Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/10

La bibliothèque libre.
Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 609-654).
◄  09
11  ►
LES SOUVENIRS
DU
CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA

X.[1]
LA QUESTION DU PRINCE ALBERT.

Au mois de novembre 1850, le baron de Stockmar, qui était récemment revenu de Cobourg à Windsor, écrivait dans son journal : « Il y a déjà longtemps que je tiens lord Palmerston pour à moitié fou. » Et le 22 décembre de la même année, reprenant ce sujet dans une lettre, il s’exprimait en ces termes : « Depuis que je suis de retour ici, c’est-à-dire depuis environ deux mois, il a fait des extravagances qui confirment de jour en jour mes soupçons d’ancienne date : c’est un homme qui n’a plus sa tête. La tentation était grande pour le prince de l’assaillir et de le renverser. Je l’en dissuadai énergiquement et je réussis à le contenir. Je lui conseillai de se borner au rôle de simple spectateur, bien persuadé que, si Palmerston avait besoin d’un dernier choc pour être mis à bas, ses collègues eux-mêmes le lui donneraient. »

À quels événemens se rapportent ces étranges paroles ? Quels motifs pouvaient pousser le mari de la reine à un tel assaut contre le ministre des affaires étrangères ? Qu’y avait-il entre le prince Albert et lord Palmerston ?

Cette affaire est celle que Stockmar appelle la question du prince Albert et qu’on pourrait appeler aussi dans les commencemens la question de lord Palmerston et de la reine Victoria, la question de lord Palmerston et de lord John Russell. Avec plusieurs intermittences, la crise dont il s’agit a duré de cinq à six ans. C’est d’abord entre la reine et le ministre que s’élève le débat ; le prince n’y prend part que comme l’époux, comme le premier sujet et le premier soutien de sa majesté. Ensuite la querelle est surtout entre le ministre et le plus haut placé de ses collègues, entre lord Palmerston, secrétaire d’état des affaires étrangères, et lord John Russell, premier lord de la trésorerie. Enfin, c’est le prince qui est directement en cause, et la reine à son tour soutiendra la lutte avec ardeur, sans quitter pour cela aux yeux du public les hautes sphères où la retient son rang.

Voilà trois périodes à la fois unies et distinctes. Stockmar, qui nous fournît beaucoup de détails sur la dernière, a besoin d’être complété pour les deux autres par les documens que M. Evelyn Ashley vient de publier sur Palmerston et ceux que nous devons à M. Théodore Martin, le sage et consciencieux historien du prince Albert. Le prince en effet se retrouve dans toutes les phases de la lutte, alors même qu’il n’y figure pas en première ligne, et ainsi s’expliquent dès 1850 les paroles de son confident : « La tentation était grande pour le prince d’assaillir Palmerston et de le renverser. » Il est donc très vif, très émouvant et plein de péripéties imprévues, ce petit drame en trois actes. Heureusement, après bien des incidens que l’histoire ne doit pas dédaigner, les conflits s’apaiseront à la satisfaction de tous, et l’on se souviendra en souriant de la comédie de Shakspeare : Tout est bien qui finit bien.


I.

Il est de règle en Angleterre que le premier ministre est particulièrement responsable de la politique du cabinet, c’est-à-dire que les actes des ministres, avant d’être soumis à la signature du souverain, doivent passer par les mains du vrai chef du ministère, de celui qu’on appelle le premier, Il arrive souvent, dans la pratique journalière, que cette règle est un peu oubliée. Quand il s’agit d’affaires courantes ou qui ne soulèvent aucun doute, on comprend que le désir de procéder rapidement fasse supprimer ces lenteurs. Dans les questions graves, la règle reprend son droit. Or y a-t-il une question plus grave que celle des rapports internationaux ? C’est donc tout à fait un devoir constitutionnel pour le ministre des affaires étrangères de ne présenter aucune dépêche à la signature du chef de l’état sans que le premier en ait pris connaissance.

Dans le cabinet whig formé après la chute de sir Robert Peel (29 juin 1846), lord John Russell était premier ministre et lord Palmerston ministre des affaires étrangères. Dès le début de la nouvelle administration, les circonstances les plus délicates et les événemens les plus graves exigeaient que la règle dont nous parlions tout à l’heure fut scrupuleusement observée. En 1846, la question des mariages espagnols touchait à la crise finale ; en 1847 éclatait l’affaire du Sonderbund et du radicalisme suisse ; en 1848, la révolution du 24 février ébranlait une partie de l’Europe ; en 1849, la dissolution du parlement de Francfort et le refus de la couronne impériale par le roi de Prusse mettait en feu l’Allemagne du sud-ouest, tandis que l’Autriche luttait péniblement contre les revendications hongroises et italiennes ; en 1850, la lutte diplomatique de l’Autriche et de la Prusse, après avoir fait sortir les épées des fourreaux, amenait brusquement la convention d’Olmütz, cette convention qui, loin de pacifier les esprits, entraînait des irritations implacables et préparait des catastrophes. Dans la plupart de ces événemens, dans les premiers surtout, la part de lord Palmerston avait été considérable. Ni l’affaire des mariages espagnols ni l’affaire du Sonderbund n’auraient amené les mêmes incidens et excité les mêmes passions, si lord Aberdeen n’avait dû céder à lord Palmerston la direction du foreign office. Il ne faut donc pas s’étonner que la reine Victoria, au milieu de pareilles conjonctures, ait cru devoir rappeler lord Palmerston au respect des règles hiérarchiques ; on s’étonnerait plutôt qu’elle eût attendu si longtemps. Ce n’est que vers la fin de l’année 1849 qu’elle résolut de faire observer les règles et de maintenir son droit.

Qu’on le sache bien en effet, ce n’était pas seulement l’autorité du premier ministre qu’elle défendait au nom de la hiérarchie, c’était aussi et surtout la sienne propre. Les Anglais ne disent pas dans le même sens que nous : le roi règne et ne gouverne pas. Ces maximes à outrance répugnent à leur génie pratique. Tout cela est affaire d’appréciation. Il y a des cas où le roi règne sans gouverner, il y a des cas où il doit régner et gouverner tout ensemble. Se figure-t-on un roi, un chef d’état, un président de république, un homme enfin chargé de représenter une nation, qui se désintéresserait de la politique étrangère et se bornerait, soit pour la paix, soit pour la guerre, à exécuter un mandat impératif ? Ces billevesées radicales n’ont pas cours chez nos voisins. Assurément, dans toutes les affaires qui peuvent engager la nation, ce n’est pas au souverain seul qu’appartient la décision suprême, le concours des trois pouvoirs est nécessaire ; mais la raison veut que la part du pouvoir exécutif soit au moins égale à celle des chambres, et cette part ne serait pas égale si le pouvoir exécutif, réduit à une obéissance passive, n’avait pas le droit d’intervenir dans la délibération avec l’autorité qui lui est propre. Il intervient par le choix de ses ministres, il peut intervenir aussi par la direction qu’il leur imprime. C’est sur ce terrain, salva ministrorum libertate, que doit s’exercer l’action de la couronne. Les maîtres du droit constitutionnel en Angleterre n’ont jamais contesté ces principes. Tout récemment encore, et à propos du sujet qui nous occupe, un écrivain anglais d’un rare mérite, M. Théodore Martin, résumait en ces termes la doctrine consacrée par l’usage : « Nos relations extérieures comprenant les questions vitales de paix et de guerre ont toujours été considérées comme exigeant d’une manière spéciale l’attention du souverain. Si quelqu’un doit tenir plus sérieusement que personne à rehausser la dignité, la puissance et le prestige de ce pays, on peut le présumer à bon droit, c’est le souverain qui préside à ses destinées et en qui sa majesté se personnifie. Si quelqu’un doit plus que personne aimer la paix et tous les biens qu’elle dispense, c’est le souverain. Aucun ministre, quel que soit son patriotisme, quelle que soit sa conscience, n’est homme à surveiller ce qui se passe sur le continent, à s’inquiéter de la constante prospérité du pays avec plus de vigilance et plus de pénétration que le souverain, puisque de toutes les personnes du royaume il est le plus étroitement identifié avec ses intérêts et son honneur. Sympathies ou antipathies à l’égard de telle ou telle famille régnante, poursuite ardente de victoires diplomatiques, ressentiment des échecs subis sur ce terrain, désir de propager des théories politiques préférées, aucune de ces choses ne peut trouver place dans l’esprit du souverain d’un royaume constitutionnel comme le nôtre, puisque, sa première pensée étant de garder son empire sauf, honoré, respecté, il a l’obligation d’observer une courtoisie sincère et digne à l’égard des autres souverains et de leurs gouvernemens. C’est pour ce motif que la couronne a toujours eu l’éminente fonction de veiller exactement, continuellement, sur l’état de nos relations extérieures, par conséquent de se tenir pleinement informée de la politique du gouvernement, et de tout détail essentiel de cette politique pouvant influer sur les relations du dehors[2]. »

Lord Palmerston, sans contester ces principes de droit constitutionnel, ne manquait pas une occasion de s’y soustraire. Collègue très aimable, assure-t-on, dans tout ce qui regardait les affaires générales du ministère, il devenait intraitable dès qu’il s’agissait des choses de son département. Les décisions étaient prises en commun, cela va sans dire ; quant à l’exécution, aux dépêches, aux ordres de service, à toute la conduite des campagnes diplomatiques, son humeur jalouse prétendait à une liberté absolue. S’entendre pour la rédaction avec lord John Russell, soumettre du moins les pièces au premier ministre et les faire présenter par lui à la reine, c’eût été à ses yeux une sorte d’humiliation. Il les présentait donc lui-même, aux heures du conseil sans doute et lord John étant là, mais sans que lord John en eût pris connaissance et sans que la reine elle-même eût le loisir de les examiner sérieusement. Le temps pressait, disait le ministre, il fallait que cette dépêche fût expédiée sans retard ; la reine lisait à la hâte, écoutait quelques explications et laissait faire. Il est probable que les choses se passaient ainsi du temps de sir Robert Peel et de lord Aberdeen, de 1841 à 1846 ; lord Aberdeen était si mesuré, si droit, si parfaitement sûr de sa pensée et de sa plume ! Qui donc aurait pu se défier de ses rédactions, vouloir y ajouter ou en retrancher quelque chose ? Ni la reine ni Robert Peel n’en avaient la pensée. Lord Palmerston méritait-il pareille confiance ? Certainement non. Le fougueux homme d’état dont la parole, quand il le voulait bien, avait tant de charme et de séduction, réservait toute son âpreté pour sa correspondance. Un publiciste qui paraît l’avoir bien connu a écrit à ce propos le curieux signalement que voici : « Son écueil, c’était son bureau ; sa plume prenait le mors aux dents. Jamais ses discours ne lui ont fait un ennemi ; ses écrits ont fait et envenimé bien des blessures. Ce charme des manières, cette urbanité de langage qui l’ont tant servi au parlement et dans le monde, lui manquaient sur le papier ; même quand il donnait de bons conseils, il les donnait avec rudesse[3]. » Ainsi celui qu’on a si justement appelé le bouledogue de l’Angleterre méritait surtout ce nom dans ses dépêches du foreign office. Les raisons ne manquaient donc pas pour que la reine chargeât lord John Russell de rappeler à son collègue les règles de la hiérarchie ministérielle.

C’est ce que fit la reine au printemps de l’année 1849 par une lettre adressée au premier ministre. Lord John Russell répondit : « Il est évident pour moi que toutes nos dépêches doivent être l’objet d’une attention sérieuse de la part de la reine, mais il me paraît aussi que la reine doit donner toute facilité pour l’expédition des affaires en renvoyant ces dépêches aussi promptement que possible après qu’elles lui seront parvenues. » — « Aussi promptement que possible, » c’étaient là des termes trop vagues et qui pouvaient se prêter encore à des abus ; la reine demanda d’une façon expresse que le ministre ne la pressât point de faire connaître sa réponse en quelques minutes comme cela se pratiquait souvent[4]. Lord Palmerston devait s’arranger de manière à réserver douze ou vingt-quatre heures pour que les dépêches fussent soumises au premier ministre et portées ensuite à la connaissance de la reine. Il y avait certainement bien peu de cas dans lesquels un délai si court pourrait nuire aux affaires. Lord John approuva ces idées et les transmit à lord Palmerston dans une lettre (21 juin 1849) où se trouvent ces paroles : « J’entre complètement dans les vues de sa majesté ; je pense que les instructions adressées à nos représentans auprès des diverses puissances doivent être mûrement pesées, car c’est par ce moyen, et non par un autre, que la reine et le gouvernement parlent aux nations étrangères. »

Voilà les principes clairement rappelée avec les raisons qui les justifient : ce n’est pas le chef du foreign office tout seul, si éminent qu’il soit et quelque confiance qu’il inspire à la majorité du parlement, ce n’est pas lord Palmerston tout seul qui s’adresse aux puissances par la voix des ambassadeurs et des chargés d’affaires, c’est la reine et le gouvernement ; il faut donc que la reine et le gouvernement aient le temps d’apprécier la rédaction des dépêches.

Lord Palmerston n’était pas homme à contester des vérités si évidentes, il accueillit comme il le devait les instructions du premier ministre et promit de s’y conformer. Malheureusement l’habitude prise était bien forte ; peu à peu, sans idée de résistance peut-être et par le seul élan de son ardente nature, lord Palmerston revint de temps en temps à ses pratiques accoutumées. Pendant la seconde moitié de l’année 1849, pendant les premiers mois de 1850, la reine eut plus d’une occasion de s’en plaindre. Attentif aux parties engagées sur l’échiquier du continent, lord Palmerston, comme un joueur que la passion enfièvre, oubliait les recommandations de Windsor. Tantôt une rédaction approuvée par la reine était modifiée sans plus de façon au foreign office, tantôt on ne tenait nul compte des modifications convenues, et, sous prétexte d’urgence, les dépêches étaient expédiées sans délai. Ces dérogations à la règle se renouvelèrent si souvent qu’au mois de mars 1850 la reine se vit obligée d’écrire un mémorandum adressé à lord Palmerston pour le rappeler d’une manière expresse à l’observation des convenances.

