Les Singularitez de la France antarctique/62

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 323-328).


CHAPITRE LXII.

De la riuiere des Amazones, autrement dite Aurelane, par laquelle on peut nauiguer aux païs des Amazones, et en la France Antarctique.


Pendant que nous auons la plume en main pour escrire des places decouuertes, et habitées, par delà nostre Equinoctial, entre Midy et Ponent, pour illustrer les choses, et en dôner plus euidête cognoissance, ie me suis aduisé de reduire par escrit un voyage[1], autant lointain que difficile, hazardeusement entrepris, par quelques Espagnols, tant par eau que par terre, Mer pacifique ou Magellanique. iusques aux terres de la mer Pacifique, autremêt appelée Magellanique, où sont les isles des Moluques et autres. Et pour mieux entendre ce propos, il faut noter, que le Prince d’Espagne tient soubs son obeissance grande estendue de païs, en ces Indes occidentales, tant en isles que terre ferme, au Peru, et à l’Amerique, que par succession de temps il a pacifié de maniere qu’auiourd’hui il en reçoit grand emollument et profit. Situatiô de la riuiere de Plate. Or entre les autres un capitaine Espagnol, estant pour son prince au Peru, delibera un iour de decouurir, tât par eau que par terre, iusque à la riuiere de Plate (laquelle est distante du cap Saint Augustin sept cens lieues, delà la ligne, et du dit cap iusques aux isles du Peru enuirons trois cens lieues) quelque difficulté qu’il y eust, pour la longueur du chemin, et montagnes inaccessibles, que pour la suspicion des gens et bestes sauuages : esperant l’execution de si haute entreprise, outre les admirables richesses, acquerir un loz immortel, et laisser perpetuelle gloire de soy à la posterité. Ayant donques dressé, et mis le tout en bon ordre, et suffisant equipage, ainsi que la chose le meritoit, c’est à sçauoir de quelque marchandise, pour en trafiquant par les chemins recouurer viures, et autres munitions : au reste accompagné de cinquante Espagnols[2], quelque nombre d’esclaues pour le seruice laborieux, et quelques autres insulaires, qui auoient esté faits Chrestiens, pour la conduite et interpretation des langues. Il fut question de s’embarquer auec quelques petites carauelles, sur la riuiere d’Aurelane, laquele ie puis asseurer la plus lôgue et la plus large qui soit en tout le monde. Situatiô et admirable grâdeur de la riuiere d’Aurelane. Sa largeur est de cinquante neuf lieues[3], et sa longueur de plus de mille. Plusieurs la nommët mer douce, laquelle procède du costé des hautes montages de Moullubêba, auecques la riuiere de Marignan[4], neantmoins leur embouchement et entrée sont distantes de cent quatre lieues l’une de l’autre, et enuiron six cens lieues dans plain pais s’associent, la marée entrant dedans, bien quarante lieues. Origine du Nil. Ceste riuiere croist en certain temps de l’année, comme fait aussi le Nil, qui passe par l’Egypte, procédant des montagnes de la Lune selon l’opinion d’aucuns, ce que i’estime estre vraisemblable. Aurelane ou riuiere des Amazones. Elle fut nommée Aurelane, du nô de celuy qui premièrement fit dessus ceste lôgue nauigation, neantmoins que par auant avoit esté decouverte par aucuns qui l’ont appellée par leurs cartes riuiere des Amazones[5] : elle est merueilleusement facheuse à nauiger, à cause des courantes, qui sont en toutes saisons de l’année : et que plus est, l’embouchement difficile, pour quelques gros rochers, que lô ne peut euiter, qu’auec toute difficulté. Quand l’on est entré assez auant, lon trouue quelque belles isles, dont les unes sont peuplées, les autres non. Au surplus cette riuiere est dangereuse tout du long, pour estre peuplée, tât en pleine eau, que sur la riue de plusieurs peuples, fort inhumains, et barbares, et qui de longtemps tiennent inimitié aux estrangers, craignans qu’ils abordent en leur pais, et les pillent. Aussi quand de fortune ils en rencontrent quelques uns, ils les tuent, sans remission, et les mangent rotiz et boullus, comme autre chair. Isle de S. Croix. Donques embarquez en l’une de ces isles du Peru nômée S. Croix, en la grand mer, pour gaigner le detroit de ce fleuue : lequel après auoir passé auec un vent merueilleusement propre, s’acheminêt costoyâs la terre d’assez près, pour tousiours recognoistre le pais, le peuple et la façon de faire, et pour plusieurs autres commoditez. Costoyans donc en leur nauigation noz viateurs, maintenant deçà, maintenant delà, selon que la commodité le permettoit, les Sauuages[6] du pais se monstroient en grand nombre sur la riue, auec quelques signes d’admiration, voyans ceste estrâge nauigatiô, l’equipage des personnes, vaisseau, et munitions propres à guerre et à nauigation. Cepêdant les nauigans n’estoyent moins estonnez de leur part, pour la multitude de ce peuple incivil, et totalement brutal, monstrant quelque semblant de les vouloir saccager, pour dire en peu de parolles. Qui leur donna occasion de nauiguer longue espace de temps sans ancrer, ni descendre. Neantmoins la famine et autres nécessitez, les contraignit finablement de plier voiles et planter ancres. Ce qu’ayans fait enuiron la portée d’une arquebuze loin de terre, il demande s’il leur restoit autre chose, si non par beaux signes de flatterie, et autres petits moyens, caressa messieurs les Sauuages[7], pour impetrer quelques viures, et permission de se reposer. Dôt quelque nombre de ces Sauuages allechez ainsi de loing auec leurs petites barquettes d’escorce d’arbres, desquelles ils usent ordinairement sur les riuieres, se hazarderent d’approcher, non sans aucune doubte, n’ayans iamais veu les chrestiens afronter de si près leurs limites. Toutesfois pour la crainte qu’ils monstroient de plus en plus, les Espagnols de rechef, leur faisans monstre de quelques couteaux, et autres petits ferremês reluisans les attirerêt. Et après leur auoir fait quelques petits presens, ce peuple sauuage à toute diligence leur va pourchasser des viures : et de fait apportèrent quâtité de bon poisson, fruits de merueilleuse excellence, selon la portée du païs. Entre autres l’un de ces Sauuages, ayant massacré le iour précédât quatre de ses ennemis Canibaliês, leur en presêta deux mêbres cuits, ce que les autres refusèrent. Stature de ces Sauuages. Ces Sauuages (comme ils disent) estoient de haute stature, beau corps tous nuds ainsi que les autres Sauuages, portans sur l’estomac larges croissans de fin or bien poly en forme de miroirs ronds. Il ne faut enquerir si les Espagnols changerêt de leurs marchandises avec belles richesses : ie croy fermemêt qu’elles ne leur echapperent pas ainsi, pour le moins en feirent ils leur deuoir. Or noz pelerins ainsi refreschis, et enuitaillez pour le present, auec la reserue pour l’aduenir, auant que prendre congé feirent encores quelques presens, comme parauant : et puis pour la continuation du voyage, fut question de faire voile, et abreger chemin. De ce pas nauigerêt plus de cent lieues sans prêdre terre, obseruans tous sur les riues diuersité de peuples sauuages aussi comme les autres, desquels ie ne m’arresteray à escrire pour euiter prolixité : mais suffira entendre le lieu où pour la seconde[8] fois sont abordés.

