Les Singularitez de la France antarctique/67

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 348-352).


CHAPITRE LXVII.

De l’Isle des Rats.


Quittans incontinent ces Canibales pour le peu de consolation que lon en peut receuoir, auec le vent de Su, vogames iusques à une tresbelle isle[1] loingtaine de la ligne quatre degrez : et non sans grand danger on l'approche, car elle n'est moins difficile à afronter que quelque grand promontoire, tant pource qu’elle entre auant dedâs la mer, que pour les rochers, qui sont à l’entour et en front du riuage. Ceste isle a esté decouuerte fortuitement, et au grand desauantage de ceux qui premierement la decouurirent. Naufrage d’une nauire Portugaise. Quelque nauire de Portugal passant quelquefois sur ceste coste par imprudence et faute de bon gouuernement, hurtant contre un rocher pres de ceste isle, fut brisée et toute submergée en fond, hors-mis vingt et trois hommes qui se sauuerent en ceste isle. Auquel lieu ont demeuré l’espace de deux ans, les autres morts iusques à deux : qui cependant n’auoient vescu que de rats, oyseaux et autres bestes. Et comme quelquefois passoit une nauiere de Normandie retournant de l’Amerique, mirent l’esquif pour se reposer en ceste isle, où trouuerent ces deux pauures Portugais, restans seulement de ce naufrage, qu’ils emmenerent auec eux. Isle des Rats pourquoy ainsi nômée. Et auoient ces Portugais nômé l’isle des Rats, pour la multitude des rats de diuerse espece, qui y sont, en telle sorte qu’ils disoient leurs compagnons estre morts en partie, pour l’ennuy que leur faisoit ceste vermine, et font encores, quand l’on descend là, qu’à grande difficulté s’en peult-on defendre. Ces animaux viuent d’œufs de tortue, qu’elles font au riuage de la mer, et d’œufs d’oyseaux dont il y a grande abondâce. Aussi quand nous y allames pour chercher eau douce, dont nous auions telle necessité, que quelques uns d’entre nous furent contrains de boire leur urine : ce qui dura l’espace de trois mois, et la famine quatre, nous y vîmes tant d’oiseaux et si priuez qu’il nous estoit aisé d’en charger noz nauires. Toutefois il ne nous fut possible de recouvrer eau douce, ioint que n’entrames auant dans le pa1s : Commoditez de l’isle des Rats. Au surplus elle est tresbelle, enrichie de beaux arbres verdoyans la meilleure part de l’ânée, ne plus ne moins qu’un verd pré au mois de may, encore qu’elle soit pres de la ligne à quatre degrez. Que ceste isle soit habitable n’est impossible, aussi bien que plusieurs autres en la mesme Zone : comme les isles Saint Homer, sous l’Equinoctial et autres. Et si elle estoit habitée, ie puis veritablement asseurer, qu’on en feroit un des plus beaux lieux qui soit possible au monde, et riche à l’equipolent. On y feroit bien force bon sucre, espiceries, et autre chose de grand emolument. Zone entre les tropiques habitable. Ie sçay bien que plusieurs cosmographes ont eu ceste opinion, que la Zone[2] entre les tropiques estoit inhabitable, pour l’excessive ardeur du soleil : toutefois l’expérience monstre le contraire, sans plus longue contention : Tout ainsi que les Zones aux deux poles pour le froid. Herodote et Solin affirment que les monts Hyperborées sont habitables, et pareillement le Canada, approchant fort du Septentrion, et autres païs encores plus pres, enuiron la mer glaciale, dont nous auons desia parlé. Pourquoy sans plus en disputer, retournons à nostre isle des Rats. Ce lieu est à bon droit ainsi nommé, pour l’abondance des rats qui viuent là, dont y a plusieurs especes. Une entre les autres, que mangêt[3] les Sauuages de l’Amerique, nommez en leur langue