La reine pensa toutefois qu’avant d’envoyer ce mémorandum, il y avait lieu de tenter encore un procédé moins vif et de faire avertir une dernière fois par lord John Russell le ministre oublieux ou récalcitrant. Le prince Albert s’en expliqua nettement avec lord John. Une lettre de lui, écrite le 2 avril 1850, exprime avec la précision la plus correcte les justes griefs de la reine. Assurément, c’est une remarque du publiciste anglais qui nous sert de guide sur ce point, la reine n’avait pas à condamner de sa seule autorité une politique étrangère qui avait l’assentiment des chambres, et elle avait rempli son devoir quand elle avait indiqué dans le conseil ce que cette politique avait d’irritant et de stérile. Elle avait le droit, il est vrai, de dissoudre la chambre des communes et de faire appel à l’opinion du pays ; mais on n’use de ce droit que dans les cas extrêmes, quand il y a désaccord absolu entre les pouvoirs publics, quand il s’agit de vie ou de mort pour la société. Autant il est noble alors d’exercer courageusement ce droit constitutionnel, autant il est sage de n’y recourir qu’en face d’une nécessité impérieuse. Ces nécessités sont rares dans un pays de traditions libérales comme l’Angleterre, dans un pays où le respect de la loi fondamentale domine toutes les dissensions intestines. Il était donc tout simple que la reine se soumît en bien des cas à une politique extérieure qui n’était pas la sienne, mais si la reine cédait sur le fond, comme c’était son devoir, elle n’était pas tenue de céder quant à la forme ; elle ne devait pas permettre que telle ou telle démarche politique, déjà grave par elle-même, fût aggravée par le langage du foreign office, et qu’on s’autorisât de son nom pour envenimer les conflits. C’est pourquoi le prince Albert, écrivant à lord John Russell par ordre de la reine, lui disait sans hésiter : « La reine ne peut voir sans peine les résultats amenés, surtout depuis 1847, par la direction de notre politique extérieure. En des circonstances où l’Angleterre aurait besoin d’être placée très haut dans l’opinion du monde et déposséder l’estime de toutes les puissances, elle est généralement détestée, tenue en défiance et traitée sans égards, même par les plus petits états. »

À quoi tient cette situation ? À la manière dont lord Palmerston dirige les affaires extérieures, à ses allures, à ses procédés, à la raideur de son langage. Il faut discuter pour s’entendre, non pour se brouiller. C’est surtout quand on n’est pas d’accord qu’on doit redoubler de courtoisie. Si lord Palmerston oublie ces principes-là, la reine, sans sortir de son rôle, a le devoir de s’en souvenir. Il est donc indispensable que rien ne se fasse en dehors d’elle, qu’on ne lui cache aucune démarche, aucune dépêche, aucune formule, qu’elle puisse tout voir et contrôler tout. Son consentement une fois donné, les pièces ne peuvent plus subir la moindre altération. No varietur, c’est une condition absolue. « Lord Palmerston, écrit hardiment le prince Albert, n’a pas tenu compte de ces justes demandes, lord Palmerston a manqué à la reine, et cela non par négligence, mais par principe, et avec une étonnante obstination de résistance à tous les efforts de sa majesté. En outre, et sans le moindre scrupule, lord Palmerston s’arrange pour faire croire au public que le peu d’empressement de la reine à examiner les papiers qu’elle reçoit a souvent causé des retards et des complications[5]. »

Lord John Russell, se conformant aux ordres de la reine et très frappé du langage du prince, s’empressa d’avertir son collègue, plus vivement sans doute que par le passé. Il le trouva très calme, très peu disposé à s’émouvoir, et recueillit de sa bouche l’assu- rance formelle que l’intention d’oublier le respect dû à la reine n’avait jamais pu entrer dans son esprit. Quelques jours après, lord Palmerston reprenait sans rien dire son sceptre et sa couronne. Décidément, la direction du foreign office était devenue entre ses mains un gouvernement personnel. Il montrait les pièces ou les dissimulait, au gré de ses convenances. Il modifiait les rédactions sans en avoir le droit, ou s’abstenait de les modifier quand il en avait reçu l’ordre. Il est évident que le succès obtenu par lui à la chambre des communes dans le grand débat du mois de juin 1850 avait redoublé son audace.

Pendant quatre nuits, du 24 au 28, toute la politique étrangère de lord Palmerston avait été attaquée avec passion par les voix les plus diverses, par les whigs comme par les tories, et dans un péril si pressant l’audacieux vicomte avait grandi de vingt coudées. Le discours qu’il prononça dans la nuit du 25 excita l’admiration même de ses plus ardens adversaires. Les ombres de la nuit enveloppaient Westminster quand l’impétueux orateur prit la parole : les premières lueurs du jour éclairaient les vitres du palais lorsqu’il acheva son discours au milieu d’applaudissemens enthousiastes. Pendant plus de cinq heures, sans avoir besoin d’une seule note, sans montrer la moindre hésitation, sans éprouver aucune fatigue, toujours aussi fort, aussi pressant, aussi assuré d’une incomparable aisance, il avait tenu l’assemblée attentive et sous le charme. Il s’agissait d’abord d’une affaire toute spéciale, des réclamations d’un sujet anglais, le juif Pacifico, contre le gouvernement hellénique, et des mesures violentes prises à ce sujet par le chef du foreign office ; mais bientôt cette affaire, si grave qu’elle fût, puisqu’elle avait failli brouiller l’Angleterre avec la Russie et la France, avait fait place à une discussion plus grave encore, car le débat agrandi embrassait toute la politique étrangère de lord Palmerston et mettait le ministère whig en péril. La chambre haute, sur une motion de lord Stanley, avait condamné cette politique, et ce vote avait suffi pour prévenir un conflit européen ; si la chambre des communes condamnait aussi Palmerston, les whigs étaient renversés du pouvoir. On a déjà vu dans notre précédente étude avec quelle hauteur d’idées sir Robert Peel, tout en infligeant le blâme le plus sévère aux procédés diplomatiques de lord Palmerston, contribua au maintien du ministère ; ce fut le dernier discours du grand homme d’état. Ce qu’il faut ajouter ici pour le sujet qui nous occupe, c’est que Palmerston, attaqué avec véhémence par M. Gladstone, criblé de sarcasmes par M. Disraeli, condamné et ménagé par sir Robert Peel, déploya dans sa défense une supériorité de talent qui força tous les hommages. Comment donc le fougueux ministre, au lendemain d’une telle victoire, n’aurait-il pas négligé les recommandations de la reine ? Il avait repoussé des attaques bien autrement redoutables que celles du prince Albert ; absous par la chambre des communes, il se croyait tout à fait maître en son domaine, et désormais ne se gênait plus.

C’est alors que la reine, poussée à bout, reprit ce mémorandum dressé par son ordre au mois de mars. Elle l’avait ajourné dans l’espoir qu’elle pourrait le supprimer tout à fait ; la situation devenant intolérable, lord John Russell fut chargé de le mettre sous les yeux de lord Palmerston. Le ministre y lut ces mots :


Osborne, 12 août 1850.

« La conversation que la reine a eue l’autre jour avec lord John Russell au sujet de lord Palmerston et la déclaration de lord Palmerston que jamais il n’avait eu l’intention de manquer de respect à la reine par les négligences diverses dont elle a eu si souvent à se plaindre ont décidé la reine, pour éviter toute méprise à l’avenir, à exposer ce qu’elle attend du ministre des affaires étrangères.

« Elle demande :

« 1o Que le ministre établisse clairement ce qu’il propose dans un cas donné, afin que la reine sache clairement aussi à quelles mesures elle accorde sa sanction royale.

« 2o Que, sa sanction une fois donnée à une mesure, cette mesure ne soit pas arbitrairement altérée ou modifiée par le ministre. Elle serait obligée de considérer un pareil acte comme un manque de sincérité envers la couronne, et son devoir serait d’exercer son droit constitutionnel en destituant le ministre.

« 3o Elle attend que le ministre la tienne au courant de ce qui se passe entre lui et les ministres étrangers, avant qu’il soit pris d’importantes décisions par suite de cette correspondance. Elle demande que les dépêches étrangères lui soient communiquées en temps utile et que les pièces soumises à son approbation lui soient envoyées de telle façon qu’elle ait le loisir d’en prendre connaissance avant le jour où elles devront être expédiées.

« La reine pense qu’il serait très bon que lord John Russell montrât cette lettre à lord Palmerston. »


Lord John ayant dès le 13 août montré le mémorandum à son collègue, Palmerston le lut et dit sans hésiter qu’il obéirait ponctuellement aux ordres de la reine. Bien mieux ; ce n’était qu’une assurance verbale, il tint à la renouveler par écrit. Le même jour, il adressait au premier ministre une lettre commençant par ces mots : « Mon cher lord John Russell, j’ai pris copie du mémorandum de la reine, et je ne négligerai pas de me conformer aux instructions qu’il renferme. » Il s’excusait ensuite d’avoir fait ce qui lui était reproché : c’était la faute des circonstances, il n’y avait pas une heure à perdre, on n’avait pas eu le temps de faire une double expédition des actes ; bref, tout cela n’était qu’une affaire de bureaux ; un ou deux employés de plus, et tout irait à merveille. Il espérait bien que la libéralité du premier ministre ne les lui refuserait point. En même temps que ce terrible homme, devenu subitement si accommodant et si souple, donnait ces explications à lord John, il demandait une entrevue au prince Albert afin de s’excuser plus complètement encore. L’entrevue, immédiatement accordée, eut lieu le 14 août. Le prince lui-même l’a racontée très en détail quelques jours après, dans un récit daté d’Osborne que nous a conservé son historien :


Osborne, 17 août 1850.

« Le 14, après la séance du conseil pour le discours de la couronne relatif à la prorogation du parlement, j’ai vu lord Palmerston, ainsi qu’il l’avait désiré. Il était tout agité, tout tremblant, avait des larmes dans les yeux, au point que j’en ressentis moi-même une grande émotion, ne l’ayant jamais vu jusque-là que la figure sereine et souriante. Il me dit qu’après la communication à lui faite par lord John Russell, il avait jugé nécessaire d’avoir une explication avec moi.. Être en désaccord avec sa politique, la condamner même, c’était simplement condamner son jugement. En matière d’opinions, les dissidences sont naturelles et il faut bien s’y attendre. Mais l’accusation d’avoir manqué de respect à la reine, qu’il, avait toute raison de respecter comme souveraine, dont il admirait les vertus comme femme, à laquelle il était attaché par tous les liens du devoir et de la reconnaissance, une telle accusation était une atteinte à son honneur de gentleman, et, s’il s’était rendu coupable de ce manque de respect, il se serait exclu lui-même de la société.

« Je m’étais promis de ne pas l’interrompre. Quand il eut fini, je lui rappelai les plaintes, les remontrances sans nombre que la reine avait été obligée de lui adresser pendant ces dernières années. La reine était prête à faire toutes les concessions, eu égard à l’urgence des affaires et au manque de temps, et elle était bien assurée que lord Palmerston désavouait toute intention de manquer à ce qu’il lui doit, mais elle sentait que les choses ne pouvaient continuer plus longtemps sur ce pied. Très souvent, j’étais fâché de le dire, et presque toujours dans les derniers temps, la reine avait désapprouvé la ligne politique suivie par lord Palmerston. Elle avait toujours fait franchement ses objections, mais, quand l’opinion contraire à la sienne avait prévalu dans le cabinet, ou bien quand elle s’était convaincue qu’il serait plus sage, plus politique de ne pas insister sur ces objections, elle connaissait trop bien son devoir constitutionnel pour ne pas donner son entier appui à tous les actes du gouvernement. Elle savait qu’ils allaient ensemble à la bataille, qu’elle recevrait les coups destinés au gouvernement, et dans ces dernières années elle en avait reçu plusieurs comme jamais souverain d’Angleterre n’avait été contraint d’en supporter, et ces incidens lui ont été extrêmement pénibles. Mais ce qu’elle avait droit de demander en retour, c’est qu’avant de voir une ligne politique adoptée ou soumise à sa sanction, elle fût mise en pleine possession de tous les faits et de tous les motifs qui avaient décidé le ministère. Sa majesté sentait que sur ce point elle n’avait pas été traitée comme elle devait l’être. Jamais elle n’avait trouvé une matière intacte, jamais on ne lui avait soumis une question dans laquelle nous ne fussions déjà engagés. Elle n’avait aucun moyen d’apprendre ce qui s’était passé dans le ministère, ce qui avait eu lieu dans les conférences de lord Palmerston avec les ministres étrangers ; elle n’en savait que ce que lord Palmerston voulait bien lui en dire ou ce qu’elle trouvait dans les journaux. — Ici lord Palmerston m’interrompit, disant que ces conférences duraient bien quatre heures par jour et qu’il lui en faudrait tout autant pour les consigner dans un rapport ; que lui resterait-il alors pour les affaires de sa charge à la chambre des communes ? Les documens, où apparaissaient les résultats de ces conférences, étaient adressés à la reine ; c’étaient les minutes des dépêches.

« Je répondis que la reine ne songeait point à demander des détails qui étaient l’affaire du ministre ; mais quand on établissait des principes, elle devait en être informée, et cela pouvait se faire en peu de mots. Maintenant elle perdait beaucoup de temps à discuter le texte de ces dépêches avec lord John et lord Palmerston, ce qui était sans aucun profit ; mais, dans l’absence de toute explication au sujet des faits qui avaient occupé le ministère ou des motifs qui avaient dicté ses décisions, elle était obligée au moins de veiller de près sur la rédaction des dépêches. Les mots ont plus ou moins de valeur selon le sens qu’on a l’intention d’exprimer.

« Lord Palmerston répondit qu’il sentait toute la force de cette objeclion, mais que ce retard était une conséquence de l’arrangement pris depuis plusieurs années avec lord John Russell, sur le désir exprimé par la reine ; la reine avait demandé que toutes les dépêches du foreign office passassent par les mains de lord John avant de lui être remises. Le premier ministre ne pouvait pas être aussi bien informé que le ministre au département duquel ressortissaient les affaires en question. Pour lui, il avait toujours été prêt à donner des explications ou à se rendre au palais à toute heure, mais il n’avait pu savoir d’avance s’il serait reçu ou s’il ne paraîtrait pas indiscret. Il était prêt à venir me trouver à quelque moment que ce fût et à me fournir toutes les explications que je pourrais désirer.

« Je répondis qu’il avait paru très convenable que les minutes des dépêches fussent transmises au souverain par le premier ministre, mais que cela n’empêchait pas lord Palmerston d’écrire à la reine aussi souvent, aussi longuement qu’il le jugerait nécessaire, et de lui adresser les explications qu’elle demandait. »


La discussion jusque-là était purement théorique ; il s’agissait des principes, non des applications. Tout à coup, pour donner à lord Palmerston une idée claire et précise des réclamations de la reine, le prince introduisit brusquement la question du Slesvig-Holstein, question fort épineuse que les plénipotentiaires des grandes puissances s’efforçaient alors de régler à la conférence de Londres. Contrairement aux idées de la reine, qui se montrait favorable à certaines passions germaniques, le cabinet appuyait le Danemark et voulait que l’intégrité de la monarchie danoise fût respectée. C’était l’avis des autres grandes puissances non engagées dans le conflit. La reine, sans renoncer à ses objections, s’était rendue à l’opinion du ministère ; elle avait signé le protocole où était exprimé ce désir des gouvernemens européens. Quelle avait été la conséquence de cet acte ? Soutenu ainsi par la conférence de Londres, le roi de Danemark avait essayé de soumettre la province rebelle ; le Slesvig était en feu : « S’il attaque aussi le Holstein, disait le prince Albert à lord Palmerston, les Allemands courront à son secours. D’un autre côté, si les habitants du Slesvig ont l’avantage, la Russie a menacé d’intervenir par les armes. Voilà des éventualités qui provoqueront très probablement une guerre européenne ; dans ce cas, que ferait lord Palmerston ? et qu’arriverait- il si nous étions alors à Balmoral et lord John Russell dans une autre partie de l’Ecosse ? » La reine comptait assez sur la prévoyance de lord Palmerston pour être persuadée qu’il avait regardé en face cette possibilité d’une guerre générale, et elle lui demandait une réponse catégorique à ce sujet : que ferait-il le cas échéant ?