  1. Le voyage, dont Thevet donne un résumé, est celui de Francesco Orellana, ami d’enfance des Pizarre, qui s’attacha à leur fortune et prit une part active à la conquête du Pérou. En 1540, il descendit la Coca, rencontra le Napo, puis l’Amazone dont il suivit le cours jusqu’à la mer. Consulter sur cet étrange personnage Humboldt. Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent. Cf. Acuna. Al descubrimiento del grâ Rio de las Amazonas. 1641.
  2. Ses principaux compagnons étaient le dominicain Gaspar de Carvajal et un gentilhomme de Badajoz, Hernando Sanchez de Vargas. Quand ils le virent s’abandonner au cours du fleuve et se lancer dans l’inconnu, ils l’accusèrent d’outrepasser les ordres de Pizarre. Orellana débarqua les mécontents sur la rive du fleuve et passa outre.
  3. Singulière exagération. A Tàbatinga, à plus de 3000 kil. de l’Atlantique, la largeur est de 2500 m. ; à Santarem, à 500 kil. de la mer, de 1600 m. L’estuaire à son débouché n’est que de 50 kil. Quant à la longueur du fleuve, Thevet a donné la mesure à peu prés exacte. Elle est de 4900 kil.
  4. Nom portugais du fleuve, le Maranâo.
  5. Vicente Janez Pinzon dans son voyage de 1500, reconnut le fleuve des Amazones, mais il s’appelait alors Maranon ; ce qui semble démontrer que ce nom existait déjà à l’embouchure du fleuve. Voir Petrus Martyr. Décades (1511).
  6. Voir Tour du Monde, n° 398, planche représentant l’étonnement des Sauvages à la vue du premier bateau à vapeur sillonnant les eaux de l’Amazone.
  7. Ce fut le 8 janvier 1541, que les compagnons d’Orellana s’arrêtèrent pour la première fois et reçurent un fraternel accueil de la part des Indiens.
  8. Ils s’arrêtèrent pour la seconde fois à Aparia, dont le cacique les reçut avec bienveillance, mais en leur recommandant de prendre garde aux Coniapayara (Amazones). Le 24 avril, Orellana continua son voyage, mais, pendant une navigation de quatre-vingts lieues, ne put débarquer que rarement à cause de l’escarpement des rives du fleuve. Le 12 mai il parvint dans la province de Machiparo, où il eut à lutter contre les Indiens. Il traversa ensuite un pays inhabité, s’arrêta au confluent d’une rivière qu’il nomma Rio de la Trinidad, traversa le pays des Paguanas, celui des Picotas, qu’il nomma ainsi parce qu’il trouva sur les rives du fleuve des têtes humaines fichées sur des piques, et arriva le 22 juin dans un pays tributaire des Coniapayara. Thevet a omis tous ces détails pour arriver tout de suite au combat d’Orellana contre les Amazones.