Sohiatan, Sobiatâ, espece de rat. et ont la peau grise, la chair bonne et delicate, comme d’un petit leureaut. Hierousou, espece de rat. Il y en a une autre nommée Hierousou, plus grands que les autres, mais non si bons à manger. Es sont de telle grandeur que ceux d’Egypte, que l’on appelle rats de Pharaon. D’autres grands côme foines que les Sauuages ne mangent point, à cause que quâd ils sont morts ils puent comme charongne, comme i’ai veu. Gerara, espece de serpent, Theirab. Il se trouue là pareillement varieté de serpens, nommez Gerara, lesquels ne sont bons à manger : ouy bien ceux qu’ils nomment Theirab[4]. Car de ces serpens y a plusieurs especes qui ne sont en rien veneneux, ne semblables à ceux de nostre Europe : de maniere que leur morsure n’est mortelle, ne aucunement dangereuse. Il s’en trouue de rouges, escaillez de diuerses couleurs : pareillemêt en ay veu de verds autant ou plus que la verde fueille de laurier que lon pourrait trouuer. Ils ne sont si gros de corps que les autres, neantmoins ils sont forts longs, pourtant ne se fault esmerueiller si les sauuages là entour mangent de ces rats et serpens sans danger : ne plus ne moins que les lesarts, comme cy deuant nous auons dit. Houperou, espece de poisson ; Pres ceste isle se trouue semblablement une sorte de poisson, et sur toute la coste de l’Amerique, qui est fort dangereux, aussi craint et redouté des Sauuages : pour ce qu’il est rauissant et dangereux, côme un lion ou un loup affamé. Ce poisson nômé Houperou en leur langue, mâge l’autre[5] poisson en l’eau, hormis un, qui est grand comme une petite carpe, qui le suit tousiours, comme s’il y auoit quelque sympathie et oculte amytié entre les deux : ou bien le suit pour estre garanti et defendu contre les autres, dont les Sauuages quâd ils peschêt tous nuds, ainsi qu’ils font ordinairement, le craignent, et nô sans raison, car s’il les peut atteindre, il les submerge et estrâgle, ou bien où il les touchera de la dent, il emportera la pièce. Aussi ils se gardent bien de manger de ce poisson, ains s’ils le peuuent prendre vif, ce qu’ils font quelquefois pour se venger, ils le font mourir à coups de flèches. Espèce de poisson estrange. Estâs donc encores quelque espace de temps, et tournâns ça et là, i’en contemple plusieurs estranges que n’auons par deça : entre lesquels i’enveis deux fort môstrueux,[6] ayâs soubs la gorge comme deux tétines de cheure, un fanon au menton, que lon iugeroit à le voir estre une barbe. La figure cy deuât mise, comme pouuez voir, représente le reste du corps. Voila comme Nature grade ouuriere prend plaisir à diuersifier ses ouurages tât en l’eau qu’ê la terre : ainsi que le sçauant ouurier enrichist son œuure de pourtraits et couleurs, outre la tradition commune de son art.

  1. Il nous a été impossible d'établir la correspondance de l'île des Rats avec une des îles de l'Atlantique. Dans sa Cosmographie universelle (P. 966, 967), Thevet a décrit de nouveau l'île des Rats. Il en a même donné la représentation figurée, mais avec si peu de précision que nous devons avouer notre impuissance à le compléter par nos recherches.
  2. Thevet se répète : Voir plus haut, § xix.
  3. Léry. § x. « Ils prennent semblablement par les bois certains rats, gros comme escurieux, et presque de mesme poil roux, lesquels ont la chair aussi delicate que celle des connils de garenne. »
  4. Léry. § x.
  5. Il s’agit du requin. Le petit poisson dont parle Thevet, et qui s’est institué son compagnon, ou plutôt son commensal, est le pilote. Voir Espinas. Les Sociétés animales.
  6. Il s’agit de quelque amphibie, morse ou phoque, égaré dans la baie de Ganabara.