Cette interrogation à brûle-pourpoint était un éclatant résumé de la controverse. Cela voulait dire manifestement : « La reine vous demande de n’engager ni cette question ni aucune autre avant de lui avoir exposé les faits dont il s’agit et les motifs qui vous décident. Bien plus, votre devoir est de prévenir les demandes de la reine quand de pareils intérêts sont en cause. Si je ne vous avais pas adressé nettement cette question au nom de sa majesté, vous auriez adopté telle ou telle ligne de conduite, et peut-être n’en aurait-elle appris la nouvelle que par le texte de vos dépêches, c’est-à-dire trop tard pour faire prévaloir une politique différente. Et pourtant, ce qui est au bout, c’est la paix ou la guerre. »

L’argumentation était pressante, mais elle avait l’inconvénient d’offrir une occasion propice à la faconde de lord Palmerston. L’habile debater se lança aussitôt par l’issue qui lui était ouverte ; il s’empara de la question du Danemark, commenta le protocole de la conférence, exposa longuement les détails si compliqués des affaires du Slesvig et du Holstein, écarta les craintes de guerre générale comme une éventualité que rien ne faisait prévoir, etc… « Bref, écrit le prince, après une conversation d’une heure entière sur ce sujet, nous fûmes interrompus sans que j’aie pu réussir à lui arracher une réponse positive. » Assurément, le prince n’avait pas lieu de chanter victoire. Si le mémorandum du 12 août avait vivement ému lord Palmerston, cette émotion n’avait pas empêché le hardi ministre de persister dans sa justification tout en protestant de son respect pour la reine. Cependant le prince ajoute : « Le lendemain, je parlai de notre entrevue à lord John ; je lui dis que j’avais trouvé Palmerston tout humble, tout ému, presque au point de me faire pitié. Lord John me répondit que ce qui s’était passé avait dû produire un excellent résultat. »

Lord John se trompait. Palmerston, on va le voir, était tout prêt à recommencer sous une forme ou sous une autre. Son émotion prouvait seulement qu’en loyal Anglais et en vrai gentleman, il était désolé d’avoir paru offenser la reine. Plus tard, et dans une occasion bien autrement dramatique, le mémorandum du 12 août 1850 ayant été lu à la tribune par John Russell, les amis de Palmerston lui demanderont pourquoi devant une telle remontrance il n’avait pas donné immédiatement sa démission. Palmerston leur répondra : « Je n’ai pas donné ma démission parce que cette remontrance venait d’une femme irritée et parce qu’il faut toujours faire une différence entre un homme et une femme, alors même que cette femme occupe le trône. Je ne l’ai pas donnée parce que je venais de remporter une victoire éclatante dans le grand débat sur la politique étrangère, et que je ne pouvais me retirer sans livrer les avantages de cette victoire à mes adversaires, ni sans trahir ceux qui m’avaient si vigoureusement soutenu. Il y a d’ailleurs ici un point qui domine tout. En me démettant de mes fonctions, j’aurais porté à la barre de l’opinion publique une querelle entre le souverain et moi. Or, c’est là une démarche qu’un sujet doit toujours éviter quand il le peut, car les conséquences en sont toujours funestes à lui-même ou nuisibles au pays. Si c’est lui qui a tort, il est condamné sans appel ; si c’est le souverain, la royauté en souffre[6]. »


II.

Dix-huit mois se sont écoulés depuis cet épisode. C’est le 3 décembre 1851. Nous sommes à Londres, chez lord Palmerston, dans son cabinet de Downing-street. Le comte Walewski, ambassadeur de France auprès de la reine Victoria, a fait demander une audience au ministre pour l’entretenir de ce qui s’est passé la veille à Paris. Au cours de la conversation, le ministre anglais lui dit que « l’acte hardi et décisif du président lui apparaît comme une nécessité aussi avantageuse pour l’Europe que pour la France. » Était-il chargé par le gouvernement de la reine Victoria de tenir ce langage au représentant de la république française ? En aucune façon. C’était une opinion personnelle du chef du foreign office, une opinion déjà ancienne et que l’examen attentif des affaires de France. avait confirmée chez lui de jour en jour. Chose singulière, lord Palmerston, qui soutenait partout en Europe la cause de la monarchie constitutionnelle, qui faisait de cette propagande le principe de sa politique extérieure, qui avait suscité par là des hostilités si vives contre son pays, au point de s’attirer un blâme éclatant de la chambre des lords et de soulever des tempêtes à la chambre des communes, — lord Palmerston semblait tout à fait indifférent à la restauration de cette forme de gouvernement en France. On sait combien il détestait les Bourbons et particulièrement la dynastie d’Orléans. Croyait-il que la maison royale de France, la branche cadette comme la branche aînée, était incapable d’établir cette monarchie ? ou bien croyait-il que la nation française, dont il reconnaissait d’ailleurs l’esprit, l’ardeur, la noblesse, la générosité, n’avait aucune des qualités nécessaires à cette institution ? L’un et l’autre peut-être. Une chose certaine, c’est qu’il s’accoutumait parfaitement à juger nos affaires intérieures d’après un modèle tout différent des principes britanniques.

Il ne disait pas : Voici ce que doit faire Louis-Napoléon, s’il veut imiter la politique anglaise. Il disait : Voici ce que je ferais, si j’étais Louis-Napoléon, président de la république française, de la république telle que l’a constituée l’assemblée nationale de 1848. Dès le commencement de l’année 1851, le 24 janvier, dix mois avant le coup d’État, dans une lettre adressée à lord Normanby, ambassadeur d’Angleterre en France, il écrivait ces paroles extraordinaires : « Si j’étais le président, je ne m’inquiéterais pas de savoir si l’assemblée supportera ou non mes ministres, si elle les censurera ou les approuvera. Je dirais à l’assemblée : Je ne peux pas me débarrasser de vous, et vous ne pouvez pas vous débarrasser de moi ; vos censures ne changeront pas le sentiment que j’ai de ma propre conduite. De cette conduite je ne suis pas responsable envers vous (aussi longtemps que je me conforme à la loi), je ne suis responsable qu’envers la France. Mes ministres agissent d’après mes instructions ; c’est envers moi qu’ils sont responsables, non envers vous. Si vous rejetez de bonnes lois que je vous propose, c’est sur vous qu’en retombera le blâme. Si vous refusez de voter l’argent nécessaire pour entretenir l’armée, la flotte, le gouvernement civil, la nation vous demandera compte de cette manière de traiter le pays. Ce à quoi je ne puis consentir, c’est de nommer des ministres qui soient vos instrumens et non les miens. — L’exemple de notre constitution en ce qui concerne les relations des ministres avec le parlement et la couronne n’a point de rapport avec la position des ministres français. Les constitutions des deux pays sont entièrement différentes. »

Ainsi, depuis les premiers dissentimens du président et de l’assemblée, lord Palmerston s’attendait à une solution violente. Il était persuadé que la constitution de 1848 était une source de conflits et que ces conflits ne pouvaient se terminer que par un coup d’état, — coup d’état de l’assemblée nationale, ou coup d’état du président de la république. Les auteurs de la loi fondamentale, — ô clairvoyance merveilleuse ! véritable trait de génie ! — avaient placé face à face deux pouvoirs dont l’un était obligé de dévorer l’autre. L’assemblée, à cette date, c’était surtout le grand parti de la rue de Poitiers, la coalition des conservateurs légitimistes, orléanistes, libéraux, qui, sous la direction de M. Thiers, formaient la majorité parlementaire. En préférant la victoire du président à la victoire de la rue de Poitiers, le ministre anglais se trouvait d’accord avec les députés de la gauche, qui, comme on sait, refusant à l’assemblée le moyen de se maintenir, contribuèrent si puissamment au succès du 2 décembre.

Lord Palmerston a encore d’autres argumens en faveur du coup d’état de décembre. Selon lui, pour écrire cette sombre histoire dans un esprit de parfaite équité, il faudrait embrasser tous les aspects de la question et assigner sa juste part à chacun des acteurs. On n’a pas le droit de condamner celui qui a fait le coup, si l’on ne tient pas compte de ceux qui étaient prêts à en faire un tout semblable. L’acte eût été le même, quoique tenté dans une autre vue et pour des conséquences toutes différentes. — Rien de plus juste, seulement il faut que les faits soient prouvés. Palmerston, aveuglé par sa passion, accepte sans contrôle les rapports les plus extravagans. Sa police particulière lui a dit que les princes d’Orléans, d’accord avec M. Thiers et le général Changarnier, préparaient un coup de main contre le président, que les princes étaient en route pour la frontière belge, que la levée d’armes était fixée aux premiers jours de décembre 1851. Lord Palmerston a cru tout cela sans y regarder de plus près ; voilà le coup d’état justifié, puisque le président n’a fait que prévenir une attaque. Il est vrai que les hommes qui, d’après ce rapport, s’apprêtaient à renverser la constitution de 1848 n’étaient pas liés envers elle par un serment, mais cette question du serment, si grave au point de vue de la conscience, occupait fort peu lord Palmerston ; l’audacieux homme d’état ne consultait en cette affaire que ses antipathies personnelles et ses haines nationales. Voilà pourquoi il n’hésita point. Coup de main pour coup de main, coup d’état pour coup d’état, il préférait celui du président.

On s’explique maintenant la réponse faite par lord Palmerston au comte Walewski dans cet entretien du 3 décembre 1851. Le chef du foreign office parlait d’abondance de cœur. Il était si plein de son sujet qu’il s’en ouvrit aussitôt, et dans le même sens, avec l’ambassadeur d’Angleterre à Paris. Rien ne pressait pourtant. Le ministère n’avait pas encore délibéré sur un sujet si grave. Lord John et ses collègues n’avaient pas encore arrêté le plan de conduite qu’ils devaient soumettre à l’approbation de la reine. Il semble que, sans même parler officiellement, lord Palmerston était tenu à une certaine réserve. Non, l’impatience l’emporte. La déclaration toute spontanée qu’il vient de faire à l’ambassadeur France, il va la répéter au diplomate qui représente à Paris le cabinet de Saint-James. Le 3 décembre encore (il est bon de noter ici les dates), lord Palmerston adresse à lord Normanby cette singulière missive :


« Mon cher Normanby, ici même où l’on ne saurait nous supposer aussi bien infermés qu’à Paris des projets du parti bourbonien, nous ne pouvons nous étonner que Louis-Napoléon ait frappé son coup au moment qu’il a choisi. Nous savions parfaitement que la duchesse d’Orléans s’attendait à être appelée à Paris cette semaine avec son jeune fils, afin d’y commencer une nouvelle période de la dynastie des d’Orléans. Naturellement, le président eut vent de ce qui se passait, et s’il est vrai, comme le disent nos journaux, que Changarnier ait été arrêté à quatre heures du matin avec Thiers et d’autres, il y a de bonnes rai- sons de croire, comme on l’affirme aussi, que les burgraves avaient un coup tout prêt contre le président et précisément pour ce jour-là. Le président aura donc agi d’après ce principe que le meilleur moyen de parer, c’est de frapper soi-même. Votre dépêche de lundi laissait entrevoir des chances de succès pour les burgraves aussi bien que pour Louis-Napoléon, puisque dans la première partie vous considérez comme possible que le pouvoir passe de ses mains en d’autres mains. J’ai des raisons de croire, car on me l’a dit de plusieurs côtés, que le président a été quelquefois induit à penser, d’après vos intimes relations avec le parti des burgraves, que vos sympathies politiques leur étaient acquises plutôt qu’à lui. Assurément, on ne peut attendre d’un ministre ou d’un ambassadeur qu’il adapte ses relations mondaines aux jalousies politiques du gouvernement auprès duquel il est accrédité ; mais, s’il arrive que des amitiés personnelles, des intimités privées et sociales le mettent en communication fréquente avec des personnes hostiles au gouvernement, il est absolument nécessaire qu’il prenne soin de détruire dans l’esprit du gouvernement toutes les fausses appréhensions que de pareilles circonstances pourraient faire naître. Je ne doute pas que vous n’ayez eu soin d’agir de la sorte. Quant au respect de la loi et de la constitution, sentiment familier aux Anglais, comme le dit votre dépêche d’hier, ce respect appartient aux lois justes, équitables, aux lois qui font partie d’une constitution fondée sur la raison, consacrée par son ancienneté, consacrée par le souvenir de longues années de bonheur dont elle a fait jouir la nation, mais ce ne serait pas faire une juste application de ces sentimens que de les réclamer en faveur d’une bêtise d’avant-hier, sortie des pauvres cervelles de Marrast et de Tocqueville pour le tourment de la nation française. Je suis obligé de dire qu’on a fait plus d’honneur à cette constitution en la violant qu’en l’observant.

« Il était grand temps de se débarrasser de ce puéril non-sens. Et comme l’assemblée ne paraissait pas résolue à s’en débarrasser d’une manière pacifique, après délibération, par des changemens et des amendemens, je ne suis pas étonné que le président ait pris le parti de se débarrasser de l’assemblée comme d’un obstacle à tout arrangement raisonnable.

« Si les chefs de l’assemblée, comme nous le supposons, s’apprêtaient à lui porter un coup soudain, il avait absolument le droit, par le même motif, de frapper le premier et de les jeter à bas.

« Je m’aperçois que j’ai écrit par méprise sur deux feuillets. Les pages blanches sont un fidèle emblème de l’état présent de la constitution française. Il est curieux qu’une nation comme la nation française, après plus de soixante ans de luttes politiques et cinq révolutions (en comptant comme une révolution cette prise du pouvoir par Napoléon), se trouve arrivée à ce point où toute constitution est balayée, — et se prépare à donner l’exemple pratique de ce contrat primordial entre le peuple et le chef, lequel était regardé généralement jusqu’ici comme le type imaginaire d’une doctrine de fantaisie. À vous sincèrement.

« PALMERSTON. »


On voit ici par un exemple unique et la désinvolture morale et la sophistique parlementaire de lord Palmerston. Le sans-façon de la forme répond au sans-façon de la pensée. Quel singulier emploi de ce mot Burgraves emprunté aux polémiques vulgaires ! Quel rapprochement inattendu entre Marrast et Tocqueville ! Surtout quelle verve de dédain pour la France dans cette approbation donnée au président ! Mais ce n’est pas le tragique événement du 2 décembre qui nous occupe. Laissons Palmerston apprécier à sa façon les affaires et les destinées de la France, il ne s’agit pour nous que des rapports du hardi ministre avec la couronne d’Angleterre. Lord Palmerston a-t-il tenu compte du mémorandum si nettement commenté par le prince Albert ? s’est-il mis en règle et avec la reine et avec le premier ministre ? C’est là pour nous tout le sujet.

