vient en petites clochettes iaunes… mais quand le fruict est formé il a non seulement la figure approchante de la feine des fosteaux de nos forests, mais aussi quand il est meur, se fendant ainsi en quattre, le cotton en sort par tonneaux ou floquets gros comme esteuf : au milieu desquels il y a de la graine noire, etc. » — Cf. Description analogue dans H. Staden. P. 321.
  2. Sur les inys ou hamacs, V. Description de Léry. § xiii. — Thevet. Cosm. univ. P. 929.
  3. Sur les maracats Brésiliens, voir plus loin § LIV
  4. Léry. § xi. « Estimans entre eux que les œufs qu’ils nomment arignan-rapia, soyent poisons : quand ils nous en voyoient humer, ils en estoyent non seulement bien esbahis, mais aussi, disoyent-ils, ne pouuant auoir la patience de les laisser couuer, c’est trop grande gourmandise à vous, qu’en mangeant un œuf il faille que vous mangiez une poule. »
  5. P. Gaffarel. Histoire du Brésil Français. P. 80.
  6. On aura remarqué cette curieuse constatation de l’âge de pierre en Amérique.
  7. Sur cet accueil singulier voir Gandavo (Santa Cruz. P. 113) « Quand on va les visiter dans leurs villages, quelques filles échevelées s’approchent du voyageur, et le reçoivent avec de grandes lamentations, versant beaucoup de larmes et lui demandant où il est allé. » Thevet dans sa Cosm. univ. (P. 929), attribue ces larmes au plaisir éprouvé par les sauvages. Cf. Léry. § xviii : « Les femmes venans à l’entour du lict, s’accronpissans les fesses contre terre, et tenans les deux mains sur leurs yeux, en pleurans de ceste façon la bienvenue de celuy dont sera question, elles diront mille choses à sa louange. » Cet usage s’est perpétué : Voir Orbigny. L’Homme américain. ii, 109.
  8. Léry fut ainsi reçu lors de sa première visite dans un village Brésilien, et il raconte sa surprise en termes amusants (§ xviii). « L’un ayant pris mon chapeau qu’il mit sur sa teste, l’autre mon espée et ma ceinture qu’il ceignit sur son corps tout nud, l’autre ma casaque qu’il vestit : eux di-ie, m’estourdissant de leurs crieries et courans de ceste façon parmi leurs villages avec mes hardes, non seulement ie pensois auoîr tout perdu, mais aussi ie ne sauois où i’en estois. »