Les Six Livres de la République/15

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DE LA PUISSANCE SEIGNEURIALE,
& s’il faut souffrir les esclaves en la République bien ordonnée.


CHAP. V.


L a troisième partie du gouvernement des ménages dépend de la puissance du Seigneur envers ses esclaves, et du maître envers ses serviteurs. Car mefme le nom
de famille vient à famulis 8c famulitio, par ce qu’il y a-
uoit grand nombre d’efclaues, 8c de la plupart des fu-
gets delà famille, on nommoit toutle mefnage1 famil— i.prommciatb « 
le : oupourcequ’iln’yauoitricheffesque d’efclaues, onappellalescom-
pagnies d’efclaues, familles, 8c la fucceflion du deffundt, famille. Et Sene— tum.l.fi quisid
que voulant monftrer combien le Seigneur doibt eftre modéré enuers quoddelunfdlc*
fes efclaueSjil dit que les anciens ont appeilé le chef de la maifon pere de
famille, &non pas feigneur.Et d’autant que tout le monde eft rempli de
efclaues, hormis vn quartier de l’Europe, qui les reçoit defiapeu à peu, il
efticy befoin de toucher, 8c delapuiflance du feigneur enuers les efcla¬
ues, & des inconueiiiens 8c commoditez qui refultent de receuoirles e-
fçlaues, qui eft vn point de confequence, non feulement à toutes famil¬
les en gênerai, ains auffi à toutes Republiques. Or tout efclaue eft natu¬
rel, a fçauoir engendré de femme efclaue : ou fait par droidt de guerre : ou
par crime, qu’on appelle efclaue de peine : ou quia eu part au pris de fà li34tDE LA REPVBLIQVÉberté :ou quia ioué fa liberté,comme faifoyent anciennement les peu-
oeTmandemonb’ pies d’Alemaigne2 : ou qui voluntairement s’eft voué d eftre efclaue
perpetuel d’autruy, comme lesHebrieux lepratiquoyent. Leprifon-
nier de guerre eftoit efclaue du vainqueur, qui n eftoit pas tenu le met¬
tre à rançon,fi autrement il n’euft efté conuenuxomme il fut ancienne¬
ment ? en Grece,que le Barbare prifonnier de guerre pourroit eftre mis
j. Adftot.iib.j.c- ^ Ja cadene, & : retenu comme efclaue : mais quant au Grec , qu’il feroit
mis en liberté, en payant par luy vne liure d’or, ôc par l’ancienne ordon-4tcromer. inH- nance 4 de Poulongne, au parauant,& depuis trois cens ans,il fut arrefté
ftacmis^oionin Par ^€S eftats 5 4ue touts ennemis prifonniers de bonne guerre demeu-
•j. Dionyf.haiy car. reroyent efclaues des vainqueurs,, !] le Roy n’en vouloit payer deux flo- »lib.3. vcuoiKiMvxfft .t.1t.t/1t1 -r • nt1rovAvff«ju’.vsintûv rins pour telie. mais celuy qui a paye la rançon du prilonnier,eit tenu le ,
™ remettre en liberté , ayant receu le pris , autrement il le peut garder non
a«V|«. comme efclaue,mais comme prifonnier, fuiuant l’ancienne ; loy prati-
„ quee en la Grece, puis en tout l’Empire Romain. Quant aux debteursDemofthen. cotrat.t1t>-1 f nt• — 1 1 1 iLacritum vanoin prilonniers des creanciers^encores qu îlrult permis par la loy des douze
^mVsemuïde tables les demembrer en pieces pour les diftribuer aux créanciers qui
ddTquueftaracn- plus ^ moins , comme au fol la liure : fi eft-ce toutesfois que s’il n y a-
uoit que vil créancier,il lie pouuoit luy ofter la vie, ôc moins encores la
î.fcnatus §. vit de liberté,qui eftoit plus chere que la vie. car le pere pouuoit bien vendre,lesat. 1.1. in bello.trit• n 1 • r rt-1t• 1§1 quisferuüde troquer,elchangeiyvoire oiter la vie a les enraiis,mais il nepouuoit leur
éïrdcpamapot. ofter Ma liberté, aufli le cueur bon, ôc genereux, aymera toufiours
anuaCeropro Cx~ mieuxmourir honneftement, que feruirindignement d’efclaue. C’eft
pourquoy la loy des douze tables, quiadiugeoitle debteur non folua-
ble au créancier, fut bien toft caflee à la requefte des Petiliens Tribuns
du peuple,,qui firet ord6ner,quedeflors en auâtle debteur ne feroit ad-
iugé au c-reâcier,& qu’il ne pourroit eftre par luy retenu pour debte,fàuf