Le jour même où lord Palmerston adressait à lord Normanby les déclarations que nous venons de traduire, le 3 décembre 1851, lord Normanby écrivait officiellement à son chef pour lui demander ses instructions. Quelle devait être à Paris l’attitude du représentant de la reine ? Quel langage devait-il tenir ? Lord Palmerston, qui parlait tout à l’heure si volontiers, qui prenait les devans, qui ouvrait son cœur, qui faisait des dissertations, des confidences, des remontrances, Palmerston devient tout à coup aussi bref, aussi sec, aussi boutonné qu’une dépêche télégraphique. Il a demandé au conseil, il a demandé à la reine les instructions que réclame lord Normanby. Les voici dans toute leur sévérité laconique. Pas un indice de blâme, pas une marque d’approbation. Rien de plus correct, mais aussi rien de plus opposé à ce que lord Palmerston écrivait l’avant-veille :


« Foreign office, 5 décembre 1851.

« Mylord, j’ai reçu et mis sous les yeux de la reine la dépêche de votre excellence en date du 3 courant, par laquelle vous demandez des instructions pour la conduite que vous devez tenir dans l’état présent des affaires de France.

« Sa majesté m’a donné l’ordre de vous commander de ne rien changer à vos relations avec le gouvernement français.

« C’est le désir de sa majesté que son ambassadeur à Paris ne fasse rien qui ait l’apparence d’une intervention quelconque dans les affaires intérieures de la France. Je suis, etc. PALMERSTON. »

Là-dessus, lord Normanby s’empresse d’aller trouver le ministre des affaires étrangères, M. Turgot, pour lui communiquer cette dépêche : « Rien n’est changé, lui dit-il, dans les rapports des deux gouvernemens ; nous resterons spectateurs attentifs, mais désintéressés, des événemens intérieurs de la France : le cabinet de Saint-James désire garder en toutes ces affaires une neutralité absolue. »

Il ajoute que, si cette communication est un peu tardive, cela tient simplement à des circonstances matérielles et qu’il n’y a eu aucune hésitation dans les conseils de la reine. M. Turgot, qui connaît depuis un ou deux jours la conversation de lord Palmerston avec le représentant de la France à Londres, lui répond aussitôt, non sans malice, que cette assurance est superflue. Lord Normanby n’a pas besoin de justifier le gouvernement de la reine. « Oh ! nous avons mieux que cela, dit-il, mieux qu’une promesse de neutralité, lord Palmerston s’en est ouvert avec le comte Walewski, lord Palmerston a donné son approbation sans réserve à l’acte du président, lord Palmerston a déclaré que le président n’avait pas autre chose à faire. »

On devine l’étonnement de l’ambassadeur anglais ; il affirme à M. Turgot que ses instructions ne renferment rien de pareil, qu’il n’a mission ni d’approuver ni de blâmer, qu’il doit rester absolument neutre, heureux d’ailleurs, quel que soit le gouvernement de la France, de contribuer à maintenir les relations amicales des deux pays. L’entretien terminé, l’ambassadeur se demande s’il n’y a pas là une énorme méprise. Qui donc s’est trompé ici ? Qui donc s’est fait une telle illusion ? Est-ce M. Walewski ou M. Turgot ? M. Turgot a pu interpréter à faux la dépêche de M. Walewski comme M. Walewski a pu se méprendre sur le langage de lord Palmerston. Une explication prochaine dira de quel côté est l’erreur. Or il apprend bientôt que ce n’est pas M. Turgot qui se trompe. Deux de ses collègues du corps diplomatique ont lu cette dépêche de M. Walewski, M. Turgot ayant éprouvé tout naturellement le désir de la montrer aux représentans des autres puissances. C’est donc une affaire à régler entre M. Walewski et lord Palmerston. Lord Palmerston a-t-il tenu en effet le langage qu’on lui prête ? Ou bien M. Walewski a-t-il dénaturé ses paroles ? Lord Normanby se hâte de soumettre le cas à lord Palmerston par une lettre datée du 6 décembre, et il n’oublie pas de lui dire que la dépêche de M. Walewski, la dépêche dont le gouvernement français se réjouit si fort, a été lue, ce qui s’appelle lue, par deux membres du corps diplomatique à Paris. Il y a là de quoi piquer au vif un esprit moins prompt que celui de Palmerston. Qu’il nie ou qu’il avoue, qu’il s’emporte ou s’excuse, il faudra bien qu’il parle. Certainement l’explication arrivera demain. Elle n’arrive ni demain, ni les jours suivans ; pendant toute une semaine, et sur une question si pressante, le chef du foreign office laisse dans l’incertitude le représentant de l’Angleterre. Condamné à un rôle ridicule, lord Normanby perd patience, il s’adresse à lord John Russell et lui envoie copie de la lettre qu’il a écrite le 6 décembre à lord Palmerston. Ce document est trop grave pour ne pas être communiqué à la reine ; il est expédié à Osborne, où se trouvait alors la famille royale. C’est ainsi que la reine apprit brusquement la nouvelle incartade de Palmerston. À peine pouvait-elle en croire ses yeux ; la pièce lue, elle la renvoya immédiatement à lord John Russell avec la note que voici :


Osborne, 13 décembre 1851.

« La reine envoie à lord John Russell la dépêche ci-incluse de lord Normanby, d’où il résulte que le gouvernement français prétend avoir reçu du gouvernement britannique une entière approbation du récent coup d’état, transmise par lord Palmerston au comte Walewski. La reine ne peut croire à la fidélité de cette assertion, puisqu’une telle approbation donnée par lord Palmerston aurait été en complète contradiction avec la ligne de stricte neutralité que la reine a exprimé le désir de voir suivre au sujet des dernières convulsions de Paris, ligne de conduite approuvée par le cabinet et établie par la lettre de lord John Russell en date du 6 courant. Lord John sait-il quelque chose de l’approbation dont il s’agit, laquelle, si le fait est vrai, mettrait de nouveau en péril aux yeux du monde l’honneur et la dignité du gouvernement de la reine ? »


Lord John fut obligé de faire savoir à la reine qu’il avait déjà demandé des explications à son collègue et n’avait reçu de lui aucune réponse. Il allait écrire encore, il allait demander une réponse immédiate pour la reine, au nom de la reine. Ne pas répondre au chef du ministère sur un point si important, c’était en prendre fort à l’aise ; interrogé au nom de la reine en personne, l’intraitable ministre oserait-il s’obstiner dans son silence ?

Lord Palmerston écrivait bien à lord John ; mais jaloux, comme toujours, de ce qui regardait le foreign office, ou bien affectant de considérer cette conversation comme un détail insignifiant, il ne disait rien de l’affaire Walewski. La première fois qu’il eut l’air de répondre, il s’arrangea de manière à rester constamment à côté de la question. Supposez que lord John Russell l’eût interrogé sur la façon dont il appréciait les affaires de France, la lutte du président et de l’assemblée, les coups montés de part et d’autre, et finalement l’arrestation de ceux qu’il appelle les burgraves, il n’eût pas écrit sur cette ténébreuse histoire une dissertation plus complète. Il répétait les étranges nouvelles dont il avait déjà entretenu lord Normanby : c’étaient les princes d’Orléans qui avaient rendu nécessaire le coup d’état de Louis-Napoléon. Le prince de Joinville, quelques jours avant cette date, avait quitté secrètement l’Angleterre et s’était rendu à Lille pour se mettre à la tête des troupes, pendant qu’on le disait malade à Claremont et confiné dans sa chambre. Quant au duc d’Aumale, voyant son frère décidé à cette entreprise, il avait dit : « Mon frère est marin, moi je suis soldat, je ne laisserai pas mon frère s’engager seul dans une expédition de terre, Je l’accompagnerai, je partagerai son sort et sa fortune. » La police particulière de lord Palmerston ayant fourni, on ne sait sur quels indices, les premiers élémens de ce récit, l’imagination du ministre avait bâti là-dessus toute une histoire. La contre-enquête n’était pas difficile à faire ; elle fut exécutée sans retard par des personnes sûres, et la reine put écrire le 17 décembre à lord John Russell que les imputations de son collègue contre les princes d’Orléans étaient absolument fausses. Le prince de Joinville n’avait pas quitté Claremont, le duc d’Aumale se trouvait alors dans le royaume de Naples.

La lettre où lord Palmerston, après un long silence, essaie enfin de se justifier auprès du premier ministre contient donc bien moins une justification personnelle qu’une dissertation sur le coup d’état de Louis-Napoléon. Cette lettre, datée du 16 décembre 1851, a été publiée récemment par M. Evelyn Ashley. C’est tout un mémoire sur la situation de la France à cette époque. Le ministre anglais répète que l’assemblée voulait renverser le président, et il demande ce qu’elle eût mis à sa place. Était-ce Henri V, ou le comte de Paris ? Henri V n’avait pour lui qu’une minorité ; le comte de Paris était un enfant de douze ans et demi, et, dans l’état où se trouvait la France, une régence de cinq ou six années, avec M. Thiers pour premier ministre, n’avait aucune chance de se faire accepter du pays. Lord Palmerston discutait de même le projet de confier la présidence au prince de Joinville ou d’instituer comme pouvoir exécutif une commission de trois généraux. Partout des objections insurmontables, partout la division et l’impuissance. Bref, je cite ses paroles, « le succès de l’assemblée nationale, selon toutes les probabilités humaines, eût été la guerre civile, tandis que le succès du président promettait le rétablissement de l’ordre. » Le ministre expliquait ensuite avec beaucoup de précision les causes du conflit qui avait amené le coup d’état, il montrait les absurdités de la constitution de 1848, il appelait cette loi si laborieusement discutée non pas une constitution, mais une dissolution, puisque l’anarchie devait en être la conséquence inévitable. Qu’était-ce que ces deux forces, l’assemblée et le président, issues de la même origine et condamnées à se heurter perpétuellement, sans qu’une troisième autorité pût intervenir comme arbitre ? Au reste, beaucoup plus explicite avec lord John qu’avec le comte Walewski, Palmerston reconnaissait que la justification du président dépendait de deux choses : il lui fallait prouver d’abord qu’il n’avait agi que pour sa propre défense, qu’il n’avait fait que prévenir un coup dont il était menacé ; ensuite et surtout il était tenu de justifier la prééminence qu’il avait acquise par l’usage qu’il saurait en faire.

On connaît le mot célèbre de Victor Cousin : « Ce n’est pas le 2 décembre que je condamne, c’est le 3 décembre. » Lord Palmerston s’inspire exactement de la même idée lorsqu’il termine ces singulières pages par la déclaration que voici : « Je ne partage pas du tout l’opinion que je sais avoir été exprimée par Macaulay dans une lettre à lord Mahon, à savoir que la nation française n’est faite que pour le despotisme militaire, et il m’est impossible de croire qu’aucun gouvernement, dépourvu de ce que nous entendons par le mot constitutionnel, puisse avoir en France une longue durée. »

La dissertation de lord Palmerston contenait sans doute plus d’une idée qui pouvait paraître juste à lord John Russell, et il est certain que le ministère whig a fini par adopter presque entièrement cette manière de voir ; mais il ne s’agissait pas alors d’une appréciation politique du coup d’état, il s’agissait de savoir si lord Palmerston avait observé les règles de la hiérarchie ministérielle, s’il avait gardé dans ses entretiens avec M. Walewski la neutralité convenue, ou bien s’il avait manqué à la reine, s’il avait manqué au premier ministre, en prononçant les paroles inconsidérées transmises au gouvernement français par le comte Walewski, Sur ce point si grave, et le seul qui fût en question, Palmerston ne pouvait nier les faits. Il était trop habile et trop galant homme pour donner si légèrement un démenti à l’ambassadeur de France. Tout au plus pouvait-il insinuer que les paroles répétées s’altèrent toujours un peu, que les siennes avaient pris plus de relief, plus de couleur dans le récit du comte Walewski (is giving a high colouring) ; surtout il pouvait direct redire, comme il n’a cessé de le faire, que c’était là une simple conversation sans aucun caractère officiel, une conversation d’homme à homme, non de ministre à ministre. Lord Russell n’admit pas cette distinction subtile. La justification de son collègue lui parut ce qu’elle était en réalité, un aveu et presque une bravade. Son parti fut pris immédiatement. Il fallait que lord Palmerston remît sa démission à la reine. Voici la lettre de lord John Russell :


M Woburn-Abbey, 17 décembre 1851.

« Mon cher Palmerston, j’ai reçu votre lettre du 16, qui m’a été apportée ce matin par un messager, j’ai lu aussi la dépêche de lord Normanby en date du 13, et votre réponse en date du 16, adressée à Paris sans mon concours ou sans le consentement de la reine.

« Il me semble que dans votre lettre, en réponse à la mienne, vous vous méprenez sur les conséquences de la question. Il ne s’agit pas de savoir si le président a eu raison de dissoudre l’assemblée et d’annuler la constitution, il s’agit de savoir si vous avez eu raison, vous, comme secrétaire d’état de la reine, d’exprimer une opinion sur ce point. Maintenant, je suis désolé de vous dire que je ne puis avoir aucun doute à ce sujet. Si le gouvernement britannique avait désiré exprimer une opinion sur les récens événemens de la France, le cabinet aurait été consulté, et, son opinion une fois faite, il l’eût déclarée ouvertement. Si au contraire, comme j’ai pensé que c’était la marche à suivre, le gouvernement britannique s’abstient d’exprimer aucune opinion sur les affaires intérieures de France, le secrétaire d’état de la reine ne doit pas en exprimer une, car cet avis qu’il exprime est naturellement considéré comme étant celui du gouvernement britannique.

« Je suis obligé maintenant d’arriver à une conclusion pénible. Tout en m’associant à la politique étrangère dont vous avez été le conseiller, et quelle que soit mon admiration pour l’énergie et l’habileté avec laquelle vous l’avez conduite, je ne puis m’empêcher de remarquer que des méprises perpétuellement renouvelées, des manques de prudence et de décorum trop fréquemment répétés, ont gâté les effets qui auraient dû résulter d’une politique saine et d’une administration intelligente. En conséquence, je suis obligé, bien malgré moi, d’arriver à cette conclusion, que la conduite des affaires étrangères ne peut rester plus longtemps dans vos mains avec avantage pour le pays. Si, au lieu de vous retirer du service, vous voulez accepter la lieutenance générale d’Irlande (que lord Clarendon, je le sais, sera heureux d’abandonner sans viser à un autre emploi), je vous recommanderai très volontiers à la reine pour cette haute position, avec ou sans pairie britannique.

« Ou bien, s’il y a une autre manière de me conformer à vos vues, je serai heureux de le faire. J’ai été trop longtemps votre collègue pour ne pas apprécier très haut vos talens supérieurs et cette science des affaires qui n’a jamais été surpassée. Je n’estime pas moins haut votre conduite très amicale comme collègue, et l’appui que vous m’avez prêté en des circonstances graves et critiques. Je reste votre dévoué

« J. RUSSELL. »


Lord Palmerston répondit qu’il était prêt à rendre les sceaux du foreign office dès qu’il aurait un successeur désigné pour les recevoir. Il ajoutait avec un fier sentiment de sa valeur : « J’ai la satisfaction de penser que les intérêts, l’honneur, le caractère et la dignité du pays n’ont pas souffert pendant que ces sceaux étaient confiés à ma garde. » Il est à peine nécessaire de dire, qu’il refusait sans hésiter la lieutenance générale d’Irlande. Sa place était au parlement. Puis, comme s’il tenait à prouver que les reproches de lord John Russell n’étaient qu’un prétexte pour l’éloigner du pouvoir, il insistait de nouveau sur la distinction à faire entre le langage officiel et une conversation privée. « La théorie de lord John Russell, disait-il, est toute nouvelle et n’est point pratique. Si un secrétaire d’état, parlant à un ministre étranger, était toujours censé exprimer l’opinion officielle de son gouvernement, s’il ne pouvait rien dire en son nom propre des événemens du jour, s’il ne lui était pas loisible d’ouvrir la bouche avant d’avoir consulté le conseil, ce serait la fin de ces entrevues familières qui contribuent si utilement à maintenir les relations amicales avec les gouvernemens étrangers. » Cette espèce de plaidoyer in extremis ne pouvait désarmer le premier ministre. Lord John soumit toute la correspondance à la reine et lui demanda de donner un successeur à lord Palmerston.

Un fait très certain, quoique nié obstinément par les amis de lord Palmerston, c’est que la reine était demeurée étrangère à cette crise. Ce n’est point sur l’ordre, ni même sur la plainte de la reine que lord John demanda des explications à son collègue et finalement lui signifia son congé. Tout était fini quand la reine, après un séjour à Osborne, revint s’installer à Windsor ; elle n’eut qu’à donner son assentiment aux propositions du premier ministre. Il n’y a eu ici aucune intrigue de cour, aucune conspiration des cabinets absolutistes de continent, aucune machination de la Russie et de l’Autriche, de la Prusse ou de la Bavière, comme on l’a dit plus tard avec une extrême vivacité au moment des explications publiques ; il n’y a eu qu’une nouvelle incartade de lord Palmerston faisant perdre patience à lord John Russell. Que la reine et le prince n’aient pas été fâchés de l’aventure, cela est trop naturel ; il n’en est pas moins vrai qu’ils n’y furent mêlés en rien. Une lettre très curieuse du prince Albert, citée par M. Théodore Martin, ne laisse aucun doute à ce sujet. On y voit exprimées avec candeur et la surprise du couple royal et la satisfaction qu’il éprouve :


« Windsor-Castle, 20 décembre 1851.

« Mon cher lord John, vous vous imaginerez aisément quelle a été notre profonde surprise en apprenant la conclusion soudaine de votre différend avec lord Palmerston, tant nous étions accoutumés à le voir toujours s’emparer de ses positions, dont il laissait la défense à ses collègues et le discrédit à la reine.

« Il était parfaitement clair pour la reine que nous étions entrés dans une époque très dangereuse où le despotisme militaire et le républicanisme rouge allaient être pendant quelques années les deux seuls pouvoirs du continent, deux pouvoirs auxquels la monarchie constitutionnelle d’Angleterre est également odieuse. Que l’influence bienfaisante de nos institutions puisse réussir à calmer ces luttes du dehors, ce doit être le désir, le souci de tout véritable Anglais, de tout véritable ami de la liberté et de la civilisation progressive. Cette influence a été annulée par la manière dont lord Palmerston a conduit les af1er aires étrangères et par la haine universelle qu’il a excitée contre nous sur le continent. L’espoir que vous aviez de le soumettre nous a longtemps inspiré des doutes ; ses récens procédés montrent clairement aujourd’hui que c’était chose impossible. Je ne puis donc que vous féliciter d’avoir trouvé une occasion de rupture où le droit est tout entier de votre côté.

« la distinction que lord Palmerston essaie d’introduire entre ses actes personnels et ses actes officiels est absolument insoutenable. Quelque effort que l’on fasse pour l’établir en théorie, elle est impossible dans la pratique. En outre, si l’expression d’une opinion est en harmonie avec la ligne politique d’un gouvernement, elle peut être donnée comme officielle ; si elle en diffère, elle doit nécessairement égarer celui à qui on s’adresse, car elle ne tire son importance que du fait d’avoir été prononcée par un ministre et non par une individualité privée. »


Le prince Albert, quoi qu’on ait pu dire, était donc tout à fait hors de cause. Il n’avait rien fait pour provoquer la crise ; il n’avait influé d’aucune manière sur la résolution de lord John Russell. C’était lord John Russell qui s’était senti atteint personnellement par l’insubordination de son collègue, par son manque de prudence et de décorum. Le prince Albert, étonné comme la reine de la décision si prompte du premier ministre, s’était borné à le féliciter en lui donnant pleinement raison.

Le ministère fit comme le prince. Le conseil, réuni le 22 décembre, condamna la conduite de lord Palmerston et approuva la résolution de lord John Russell. Pas une voix ne s’éleva pour défendre le chef du foreign office. Son procédé parut incompréhensible, à moins, disait-on, qu’il n’eût voulu obliger ses collègues à une rupture. La rupture n’eut pas lieu sans déchirement. Lord John disait à la reine que dans sa longue carrière politique il n’avait point traversé de semaine aussi pénible. Le président du conseil, lord Lansdowne, informé de la crise par une lettre de lord John, avait répondu que l’éloignement de lord Palmerston lui semblait une nécessité, mais que ce serait la ruine du cabinet. Le cabinet montra plus de confiance. Quelle que fût la supériorité de lord Palmerston, les ministres ne désespéraient pas de le remplacer avec avantage. Ils auraient un collaborateur moins éclatant, mais plus sûr. Lord John s’adressa d’abord à lord Clarendon ; celui-ci ayant refusé, les sceaux du foreign office furent offerts à lord Granville, qui en prit possession le 27 décembre 1851.

Dès que le renvoi de lord Palmerston fut officiellement connu, il y eut dans toute la presse une explosion formidable. Les torts du ministre déchu n’étaient pas de ceux qui déplaisent au public anglais. Ceux-là même qui n’approuvaient pas toujours sa politique aimaient en lui le représentant de la fierté nationale. On le savait détesté de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, de tous les petits états de l’Allemagne ; n’était-ce pas aux cours absolutistes du continent que lord John Russell avait sacrifié son collègue ? Point de doute : Palmerston venait d’être renversé par une conspiration européenne. Ce texte fut développé avec une violence inouïe, non-seulement par les journaux de Londres, mais par toute la presse du royaume. Les mêmes gens qui exaltaient si fort la victime de l’absolutisme et qui accusaient lord John de trahison auraient été fort étonnés sans doute si on avait pu leur apprendre alors, pièces en mains, que lord Palmerston avait été destitué de ses fonctions pour avoir approuvé le coup d’état du 2 décembre ; mais dès que la passion s’est emparée de la foule, qu’importe la vérité ?

Cette passion allait croissant de jour en jour. Les whigs et les radicaux jetaient feu et flamme. Les tories, enchantés de voir une pareille brèche dans les rangs du ministère, se gardaient bien de défendre lord John Russell. Palmerston pouvait écrire à son frère William : « Les journaux de Londres et de la province ne sont occupés que de mon renvoi. Le ton général en est très élogieux pour ma personne, et fort peu agréable pour lord John. » Moins le détail de l’affaire était connu, plus les imaginations s’exaltaient. Le bruit avait couru qu’une brochure pleine de révélations terribles allait être publiée sous ce titre : Palmerston. Qua-t-il fait ? On apprenait bientôt que le ministre congédié avait arrêté lui-même cette publication, afin de ne pas compromettre des personnes du plus haut rang. Pratiquer ainsi la modération, c’était jeter de l’huile sur le feu. Les émotions du dehors n’étaient pas moins vives. Un des attachés de la légation anglaise à Vienne, M. Murray, écrivait à un de ses amis de Londres que la révocation de lord Palmerston était signalée avec fracas par le prince de Schwarzenberg comme une victoire de la politique autrichienne. Le prince (était-ce bien vrai ?) avait eu le mauvais goût de donner un bal pour fêter ce triomphe. « Je crois, ajoutait le diplomate, que, si un tremblement de terre avait englouti l’Angleterre, la reine, les lords, les communes, la libre presse, tout enfin, es désastre n’eût pas fait ici une plus grande sensation que ce brusque et étrange changement du cabinet britannique. » Le ministre anglais à Madrid, lord Howden, ex- primait les mêmes sentimens, et, voyant dans le renvoi de lord Palmerston « une concession à l’esprit de réaction qui parcourait le monde au galop et le foulait sous le rude sabot de son cheval, » adressait sa démission à lord Granville. Bref, les esprits étaient excités au plus haut point, et le public attendait avec une impatience fiévreuse l’ouverture du parlement ; on savait bien que lord John Russell, interpellé ou non à ce sujet, ne pourrait se dispenser de fournir des explications sur un événement qui avait ému l’Angleterre et l’Europe.

Le parlement se réunit le 3 février 1852. Dès la première séance de la chambre des communes, après le discours du rédacteur de l’adresse et du membre chargé de la soutenir, lord John Russell demanda la parole pour expliquer le changement opéré dans le ministère. Il exposa nettement tout ce que nous venons de raconter. Les idées politiques de lord Palmerston n’étaient point en cause, personne ne contestait le mérite supérieur du noble lord, les services qu’il avait rendus, le dévoûment qu’il avait montré à l’honneur et aux intérêts du pays ; il s’agissait seulement d’une question de droit constitutionnel,. il s’agissait des rapports du ministère avec la couronne. Ces rapports avaient été de telle nature que la reine, au mois d’août 1850, avait dû adresser un mémorandum à lord Palmerston pour le rappeler à l’observation des règles hiérarchiques. C’était lui, lord John Russell, qui s’était chargé de transmettre ce mémorandum à son noble ami ; il en avait donc assumé toute la responsabilité, il l’assumait encore pour la lecture qu’il allait en faire au parlement.

Cette lecture produisit une grande impression sur la chambre. Puisque la reine, si attachée à ses devoirs constitutionnels, avait jugé nécessaire de donner un tel avertissement à l’un de ses ministres, il fallait bien qu’elle y fût obligée. Lord John Russell avait beau couvrir ici l’autorité de la reine, c’était la reine, en dépit de la fiction, qui s’adressait personnellement aux députés des cammunes et condamnait lord Palmerston.

Celui-ci, quoique prévenu par lord John que le mémorandum serait lu au parlement, ne croyait pas que le chef du ministère pût se permettre une telle hardiesse ; il comptait sur ce décorum dont il s’était lui-même si souvent dispensé, il espérait que lord John n’oserait engager la reine dans le combat, et il avait préparé son discours en conséquence. L’audacieuse franchise de son adversaire déconcerta ses plans. Ce grand debater ordinairement si net, si vigoureux, armé de toutes les armes de la dialectique et de l’ironie, se montra languissant et embarrassé. L’esprit sans doute ne lui fit pas défaut, il eut çà et là des mots vifs et piquans, il provoqua les applaudissemens et les rires, quand il raconta que le jour même où avait eu lieu sa conversation particulière avec le comte Walewski, lord John Russell ne s’était pas gêné pour exprimer aussi son opinion personnelle, et une opinion bien peu différente de celle qu’on lui reprochait, à propos de l’événement du 2 décembre. Et deux jours après, le 5 décembre, dans la propre maison du premier ministre, est-ce que le noble lord président du conseil[7], est-ce que le chancelier de l’échiquier[8] n’avaient pas aussi exprimé leurs opinions ? — « Ainsi, tous les membres du cabinet, quel que soit leur office, sont libres d’exprimer une opinion sur les événemens du dehors ; et le secrétaire d’état pour les affaires étrangères, le ministre dont le devoir particulier est de veiller sur ces événemens, le ministre qui serait impropre à sa charge s’il n’avait pas une opinion sur ces événemens, est le seul homme qui n’ait pas la liberté d’exprimer ce qu’il en pense ! Et lorsqu’un ministre étranger vient lui apprendre qu’il a reçu des nouvelles, il doit rester silencieux comme un lourdaud qui ne sait que dire ou comme le muet de quelque pacha d’Orient ! » Ici, on le pense bien, les rires éclatent, les applaudissemens retentissent, mais la réflexion a son tour, et la chambre comprend bientôt qu’il n’y a là qu’une boutade au lieu d’un argument. N’est-ce pas précisément parce que le chef du foreign office représente la politique étrangère du pays qu’il est obligé à plus de réserve ? Or cette argumentation piquante, mais si facile à réfuter, était tout le fond de la défense de Palmerston, il ne fit que la délayer et l’affaiblir. Cet embarras, ces répétitions, cette pénurie de moyens chez un orateur si plein de ressources, le condamnaient aussi expressément que le mémorandum de la reine.

Telle fut l’impression générale de la chambre. M. Disraeli disait le lendemain : « Il y a eu un Palmerston. » Où était en effet le grand orateur qui, dans le débat du mois de juin 1850, avait tenu tête victorieusement à tous les partis de l’assemblée ? Les jours suivans, dans les principaux cercles politiques de Londres, on n’entendait qu’un mot sur toutes les lèvres : Palmerston est écrasé.

Était-ce le résumé vrai de la situation ? Pas le moins du monde. Palmerston réservait encore bien des surprises à ses adversaires comme à ses amis. Pour nous qui jugeons ces choses à distance, et qui les jugeons sur des documens contradictoires, notre impartialité nous oblige à distinguer très nettement les deux questions engagées dans l’affaire, la question purement anglaise et la question de politique générale. La question anglaise, c’était la question constitutionnelle, la question des rapports des ministres avec la couronne ; la question politique, c’était l’appréciation du 2 décembre. Sur la question constitutionnelle, lord Palmerston a été battu comme il devait l’être ; il avait oublié les égards dus à la reine, il avait manqué aussi à ses devoirs hiérarchiques ; lord John Russell lui demanda sa démission, et, dans les explications qui eurent lieu devant le parlement, il le réduisit au silence. Seulement il faut ajouter que, si lord Palmerston, par ses perpétuelles incartades, avait mérité sa révocation, il a su honorer sa défaite à la chambre des communes par une noblesse morale qu’on ne lui soupçonnait pas. Un de ses amis, lord Dalling, qui a laissé une curieuse esquisse de la nuit parlementaire du 3 février 1852, nous dit que, malgré la faiblesse de sa défense, ou plutôt à cause de cette faiblesse même, jamais il ne l’a plus admiré qu’en cette occasion. Palmerston lui faisait l’effet d’un homme qui, engagé dans une querelle qu’il regrette, est résolu à essuyer le feu de son adversaire sans faire usage de son arme. Lord Dalling ajoute : « La victoire lui eût été bien plus désavantageuse que la défaite. » Palmerston lui-même nous donne le sens de ces paroles quand il adresse à son frère William les explications que nous citions plus haut : « Un sujet doit toujours éviter une querelle avec le souverain. Si c’est lui qui a tort, il est condamné sans appel ; si c’est le souverain, la royauté en souffre. » Palmerston aurait mené hardiment la lutte contre son noble ami John Russell ; devant le mémorandum de la reine, il se défendit pour la forme et se laissa désarmer.