au creâcier à fe pouruoirpar fàifîe de bies,&autres voyes de iuftice,ain-
1 b saüenü ®teftre à faire par raifon.laquelleloy demeura inuiolabledêadion.c.Aina- fept cens ans ôc iufquesau regnede Diocletian7,quilafift publier de
«pk^rSrætiîia. rechef fus peine de la vie. Voila toutes les fortes d’cfclaues. Car quant à
LVqaiVîftroni- ceux 4ui f°nt pïms par les b rigans Ôc corfaires,ou qui font vendus à faux
bus deteftamët.ff. t|]rre pour efclaues, ils demeurent neantmoins libres, ôc en termes8 de<>.l.ma :uiusdeco-tIt#t~dk & demonftra. droit peuuentfaire touts actes légitimés. Et quant aux autres leruiteurs
diquammTerum domeftiques, ils ne peuuent par contrat, ny conuention quelconque
adionon demr. £^re aucun preiudice à leur liberté,ny en receuant vn laiz teftamentaire,
foubs vue condition9 tant foit peu feruile : ny mefme Tefclaue ne peut
promettre, aufeigneur qui l’aftranchift chofe qui tourne à la diminu¬
tion de fa liberté, horfmis lesferuices aggrcables ôc ordinaires auxaf-
franchiz.C’eft pourquoy les arrefts du parlement de Paris, fouuent ont
eafleles contrats des feruiteurs qui s’obligét foubs peine àferuir certai¬
nes anneesdefquels neantmoins font receus,en Angleterre, Ôc enEfcof-
fè :où les maiftres après le terme du feruice expiré,s’en vôt deuât le iugedes LIVRE PREMIER,t)fdes lieux émanciper leurs feruiteurs 5 8c leur donner puiflance de porterbonnet , qui eftoit 1 ancienne marque derefclauenouuellementafran-tçchi,pour cacher fa tefte pelee, iufques à ce que les cheueux luy fuflet re-uenus.Qui donna occaf ion a Brutüs après auoir tue Cæfàr, de faire bat- i.iwintit* A j ,, ^tre1 la monnoy eau bonnet, comme ayant afranchi le peuple Romain.tinNr^L » * S O8c après la mort de Néron * le menu peuple alloit par les rues portanttone-tuïyô €£bonnets5 en tefte, en figne de liberté. Et le Roy Eumenes vint en Ro- >me après la mort de Mithridates,& entrant au fenat auec bonet, aduouatenir fa liberté du peuple Romain. Or combien que les feruiteurs do-meftiques ne foient point efclaues, 8c qu’ils puifl’ent faire touts ades deliberté, foit en iugemerit, foit hors iugemeilt : fl eft-ce qu’ils ne font pascomme fimples mercenaires,ou gaigne-deniers à la iournee,fus lefquelsceluy quilesalouez n a pouuoir, ny commandement, ny corredionquelconque, comme le maiftre a fus les feruiteurs domeftiques, quidoibuent feruice, honneur, 8c obeiffance au maiftre tant qu’ils font enfa maifon, 8c les peut chaftier 8c corriger auec difcretion 8c modération.Voila en trois mots la puiflance du maiftre enuers les feruiteurs ordinai¬
res, car nous ne voulons pas icy entrer aux reigles morales, du compor¬
tement des vns enuers les autres. Mais quant aux efclaues,il y a deux dif-
ficultez,qui ne font point encores refolues.La premiere eft à fçauoir fi la
feruitude des efclaues eft naturelle,& : vtile,ou contre nature.La féconde
quelle puiffance doibt auoir le fèigneur fusl’efclaue. Quant au premier InPoIic
point Ariftote 4 eft d’aduis que la feruitude des efclaues eft de droit na¬
turels pourlapreuue, Nous voyons, dit-il, les vns naturellement faits
a feruir,& obeinles autres à commander, 8c gôuuerner. Mais les lurik Çt* u/bJL^
confultes, qui ne sarreftent pas tant aux difcours des Philofophes, qu’à
l’opinion populaire, tiennent que la feruitude eft droi&ement contre
nature, 8c font tout ce qu’ils peuuent pour maintenir la liberté, contre ^lhI^[ta*,de fta“1tobfcurité,ou ambiguité des loix,des teftaments* des arrefts des con-
trads,& quelquesfois il n y aloy,ny teftament qui ti en e, qu’on ne don¬
ne coup al vn,& al autre,pouraffrâchirl’efclaue, comme 011 peut voir g ^ imc. }
en tout6 le droit. & s’il faut que la loy tienne,fi eft-ce que le lurifconful- proxime de iis qüi
te fait cognoiftre toufiours que Facerbitéd’icelle contre les efclaues luy neclegibutviium