Voilà pour la question intérieure, la question anglaise de droit constitutionnel. Quant à la question de politique étrangère, les événemens ont prouvé que Palmerston, uniquement préoccupé de l’intérêt anglais, avait vu très loin et très juste. En s’attachant, sauf les restrictions dont nous avons parlé, au gouvernement français du 2 décembre, lord Palmerston ménageait à l’Angleterre une alliance qui devait lui être indispensable dans la guerre d’Orient. La question des lieux-saints avait déjà éclaté à cette date. Y avait-il beaucoup de politiques en 1851 qui prévissent la guerre de Crimée ? Palmerston, de son regard perçant, suivait déjà les flottes d’Angleterre et de France dans les eaux de la Mer-Noire. Stockmar, qui le traitait de fou en 1850, a été obligé de reconnaître quatre ans plus tard la pénétration de ce terrible homme. Il l’a fait du reste sans hésiter, avec un rare sentiment de justice. Voici ce qu’il écrivait au mois d’octobre 1854 :


« C’était depuis longtemps la maxime de Palmerston que l’alliance de la France et de l’Angleterre pourrait tenir en bride le reste de l’Europe. Cette maxime et sa haine passionnée des d’Orléans m’expliquent l’entreprise hasardeuse qu’il a tentée, lorsque, dès la nouvelle du coup d’état exécuté avec succès par Louis-Napoléon, il a, contrairement à son devoir de ministre, approuvé publiquement ce coup d’état, et lorsque ensuite, bravant la condamnation générale portée en Angleterre contre l’acte du 2 décembre, il a essayé tout aussitôt d’établir une entente politique avec le napoléonide. Pour être juste, je suis obligé d’avouer qu’il lut alors dans l’avenir avec plus de pénétration que nous tous, qui considérions le coup d’état à travers notre mécontentement ; car la folie moscovite a fait de l’alliance anglo-française une nécessité politique, et Palmerston peut dire avec raison qu’il a reconnu cette nécessité plus tôt que nous. Il nous a réellement débordés[9].


C’est un des traits caractéristiques de la vie de lord Palmerston qu’à travers ses fautes les plus graves, au milieu de ses plus singulières incartades, il réussit toujours à dégager la supériorité de son esprit politique. Le mal qu’il nous a fait nous empêchera-t-il de lui rendre cette justice ? Assurément non. Méconnaître la valeur d’un pareil adversaire, ce serait faire preuve d’une rancune bien mesquine, puisqu’en Angleterre même les personnes qu’il a le plus directement offensées, la reine, lord John Russell, ont considéré comme un devoir de se réconcilier avec lui, au risque de voir les conflits reparaître et d’envenimer plus cruellement que jamais la question du prince Albert.


III.

Quand lord Palmerston, dans la séance du 3 février 1852, refusait de rendre coup pour coup, il n’obéissait pas seulement à une inspiration de loyauté britannique. Une combinaison moins désintéressée se mêlait à ce généreux sentiment. Sur le terrain que lord John Russell avait choisi, lord Palmerston était battu d’avance ; en désarmant avec dignité, le vieux jouteur ajournait à une autre occasion la vengeance qu’il espérait tirer de son noble ami. Trois semaines après, en ce même mois de février, lord John Russell fut renversé du ministère. Pour répondre aux alarmes qu’excitaient dans toute l’Angleterre les intentions belliqueuses prêtées à Louis-Napoléon, le cabinet whig avait présenté un projet de loi sur l’organisation de la milice. Milice locale ou milice nationale ? C’est là-dessus que s’engagea la discussion par suite d’un amendement de lord Palmerston qui changeait le système de fond en comble. Lord Palmerston l’emporta, et le ministère John Russell dut se retirer. Cela se passait le 20 février 1852. Le 24, Palmerston écrivait joyeusement à son frère : « Mon cher William, j’ai renvoyé la balle à John Russell[10]. Je l’ai congédié à mon tour vendredi dernier. »

Renvoyer la balle, c’est très joli sans doute, mais quel était donc le vrai gagnant à ce jeu parlementaire ? Ce n’étaient pas plus les amis de Palmerston que les amis de Russell, c’étaient les tories. Il est vrai que le gain inattendu de cette singulière partie ne devait pas rester longtemps aux mains qui le recueillirent.

Lord Derby, chargé par la reine de former un ministère, s’en acquitta de son mieux malgré les divisions du parlement. C’est le 20 février que le ministère Russell était tombé, le 27 l’administration nouvelle entrait en fonctions. Lord Malmesbury avait les affaires étrangères, M. Disraeli était chancelier de l’échiquier. Avant de constituer ainsi son personnel, lord Derby avait invité lord Palmerston à reprendre les sceaux du foreign office, mais ce n’était là probablement qu’une démarche de courtoisie auprès de l’homme qui avait remporté la victoire du 20 février ; lord Palmerston pouvait-il accepter une place dans un ministère exclusivement composé de protectionistes ? Whig nouveau, à demi radical, poussant les doctrines libérales à leur limite extrême afin de combattre plus efficacement les chartistes, il ne pouvait hésiter un instant à décliner les offres courtoises de lord Derby. Il prévoyait bien d’ailleurs que ce ministère ne durerait pas une année, qu’il serait obligé de dissoudre la chambre, l’émiettement des partis ne permettant plus d’y trouver un point d’appui solide, et que, les élections finies, il succomberait devant le parlement nouveau. Il était possible, en effet, que ce parlement fût aussi morcelé que le précédent, il n’était pas possible qu’il fût moins libéral. C’est ce qui arriva. La chambre fut dissoute le 1er  juillet 1852, et, les élections ayant amené à Westminster une assemblée composée d’élémens très divers, mais également hostiles aux protectionistes, la première occasion suffit pour mettre le gouvernement en minorité. Quelle que fût l’habileté de M. Disraeli en matière de finances, quel que fût son merveilleux talent de parole, le moindre soupçon d’un retour en arrière sur la question des céréales devait le renverser.

C’est alors que la reine conçut la pensée de former un grand ministère où tous les groupes conservateurs et libéraux, depuis les nobles disciples de Robert Peel jusqu’aux turbulens amis de Palmerston, pussent siéger à l’aise. Palmerston ne demandait pas mieux que d’y entrer, à la condition que son noble ami lord John Russell n’y tînt pas le premier rang. Il voulait bien servir avec lui, auprès de lui, en bonnes relations de voisinage, il ne voulait pas servir sous ses ordres. « Je ne garde pas, disait-il, la moindre rancune de ce qu’il m’a fait, mais il ne m’inspire plus confiance. » Il le déclarait à lord John lui-même, à Johnny, comme il l’appelle dans ses lettres, et Johnny ne prenait pis la chose en mauvaise part, « attendu, nous dit naïvement le biographe de Palmerston, que la franche expression d’une opinion honnête, qu’elle soit vraie ou fausse, peu importe, ne saurait être regardée comme une offense. » Palmerston ne pouvant servir sous John Russell, ni John Russell sous Palmerston, personne ne convenait mieux aux fonctions de premier ministre que le noble Aberdeen, le chef vénéré du parti libéral conservateur. C’est lui, en effet, qui forma ce grand cabinet du 28 décembre 1852, où le comte de Granville était président du conseil, où lord Palmerston siégeait à côté de lord Russell, où le marquis de Lansdowne et le duc d’Argyll rencontraient le comte de Clarendon et le duc de Newcastle, où M. Gladstone et M. Sidney Herbert étaient associés à sir Charles Wood, à sir James Graham, à sir William Molesworth. Lord Palmerston avait accepté le ministère de l’intérieur, laissant au comte de Clarendon la direction du foreign office. M. Gladstone était chancelier de l’échiquier. Le marquis de Lansdowne et lord John Russell étaient ministres sans portefeuille. Il y avait longtemps que l’Angleterre n’avait vu dans les conseils du gouvernement une telle réunion de noms illustres.

Eh bien ! transportez-vous maintenant une année plus tard. Nous voici aux premiers jours du mois de décembre 1853. La guerre de Crimée a commencé depuis plus de deux mois. Cependant les négociations continuent entre les puissances occidentales et la Russie ; tant qu’elles dureront, le gouvernement russe a promis à la France et à l’Angleterre de ne pas entreprendre d’opération agressive contre la Turquie. Or on apprend tout à coup que le 30 novembre, par une journée brumeuse, l’amiral russe Nachimof, sorti de Sébastopol avec six vaisseaux de ligne, a surpris une division de la flotte turque à l’ancre de Sinope, sur la côte asiatique de la Mer-Noire, et l’a détruite en quelques heures. L’irritation causée en Angleterre par ce manque de foi allait s’accroissant de jour en jour, quand le bruit se répandit le 16 décembre que lord Palmerston avait envoyé sa démission à lord Aberdeen. Y avait-il un lien entre ces deux événemens ? C’est un point qui n’a jamais été éclairci. Les lettres mêmes de Palmerston, publiées récemment par son biographe, M. Evelyn Ashley, ne jettent pas un jour franc sur la question. Tantôt Palmerston y parle d’un dissentiment avec lord John Russell à propos d’un bill de réforme parlementaire auquel celui-ci tenait beaucoup. Il y voyait, lui, de graves inconvéniens, il avait de nombreuses objections à faire, il les avait soumises à lord John Russell, à lord Aberdeen, à tout le conseil, et, aucun de ses collègues n’en ayant tenu compte, il avait dû se retirer. Tantôt il signale à mots couverts les divergences d’opinion qui avaient éclaté dans le cabinet au sujet des affaires d’Orient. Était-ce la question, bien secondaire alors, d’un bill de réforme qui avait décidé sa retraite ? Était-ce la nouvelle du désastre de Sinope et les reproches de négligence que le ministère avait pu encourir ? Tout cela est fort obscur. Ce qui augmente encore l’obscurité, c’est que, dix jours après, le 26 décembre, Palmerston retira sa démission et reprit son portefeuille. Il n’y eut donc sur ce point aucune explication devant le parlement, il n’y eut que les commentaires de la presse et les on-dit des conversations. Ici on parlait d’une grande manœuvre stratégique : Palmerston aurait espéré que lord Lansdowne le suivrait, et, comme cette double démission eût désorganisé le conseil, on aurait été obligé de s’adresser à lui pour reconstituer un ministère. Lord Lansdowne ayant refusé de le suivre, le stratégiste déçu aurait regagné son camp au plus vite. Là, au contraire, on prétendait que la démission n’était pas sérieuse, que Palmerston n’avait jamais eu l’intention de quitter le ministère en face d’événemens si graves, qu’il avait voulu seulement, par une absence d’une dizaine de jours, faire éclater les sympathies publiques en sa faveur et imprimer à ce cabinet un peu somnolent une secousse salutaire.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la secousse fut très vive. Dans l’état d’exaspération où était le pays, imaginez tout ce qui a pu être imprimé durant ces dix jours, vous serez certainement au-dessous de la vérité. On mêlait à cela, bon gré, mal gré, le désastre de Sinope. Cet homme qui pendant plus de dix années avait conduit avec tant d’énergie les affaires étrangères, qui avait bravé l’Europe pour maintenir l’honneur anglais, pourquoi l’avait-on relégué au ministère de l’intérieur ? La flotte turque n’eût pas été détruite ou bien elle eût été immédiatement vengée, si Palmerston eût dirigé le foreign office. Même dans le poste où étouffait son génie, il était encore l’âme du ministère, il était le seul ministre ; que se passait-il donc en ce conseil, puisqu’il se trouvait obligé d’en sortir ? Quelle influence occulte s’acharnait contre lui ? On se rappelait alors le mémorandum de la reine en août 1850, le renvoi de Palmerston en décembre 1851. La persistance de ces querelles intestines, que l’on croyait terminées, indiquait la persistance d’un élément hostile. On ajoutait que le coupable n’était pas difficile à deviner. C’était l’homme qui, par sa naissance, par ses liens de famille, par ses engagemens avec les cours germaniques, avait un intérêt opposé à l’intérêt de l’Angleterre dans les affaires d’Orient, c’était l’étranger qui ménageait la Russie pour complaire à l’Allemagne. Voilà comment le désastre de Sinope et la démission de lord Palmerston, au mois de décembre 1853, furent l’occasion d’un déchaînement inouï contre le prince Albert.

Quand les Mémoires de Stockmar furent mis au jour, on put y lire à ce sujet des détails qui parurent vraiment incroyables, bien que le baron eût pris soin de les atténuer en montrant surtout ce qu’ils avaient de ridicule. Les lettres du prince Albert publiées par M. Théodore Martin confirment tout ce qu’a dit le baron avec un accent de douleur qui donne un relief bien autrement vif à cette étrange aventure. Toutes ces lettres sont adressées à Stockmar. L’éditeur des Mémoires de Stockmar les avait certainement sous la main ; c’est par discrétion qu’il s’est abstenu de les livrer au public. Aujourd’hui qu’un grand nombre de ces lettres sont imprimées sous la garantie la plus sûre, les confidences de Stockmar y gagnent une nouvelle autorité. Voici donc ce que le prince Albert écrivait à Stockmar le 27 décembre 1853, le jour où lord Palmerston venait de reprendre sa place dans le ministère Aberdeen :


« Cher Stockmar, Palmerston est une fois de plus réinstallé. C’est le résultat des efforts qu’ont faits les peelites du cabinet, particulièrement le duc de Newcastle. On a dit que le ministère ne pourrait se maintenir sans lui, qu’il était le seul ministre en qui la nation eût confiance.

« La défaite de Sinope a rendu le peuple absolument furieux. On crie à la trahison, et, guidée par une main amie, toute la presse a fait la semaine dernière a dead set at the prince, comme dit l’argot anglais[11]. Ma position inconstitutionnelle, ma correspondance avec les cours étrangères, mon aversion pour Palmerston, mes relations avec la famille d’Orléans, mon intervention auprès de l’armée, etc., sont représentées comme la cause du déclin de l’état, de la constitution, de la nation, et en vérité les stupidités les plus misérables ont cours dans le public, de telles stupidités et de telles ordures qu’on n’en voudrait pas, comme on dit à Cobourg, même pour la litière des pourceaux.

« Maintenant Palmerston a repris sa place, et tout s’apaise. Ce qu’il y a de plus joli, c’est que, le jour où il quitta le ministère, les journaux de l’opposition l’exaltèrent jusqu’aux nues, et qu’à présent les journaux ministériels ont à faire la même chose pour justifier la réconciliation. Je crains que tout cela ne cause un tort sérieux au ministère. Palmerston, il est vrai, abandonne toutes ses objections contre le bill de réforme (lequel ne sera modifié en rien d’essentiel), mais il fera croire au monde que des concessions lui ont été faites.

« Pendant ce temps-là, nous allons de plus en plus à la guerre, et j’ai peu d’espoir qu’elle puisse être évitée. Il est manifeste que l’empereur de Russie est complètement fou. Nous allons être forcés de prendre possession de la mer Noire, afin de prévenir désormais des désastres comme celui de Sinope, et il se peut très bien que, voyant là une mesure de guerre, il déclare la guerre lui-même ; il peut arriver aussi que la guerre éclate par suite de la collision des flottes… »

Le prince avait eu tort de croire que la rentrée de lord Palmerston au ministère allait apaiser toutes les fureurs. Il est vrai qu’un journal avait changé de ton, celui-là même qui avait commencé l’attaque dix jours plus tôt, celui qui le 16 décembre 1853 avait renouvelé contre le prince les imputations calomnieuses de 1851 (et, pour le remarquer en passant, ce fait seul indique assez clairement d’où partaient les coups) ; il est vrai, dis-je, que le journal placé sous l’inspiration personnelle de lord Palmerston tenait un tout autre langage depuis que son patron était rentré aux affaires, mais l’impulsion donnée se propageait de place en place. Les plus sottes calomnies, les rumeurs les plus niaises s’étaient répandues dans tous les quartiers de Londres et de là dans tous les comtés du royaume. Au pays de Galles, en Écosse, en Irlande, d’un bout à l’autre de la monarchie d’Angleterre, il ne fut question bientôt que de la grande trahison du mari de la reine. C’est encore à Stockmar que le prince Albert confie ses plaintes si dignement exprimées. La lettre suivante est du 7 janvier 1854 :


« Cher Stockmar, physiquement, nous sommes tous bien, sauf un catarrhe en ce qui me concerne. Moralement, dans cette nouvelle année comme dans la précédente, nous avons tout un monde de tourmens.

« Les attaques dirigées contre moi continuent avec une violence qui ne s’interrompt pas. Il y a seulement une différence, c’est que la presse radicale y a renoncé, tandis que les journaux protectionistes rivalisent entre eux à qui les poursuivra avec le plus d’impudens mensonges et de véhémence. Il n’y a sorte de trahison envers le pays dont je ne sois coupable. Il faut supporter tout cela tranquillement jusqu’à la réunion du parlement au 31 de ce mois ; Aberdeen et John Russell sout prêts à y prendre ma défense.

« La question d’Orient ne fait pas de progrès en mieux, la guerre devient de jour en jour plus probable.

« Le ministère s’est mis d’accord sur les mesures de réforme, et Palmerston a accepté le bill tout entier ! Louis-Napoléon et lui sont maintenant les idoles du public, « les favoris du Derby. »


Quelques jours après, le 11 janvier, dans une nouvelle lettre à son confident de Cobourg, le prince Albert ajoutait :


« Je veux vous écrire un mot seulement, au sujet des attaques incessantes dirigées contre moi dans la presse et qui atteignent réellement à un degré qu’on ne saurait croire. Je le fais, non dans un esprit de doléance mesquine sur des choses que je suis parfaitement capable de supporter avec calme, fort comme je le suis de ma bonne conscience, — mais uniquement pour vous tenir au courant.

« Le parlement se réunit le 31 janvier ; jusque-là il ne sera tenu aucun compte de tout ce qui a été dit, mais alors on en viendra à un éclaircissement, si ceux qui donnent des coups de poignard dans l’ombre ne reculent pas devant une lutte ouverte. Ma santé est tolérable ; je suis tourmenté de temps en temps par des douleurs rhumatismales aux épaules et par mon catarrhe.

« Je mets sous ce pli le premier article du Daily News d’aujourd’hui. Vous me manquez terriblement en des temps comme ceux-ci où une conversation avec vous me ferait tant de bien. »


L’article du Daily News (nous devons cette indication aux notes de Stockmar) annonçait qu’à la prochaine réunion du parlement, M. Rœbuck, le député radical, demanderait des explications catégoriques aux ministres sur les bruits si répandus et si généralement admis, touchant la participation illégale du prince-époux aux affaires du gouvernement. M. Ernest de Stockmar, l’éditeur des Mémoires du baron, fait remarquer ici que le champ des attaques s’agrandissait : jusque-là on n’avait parlé que de l’influence exercée par le prince en faveur de la Russie et de l’absolutisme continental ; maintenant il s’agissait de son ingérence dans toutes les affaires de l’état, ingérence illégitime, sans responsabilité, sans contrôle, tout à fait contraire à la constitution.

L’accusation prenant ce caractère général, ce fut une occasion pour beaucoup de gens de réveiller, de ranimer d’anciens griefs contre le prince, griefs non pas oubliés, on va le voir, mais plus ou moins effacés par l’habitude. M. Ernest de Stockmar, résumant ces griefs d’après les notes de son père, essaie de les distribuer par ordre, d’en donner en quelque sorte la classification. D’abord, au fond de tous ces reproches, les uns frivoles, les autres sérieux, il y a un point commun et celui-là tout à fait incontestable : le prince est un étranger. Il était difficile qu’il en fût autrement. N’importe ; a foreigner, quoi de plus grave ? « C’est là, dit M. Ernest de Stockmar, une chose que l’intolérance des insulaires peut difficilement pardonner. Cette intolérance est telle que les formes, les mœurs, les usages extérieurs de la vie, sont élevés par l’insulaire au rang d’articles de foi, et que les raffinés seuls, les hommes de haute et rare culture, parviennent à s’en affranchir, théoriquement au moins. » À ce point de vue des formes, on découvrait chez lui bien des hérésies. Il ne s’habillait pas suivant l’orthodoxie anglaise, il ne montait pas à cheval suivant l’orthodoxie anglaise, l’orthodoxie anglaise condamnait sa manière de donner le shake handsM. de Stockmar ne clôt pas ici la liste des hérésies du prince ; il dirait volontiers, s’il avait la gaîté de Beaumarchais : et cœtera, et cœtera, et encore plusieurs lignes d’et cœtera. Ce n’était pas le menu peuple, on le pense bien, qui était choqué de ces dissonances, ni la bourgeoisie moyenne, ni même la bourgeoisie supérieure, c’étaient les Anglais du high-life. Ceux-là même qui approchaient du prince le plus souvent, et qui, le connaissant, appréciaient sa valeur, ne pouvaient s’empêcher de le critiquer à ce point de vue. Que de fois on a entendu dans les salons des phrases comme celles-ci : « Il est excellent, il est habile et capable ; mais voyez donc la coupe de son habit ! » Ou bien : « Voyez donc sa manière de donner une poignée de main ![12]. »

Ce ne sont là que des enfantillages, mais patience, l’accusation va prendre un ton plus haut. Le prince, disions-nous, avait le malheur inévitable et irréparable d’être un étranger ; une chose plus grave, c’est qu’il est Allemand. Il faut entendre ici M. Ernest de Stockmar démontrer philosophiquement combien la supériorité de la race germanique faisait au prince une situation difficile au milieu des Anglais. Quel est le fond de la nature germanique ? La liberté de l’esprit, c’est-à-dire un continuel effort vers la vérité. Cet effort, ajoute M. de Stockmar, a quelque chose d’anti-conservateur. L’esprit libre ne s’en tient pas tranquillement à ce qui est, par respect de ce qui est, il le mesure et le pèse toujours de nouveau, d’après une manière toujours plus haute de mesurer et de peser, en un mot il soumet toutes choses à une perpétuelle critique. Telle était, selon l’écrivain allemand, la nature du prince ; de là son goût du progrès dans les questions politiques, sociales, scientifiques, religieuses, son ardent désir d’améliorer l’enseignement supérieur et primaire, l’intérêt qu’il portait à la situation des classes ouvrières, la direction éclairée de sa foi protestante, sa confiance intrépide dans la science, dans les lois de la nature dont la connaissance doit guider le genre humain, — « toutes choses, dit M. Ernest de Stockmar, qui ne pouvaient que déplaire aux partisans des anciens systèmes, lesquels n’ont pas tort de haïr la pensée comme le véritable élément révolutionnaire de l’humanité. » D’autre part, les idées du prince ne devaient pas plaire davantage au radicalisme rouge, car il signalait constamment la culture, la moralité, la religion, comme les conditions essentielles de tout progrès.

Tout cela pouvait se dire avec moins d’emphase et surtout avec plus d’équité. C’est fort bien fait de louer les qualités libérales du prince Albert ; c’est une prétention sotte de les attribuer au génie particulier de la nature allemande, et de vouloir humilier l’esprit anglais devant une supériorité que ne reconnaît pas l’histoire. Le prince devait à son pays des mérites sérieux que nul ne conteste ; ses idées libérales, il les devait à son éducation, à son séjour en Belgique, à son étude de la France, surtout à la longue pratique de la vie anglaise. Est-ce donc parce que le prince était de race allemande qu’il devait déplaire à la fois aux tories opiniâtres et aux radicaux forcenés, c’est-à-dire à tous les aveugles ? Il suffisait pour cela qu’il fût libéral ; son éducation anglaise a tout l’honneur de ces deux haines en sens contraire, qu’il a si résolument bravées.

On voit que M. Ernest de Stockmar, en croyant défendre le prince Albert, irriterait plutôt contre sa mémoire le sentiment national des Anglais. Voici un autre exemple de la même maladresse. M. Ernest de Stockmar nous révèle que les conservateurs anglais avaient aussi leurs griefs contre le prince allemand. On lui reprochait des dispositions à la métaphysique. « Les idées allemandes, dit l’écrivain de Cobourg, sont déjà par elles-mêmes antipathiques aux classes conservatrices en Angleterre ; mais si elles se couvrent d’un certain vernis philosophique, oh ! alors, c’est de la métaphysique allemande, c’est-à-dire quelque chose d’intolérable, quelque chose de particulièrement dangereux. » M. Ernest de Stockmar, qui n’est pas suspect en pareille matière, veut bien reconnaître que cette antipathie est assez naturelle, et que peut-être elle n’existerait point si les philosophes allemands les plus célèbres n’avaient employé un langage barbare, inintelligible, un véritable jargon. Le prince ne se servait pas de ce jargon, il s’en faut bien ; mais il aimait les idées générales, et comme il lui arrivait parfois de les réduire en formules, ceux qui ne comprenaient pas tout de suite le traitaient de métaphysicien. Un jour, dans une commission chargée de tracer un plan pour la décoration des salles du parlement, le prince, qui présidait la séance, proposa d’introduire des catégories, Rien de plus simple : il voulait dire que tous les grands services du pays, la vie parlementaire, l’armée, la marine, le commerce, l’industrie, la science, les arts, devaient être représentés dans ce travail. À ce mot de catégories, voilà des fronts qui se rembrunissent. On pense à Aristote, aux scolastiques, à Kant. « Vraiment, s’écrie tout effarouché le poète et critique d’art Gally Knight, votre altesse royale pense-t-elle que nous devons nous enfoncer dans la métaphysique ? »

Il paraît que le prince Albert aimait à raconter cette anecdote. Rien de mieux, ce sont là de ces choses qui appartiennent de droit à la conversation ; mais s’armer de ce détail pour montrer l’infériorité philosophique de l’esprit anglais en face de la supériorité de l’esprit allemand représenté par le prince, c’est d’un goût plus que douteux. Si M. Ernest de Stockmar a trouvé quelque chose de semblable dans les notes de son père, il en a fait un usage que l’habile conseiller de la reine n’aurait pas approuvé.

En somme, dans cette espèce d’enquête sur la passagère impopularité du prince, tout ce qui a rapport à sa qualité d’étranger, à ses habitudes de provenance germanique, à sa tenue, à son esprit, à son langage, tout cela, chez un prince devenu si profondément anglais, méritait à peine d’être noté en passant. J’admire bien mieux ce qui concerne, non plus le foreigner, mais l’homme même. Il y a là des traits qui intéressent l’histoire générale. La haute société britannique le trouvait, dit-on, beaucoup trop réservé. Il lui manquait ce que M. Ernest de Stockmar appelle the free and easy manner, et ce qu’il traduit librement par ces mots : « les manières sans gêne et quelque peu burschikoses qui sont de mode aujourd’hui. » Le prince, — c’est encore M. Ernest de Stockmar qui parle d’après les notes de son père, — ne s’accommodait pas aux mœurs, ou plutôt à l’absence de mœurs, d’une partie du grand monde. Cette moralité rigoureuse (moralité maudite, a dit un homme d’état anglais), était désagréable à beaucoup de gens. Une lettre adressée au Times pendant la crise du mois de janvier 1854, et conservée par Stockmar, donne à ce sujet de curieuses indications. C’est un défenseur du prince qui l’a écrite : « Évidemment, dit-il, le prince n’est point assez pervers. Nous avons enfin une cour honnête et pure. Les principes sont respectés ; les gens sans principes le sentent bien et ne le pardonneront jamais. Ils parlent de pruderie ; ce mot de leur vocabulaire signifie résistance à l’immoralité. Ils l’appellent philistin ; cela veut dire qu’il ne parie pas, qu’il ne joue pas, qu’il n’aime pas les propos scandaleux, qu’il n’entretient pas de danseuse. » La partie la plus curieuse de cet exposé, celle que réclame l’histoire, c’est le résumé des causes politiques d’où est née la question du prince Albert. Parmi tant d’accusations dirigées contre le prince, il y en a deux qui dominent toutes les autres, et qui, si fausses qu’elles soient, suffisent à expliquer ce soulèvement général.

La première est celle que préféraient les hauts tories et les protectionistes. Les hauts tories, on se le rappelle, lui avaient été hostiles dès avant son mariage. Ils le traitaient déjà de radical, ils élevaient des doutes sur ses croyances religieuses, ils lui supprimaient toute une part de sa liste civile[13]. Ce fut bien autre chose lorsque le prince, dans sa sollicitude pour les intérêts des classes pauvres, devint si naturellement l’ami de sir Robert Peel. Toutes les haines que le grand réformateur avait attirées sur sa tête s’acharnaient aussi contre le prince. N’était-ce pas lui qui, après la mort de Peel, avait soutenu son parti ? Au mois de décembre 1852, à la chute du cabinet Derby-Disraeli, n’était-ce pas lui qui avait fait arriver les principaux peelites au pouvoir ? N’avait-il pas donné pour chef à ce ministère de coalition l’ami du réformateur, ce noble lord Aberdeen presque aussi détesté que sir Robert par une aristocratie intraitable ? Ces ennemis de la vieille roche le poursuivaient encore sur un autre terrain. La première des grandes expositions universelles avait eu lieu à Londres en 1851 ; or les hauts tories n’avaient vu là qu’une œuvre funeste, désastreuse, une large porte ouverte à la révolution cosmopolite. Ce couronnement du libre échange était odieux aux partisans des anciennes lois. Ils avaient employé tous les moyens pour faire échouer l’entreprise. Qui donc avait déjoué leurs efforts ? Le prince Albert. Sans se soucier ni des clameurs ni des injures, le prince Albert avait inauguré ce système des grandes luttes pacifiques, des grandes assises du travail universel : le pharisaïsme anglican des hauts tories ne pouvait lui pardonner.