deplaift7,1 appellant dure & cruelle.De ces deux opinions, il faut choi-
firlameilleure.il y a beaucoup d’apparence,pour fouftenir que laferui- p^.rsfauorcIU
tude eft vtile aux Républiques^ qu’elle eft naturelle. Car toute chofè 7-i-pr°rt>cxif.qui
contre nature nepeut eftre de longue duree : &fîon vient àforcerlâ &a
nature elle retournera toufiours en ion premier eftat, comme 011 voit
euidemmét en toutes chofes naturelles. Or eft-il que la feruitude a prins
fon origine foudain après le deluge,& aufli toft qu’on a commencé d’a~
uoii quelque forme de Republique, 8c depuis a toufiours continué : 8c
laçoit que depuis trois ou quatre cens ans elle a difeontinué en quel¬
ques lieux, fi eft-ce quon la voit retourner. Et mefmes les peuples 36tDE LA REPVBLI QJ/ Edes IfLes Occidentales, qui font trois fois déplus grande eftenduè, que
toute l’Europe,quin’auoient iamais ouy parler de loix diuines, ny hu¬
maines, onttoufiours efté pleines d’efclaues : nefe trouuepas vne
feule République qui fe foit exemptee des efclaues ivoire les plus fain&s
perfonnages qui furent onques en ont vfé. qui plus eft, en toute Repu¬
blique le feigneur a eu la puiflance des biens, de la vie, & de la mort fus
l’efclaue : excepté quelques vues où les princes &c legiflateurs ont mo¬
déré cefte puiflance. Il n’eft pas vray-femblable que tant de Roys & le¬
giflateurs euflent attenté contre nature, ny que les figes & vertueux
s 11 quîbus ex Sommes 1’euflent approuué 5 ny tant de peuples par tant de fiecles euf-
caufis manu mit- fent receu les feruitudes, voire defendu par quelques8 loix d’afranchir
les efclaues, finon en certain nombre : & neantmoins ont fleuri en ar¬
mes, & en loix.Et qui voudroit nyer,que ce ne fuft chofe honnefte, &
charitable de garder vnprifonnier de bonne guerreje loger, coucher,
veftir,nourrir,en faifànt le feruice qu’il pourra, s’il n a dequoy payer (a
rançon,au lieu de le maflacrer de fàng froid ? c’eft la premiere caufe des
efclaues.Dauantage,les loix diuines,& humaines veulet9 que celuy qui5.tgeneraliter 11’a dequoy payer pour la faute par luy commife, foit puni corporelle-
fdq^dde iunf-S ment. O r celuy qui fait iniuftement la guerre aux biens,à la vie, à l’eftat
d’autruy, qui doubte qu’il ne foit vray brigand ,& voleur, & quil 11e
j.Eftenîm tpww rb merite la mort ? Ce n’eft donc pas contre nature de le tarder pour fer-çv^rU, mquitt1. ï 1 f* -tritATt*t1Euftathius}& a- uir au lieu de le faire mou rir, car le mot de leruus, quoy qu on ay t voulu
reprendre Iuftinian, vient à feruando1. Et fie’eft oit contre nature que
feruotvn homme euft puiflance fus l’autre de la vie, &de la mort,il.n’y auroitï/f^tDç fermo^non à ny Royaumes,ny feipiieuries qui ne fuflent contre nature,veu que lesferie vtVarro pu- / J tUL -—D—ttt _vt—t^tat.&Feftuseritu- Roys & Monarques ontmelme pulilance iur touts leurs iugets,loyent•nem ;;interpreta-t~t~t~t°r feruitucem & : Æolico digam-t,__.a fit ferfos vtda- JtAt.fos ofom,æfom refpofe.Ie confefleray que laferuitude fera naturelle.,& quand l’hommequod efferebanttrt1Lt3 /1veteres danus tort,rorde,riche, & ignorant,obéira au lage,diicret & roible,quoy qu ilouum.aruum. r .t. -, ,°n-> . ï rtr°i ïttioit pauure. mais d alleruir les lages au rois, les ignorans aux hommes
entendus, lesmechans aux bons, qui dira que ce ne foit chofe contre
- nature ? fi ce n eftoit qu’on vouluft fubtilizer, que l’efclaue bien auifé
gouuerne & : commande à fon feigneur, & le fage confeillerà fon Roy
mal-aduifé. De dire que c’eft vne charité louable garderie prifonnier
qu’on peut tuer,c’eft la charité des voleurs, Sc corfaires quife glorifient
d’auoir donné la vie a ceux qu’ils n’ont pas tuez. Or voit on bien fou-
^Rrque les hommes doux & paifibles font la proye des mechans,
r/fn quand on vient à départir les differens des princes par guerre, où le
c** Ié£S~~ vaincueur a bon droidt, &le plus foible a toufiours tort. Et fi les vain-
^ eus ont fait la guerre à tort,& fans caufe comme b rigans,pourquoy ne
les met-on à mort ? pour quoy n’en fait-on iuftice exéplaire ? pourquoy
les reçoyt-on à merci puifqu’ils font voleurs ? Etquantàce qu’oiidiâ :quedinem interpreta- r .t_t. r At^tur feruitucem & kigneurs ôu eiclaues. Ces railons ont bien quelque apparence pour
ma fit ferfos vt da- monftrer que la feruitude eft naturelle, vtile, & honefte. mais il y a bienquod efferebant LIVRE PREMIER.t3 ?que la fcruitudc ne uft pas duré fi longuement ,fi elle euft efté contre na-
ture :cela eft bien vray es chofes naturelles , qui de leur propriété fuyuét
l’ordonnance de Dieu immuable-.mais ayant donné à l’homme le chois
du bien ôc du mal,il contreuient le plus fouuent à la defenle, ôc choifift
le pire contre la loy de Dieu &de nature-Et l’opinion deprauee en luy a
tant de pouuoir,qu’elle paffe en force de loy,qui a plus d’autorité que la
nature,de forte qu il ny a fi grande impieté,ny mechanceté,qui ne (oit
eftimee, ôc iugee vertu & pieté, ie n en mettray qu vn exemple. On
fçaitaffez qu’il n’y a chofe plus cruelle ny plus deteftable , que de Édi¬
fier les hommes , ôc toutesfois il ny a quafi peuple qui n’en aye ainfi
vfé, ôc tous ont couuert cela du voile de pieté par plufieurs fiecles, voi¬
re iufques ànoftreaage toutes les Iiles Occidentales l’ont ainfi pratiqué : /t,
ôc quelques peuples fus la riuiere de la Plate en vfent encores : corn-
me les Thraces auffi, par charité ÔC pieté , auoyent accouftumé de çyf ^
tuer leurs peres ôc meres caffez de vieilleffe , ôc de maladie , ôc puis
après les mangeoyent, affin qu’ils ne fuffent pafture aux vers,com¬
me ils refpondirent au Roy de Perfe. Et ne faut pas dire qu’il n y ait
que les anciens Gaulois, qui facrifiaffentles hommes ce qu’ils ont fait4tiufques à Tibere f Empereur : car long temps au parauant les Amor- ncaliki^cfcero’
riens ° ôc Ammonites, ôc depuis encores Agamemnon , facrifioyent fofomcio.rim.
leurs enfans : ôc prefque touts les peuples y alloyent comme à l’enui o. sapienri*eap.j.Ilt1 t.1t.sy i o v j-.Hutar.in The.voire les plus humains ôc mieux policez : carJ Themiltocle, ôc Xer- *. piutar.cod.&m n ,s
xes6 Roy de Perfe, immolèrent les hommes, F vn trois, l’autre dou- 4ftoxc“c’t^ze en mefine temps : ce qui eftoit tout commun, dit Plutarque, ent^toute la Scythie. ôc anciennement,ditVarron,en toute l’Italie, & en
la Grece , foubs vmbre d’vn oracle portant le motqui fignifie
homme & lumière, fi ;on nymet l’accent, qui monftre bien qu’il ne
faut pas mefurer la loy dénature auxa&ions des hommes, quoy que
elles foient inueterees : ny conclure pour cela que la feruitude des efcla-
ues,foit de droit naturel. & encores moins y a de chanté de garder les
captifs,pour en tirer gain, ôc profit comme de beftes. Et qui eft celuy
qui efpargne la vie du vaincu, s’il en peut tirer plus de profit en le tuant,
quen luy fauuantla vie ?De mil exemples ie n’en mettray qu’vn. Au
fiege de Hierufalem foubs laconduitte de Ve{pafian,vn foldat Romain
ayant aperceu de For és entrailles d’vn lu if, qu’on auoit tué, en auertit
fes compagnons, lefquels bien tofteouperent la gorge à leurs prifon-t^niers, pour fçauoir s’ils auoyent auallé leurs efcuz, &en fut tué en vnt^moment plus de7 vint mil. O la belle charité ! Encores dit-on qu’on les 7. m bcIÎ0 ^ J * ^
nourrift,& quon les traitebie pour quelque feruice.mais qu’elle nour- Q aic°’.t* jf*riture, quel feruice ! Caton le cenfeur,eftimé le plus homme de bien de
fon aage, après auoir tiré tout le feruice qu’il pouuoit8 de fes efclaues, ^^r^ Cato"
iufques a ce qu’ils fuffent recruds de vieilleffe, il les vendoit au plus of-t^ n