La seconde accusation capitale concernait l’ingérence du prince dans les affaires d’état. L’accusation, Stockmar l’a remarqué, était d’autant plus dangereuse qu’elle était plus vague. Le prince avait-il excédé ses droits ? Avait-il empiété sur le domaine royal ? Avait-il agi en souverain, lui qui n’était que le premier sujet de la reine ? Voilà de bien gros mots, et qui sonnent étrangement à des oreilles anglaises. Sur ce point, il n’est pas de peuple plus chatouilleux et plus défiant. Quand on y réfléchit, il est vrai, on s’aperçoit bien vite que ce sont là des mots sans portée. Dès qu’il y a un ministère responsable devant les chambres, il est absurde de se préoccuper d’influences occultes. Quand le souverain est d’accord avec ses ministres, personne n’a le droit de rechercher comment s’est produit cet accord ; les ministres répondent de leur politique, on les approuve ou on les désapprouve, voilà tout. Avant d’arriver à cet accord, le souverain a eu le droit de s’éclairer, de s’entourer de conseils, d’interroger les hommes qui lui inspirent le plus de confiance. Qu’y a-t-il là de mystérieux et d’illégal ? C’est le droit naturel. Ce droit naturel du roi appartient plus nécessairement encore à une reine ; et où donc la reine trouvera-t-elle un conseiller plus sûr que chez l’époux qu’elle a choisi, chez le père de ses enfans, chez l’homme qui, si elle mourait jeune, serait chargé de la régence pendant la minorité du roi futur ? Voilà ce que dit le bon sens, mais la passion n’écoute pas ; ces mots d’influence mystérieuse, d’ingérence occulte et irresponsable, d’atteinte quotidienne à la constitution, continuent de troubler les cervelles. On ne sait pas au juste de quoi l’on se plaint, raison de plus pour s’exalter. Cette constitution que l’on croit violée, ceux qui en parlent ainsi ne la connaissent guère, puisqu’elle n’est écrite nulle part ; les imaginations n’en sont que plus promptes à prendre feu, l’inconnu les enfièvre, et dans ces ténèbres où la passion s’agite le péril grandit d’heure en heure.

Ce péril parut si pressant pendant le mois de janvier 1854 que la reine se désolait de n’avoir pas auprès d’elle le maître-docteur in utroque jure, l’ami que le roi Léopold avait légué au prince en prévision des mauvais jours. Stockmar était retenu à Cobourg par une maladie qui lui interdisait toute espèce de travail. Écrire une lettre lui était une torture. Représentez-vous ce qu’il éprouvait lorsqu’au milieu de souffrances aiguës il recevait une missive de la reine Victoria où se trouvaient des confidences comme celles-ci : « Votre absence, au moment où nous subissons de si cruelles épreuves, où le prince est poursuivi depuis quatre semaines par les ultras des deux partis, est pour nous une calamité. Le prince méprise tout cela, mais avec son sentiment si vif et si élevé de l’honneur, il est blessé, il est atteint profondément… Sa santé m’inquiète, bien que son courage ne faiblisse pas… Les ministres me disent que la réaction sera plus forte que toutes les attaques, que la nation, aussi loyale que jamais, est seulement un peu folle… Ils disent que les choses seront expliquées au parlement d’une façon qui excitera un enthousiasme universel ; mais l’incertitude de tout cela est accablante. »

Stockmar, tout brisé qu’il fût par la maladie, se relevait pour assister le prince. Il s’attachait surtout à entretenir son courage. Le prince avait pour lui le bon sens et le bon droit ; il ne fallait pas qu’un excès de scrupule lui fît concevoir des doutes sur la légalité de sa conduite. Tant d’assauts, tant d’insultes finissent à la longue par mettre en défiance d’elles-mêmes les consciences délicates, et il arrive parfois, comme l’a dit un poète, que le plus innocent est le plus exposé au remords. Pour affermir la foi de son royal disciple, Stockmar écrivit tout un mémoire qui est regardé par d’excellens juges comme un traité magistral de droit constitutionnel. L’auteur y dépasse même la question dont il s’agissait alors, et, songeant aux dangers de l’avenir, il signale une sorte de révolution latente qui se prépare ; que deviendrait la vieille constitution anglaise, la constitution non écrite, mais, ce qui vaut mieux, consacrée par la tradition séculaire, que deviendrait ce modèle de la monarchie constitutionnelle dans le monde si les prérogatives du souverain n’étaient plus respectées ? À la place de la monarchie constitutionnelle, ce serait un gouvernement ministériel, quelque chose de bâtard qui ne serait ni une monarchie ni une république. Stockmar entend que le souverain règne et gouverne ; il soutient que le souverain a son droit, sa volonté, son action, sans annuler pour cela ni le droit, ni la volonté, ni l’action du parlement. L’esprit de la constitution le commande. Le roi, dit-il, est le premier ministre permanent ; c’est le point fixe au milieu des changemens de la pensée publique, le centre inébranlable autour duquel s’accomplissent les évolutions de la vie parlementaire. Puis, revenant à la question spéciale qui agite le pays, il termine par ces mots : « Si les ministres ont l’intention de montrer la perversité, la folie des attaques dirigées contre le prince, ils y réussiront sans peine en faisant toucher du doigt ce fait, que la nature préexiste à la constitution. Après cela, ils demanderont au pays de considérer si une princesse qui ferait fi de ses devoirs de femme et de mère pourrait être une bonne reine, s’il serait juste par conséquent d’exiger que la reine destitue son époux de la position que ce titre lui assigne pour lui en donner une qui serait funeste à la confiance intime et réciproque de l’état de mariage. »

Ce mémoire, signalé très justement comme un modèle de raison pratique et de hautes vues constitutionnelles, renferme bien des choses qui nous étonnent. On est tenté de se demander si ces craintes d’une collision possible entre le parlement et le souverain, si cette annonce presque formelle d’une révolution qui se fait sans bruit dans l’ombre, et qui, un beau jour, avant qu’on ait le temps d’y voir clair, substituera une manière de république, sous le titre de gouvernement ministériel, à la vieille monarchie libérale, — on est tenté, dis-je, de se demander si ces craintes ne sont pas les visions d’une âme troublée. Nous sommes tellement accoutumés à regarder les Anglais comme le l’abri de tout danger révolutionnaire, grâce le leur loyauté monarchique ! Pour justifier les paroles de Stockmar, il suffit de lire la réponse du prince à la longue lettre de son ami. On y voit combien les passions étaient surexcitées en ce mois de janvier 1854, à l’approche de l’ouverture du parlement, et quelles étranges rumeurs circulaient dans la foule. Après avoir rappelé tout ce qui s’est passé, les causes diverses de ce soulèvement, les perfidies de Palmerston, les colères intéressées, les intrigues, les mensonges, le prince conclut en ces termes :


« Un seul mot encore sur la crédulité du public. Vous aurez peine à y ajouter foi : le bruit de mon incarcération à la Tour de Londres a couru dans tout le pays ; bien plus, on a dit, on a cru que la reine avait été arrêtée ! des milliers de gens se pressaient aux abords de la prison pour nous y voir amenés. D’autre part, on m’apprend qu’à Manchester, où Bright, Cobden, Gibson, Wilson, tenaient leur meeting annuel, ils firent bon marché de tous ces bruits et rirent de toutes ces accusations. Tout cela m’a été un terrible souci, car la chose était trop sérieuse pour ne pas exiger l’attention la plus grave et la plus précise. La triste chose pourtant qu’un si grand nombre de gens m’aient regardé comme un fourbe et un traître ! Je ne me sentirai tout à fait à l’aise qu’après la clôture des débats du parlement ; il ne suffit pas que ces rumeurs soient dissipées pour un temps, il faut que l’ennemi soit frappé à la tête et la maladie radicalement extirpée. Ce qui s’est passé peut me rendre le plus grand service pour l’avenir. »


Ainsi, le prince arrêté, la reine arrêtée, voilà ce que l’Angleterre a pu croire, et la foule s’attroupait à Londres pour voir la royauté passer sous les guichets de la vieille Tour !

Il était grand temps que le parlement se réunît. Heureux pays en somme où le retour des représentans de la nation, au lieu d’être comme ailleurs un signal de batailles, suffit à calmer les agitations les plus folles ! Rassuré par la présence des chambres, le peuple de Londres s’apaisa aussitôt. C’est le 31 décembre que le parlement fut ouvert par la reine avec la solennité ordinaire. Dès la première nuit, la question du prince Albert fut portée à la chambre des lords et à la chambre des communes. Le lendemain la reine adressait ce billet à Stockmar :


Windsor-Castle, 1er  février 1854.

« Je vous écris dans la plénitude de ma joie ; toutes les calomnies ont été réfutées la nuit dernière d’une façon triomphante. La position de mon bien-aimé seigneur et maître a été définie une fois pour toutes, et ses mérites ont été reconnus de tous les côtés avec la plus parfaite convenance. Il y avait sur notre passage un immense concours de peuple quand nous nous sommes rendus à la chambre des lords, et la foule était très amicale.

« Je vous envoie un journal qui, je pense, vous fera plaisir. Lord John s’est comporté admirablement, ainsi que notre cher et excellent Aberdeen, qui avait pris la chose terriblement à cœur.

« Bien des remercîmens pour vos bonnes paroles du 22. Elles m’ont fait beaucoup de plaisir.

« Nous allons bien tous les deux, et je suis sûre que nous allons recouvrer toute la force, toute l’égalité d’esprit qui nous est nécessaire pour affronter les grandes difficultés et les grandes épreuves de l’heure présente. »


Le lendemain, une lettre du prince Albert à Stockmar complétait le billet de la reine :


Windsor-Castle, 2 février 1854.

« Victoria vous a envoyé, je le sais, un journal contenant les débats sur ma mise en accusation. Vous serez satisfait, j’en suis certain, du ton de ces débats, et vous trouverez vos propres vues, telles que votre lettre les développe, complètement reproduites dans les explications constitutionnelles données par lord Aberdeen et par lord John. L’impression a été excellente ; ma situation et mon rôle politique, qui n’étaient admis jusqu’à présent que d’une manière tacite, ont été établis en plein parlement et revendiqués très haut sans qu’une voix dissidente se soit élevée. Le jugement de lord Campbell comme président de la cour des plaids communs est ici d’une grande importance. Je vous envoie sous ce pli un article du Daily News, qui n’est que médiocrement satisfait ; il paraît sentir le surcroît de force que cette discussion va donner à la couronne. Depuis ce moment-là, naturellement, je continue d’être pour ce journal « un objet de crainte et de défiance. » Le Herald, à titre de journal tory, déplore que le ministère ait porté devant le parlement des circonstances qui, participant au caractère sacré de la vie privée, n’appartenant d’ailleurs qu’à un simple individu, sont placées par la constitution en dehors de toute discussion et « n’auraient pas même dû être mentionnées. » Ce ne serait pas mal du tout, si ce journal, pendant six semaines consécutives, n’avait calomnié, outragé, sans repos ni trêve, et cet individu et cette vie privée dont il parle. »


On devine aisément par ces deux lettres ce qui s’était passé le 31 janvier 1854 à la chambre des communes ainsi qu’à la chambre des lords. Le ministère avait hardiment engagé la question, impatient de prendre l’accusation corps à corps, si elle osait se produire, ou bien, si les adversaires se bornaient à des insinuations équivoques, résolu à les démasquer et à détruire le mal dans sa racine. Le sentiment unanime des chambres justifia son audace. L’opposition se joignit au ministère pour rendre un éclatant hommage aux mérites, à la loyauté, au dévouement, au patriotisme anglais du mari de la reine. Lord Derby à la chambre haute et M. Walpole à la chambre des communes tinrent à honneur de soutenir cette cause aussi chaleureusement que lord Aberdeen et lord John Russell. Lord Derby s’exprima de la façon la plus vive sur la crédulité du public, et attribua les bruits qui avaient couru « aux absurdes attaques de la presse radicale. » Les défenseurs de cette presse se bornèrent à dire que la presse conservatrice avait aussi sa part de responsabilité. Les deux partis plus ou moins associés naguère, hauts tories et radicaux, se renvoyaient le reproche, tant le délit commun leur apparaissait enfin sous un aspect monstrueux et risible.

On remarqua surtout la déclaration du président de la cour de justice, lord Campbell, qui, examinant les droits du prince Albert au point de vue de la constitution, prononça ces décisives paroles : « Le prince-époux est l’alter ego de la reine. La constitution ne peut rien changer à ce qui est de droit naturel, de droit antérieur et supérieur à toutes les lois écrites. La constitution ne peut pas faire que le prince ne soit pour la reine le plus sûr des secrétaires, le plus fidèle et le plus dévoué des conseillers intimes. » C’était précisément la doctrine que recommandait Stockmar, et, bien qu’il ait été mécontent de ne pas la voir produite sous forme de loi, on peut affirmer qu’après le verdict de lord Campbell la situation du prince dans l’état avait désormais quelque chose de définitif. Lord Russell avait eu raison de dire en terminant son discours : « Lorsque le peuple, qui finit toujours par être juste, aura bien réfléchi à cette affaire, je crois que toutes ces calomnies, quelle qu’en soit la bassesse, et toutes ces erreurs, quelle qu’en soit la grossièreté, contribueront en fin de compte à fortifier l’attachement de la nation à la reine et à donner au trône un plus solide fondement. »


IV.

Ce récit ne serait pas complet, si nous ne disions pas ce qu’est devenu l’un des principaux acteurs. C’est lord Palmerston qui a suscité ces trois crises et qui, dans chacune d’elles, a été vaincu. Il a été vaincu par la reine, puisqu’il a dû s’incliner devant le mémorandum du 12 août 1850 ; il a été vaincu par lord John Russell, puisqu’il a dû quitter le ministère au mois de décembre 1851 ; il a été vaincu par le prince Albert, puisqu’au mois de janvier 1854 le parlement tout entier a justifié le prince et maintenu ses droits. Que devient lord Palmerston après cette triple aventure ? a-t-il accepté sa défaite ? a-t-il essayé, publiquement ou en secret, de recommencer la lutte, afin de faire triompher sa théorie du pur gouvernement ministériel ? Il faut répondre brièvement à cette question. La trilogie réclame un épilogue.

Lord Palmerston lui-même nous répondra en quelques mots par la bouche d’un de ses amis. Un an après les derniers événemens que nous venons de raconter, au mois de février 1855, le ministère de lord Aberdeen ayant été battu à la chambre des communes et lord Derby n’ayant pu réussir à composer une administration nouvelle, lord Palmerston fut chargé par la reine de reconstituer le gouvernement. C’était en pleine guerre de Crimée. L’ancien chef du foreign office, congédié par lord John Russell et par la reine, était devenu premier lord de la trésorerie, c’est-à-dire premier ministre, avec l’appui cordial de lord John et la haute bienveillance de sa majesté. Quelques mois après, la reine et le prince venaient de rendre à l’empereur et à l’impératrice des Français la visite que leurs augustes hôtes leur avaient faite au mois d’avril précédent. L’accueil fait par la France à la reine Victoria en ces journées d’août 1855 avait répondu aux démonstrations enthousiastes qui, du 16 au 21 avril, avaient salué l’allié de l’Angleterre sur le sol britannique. À la suite de ce voyage, un ami intime du premier ministre, M. le colonel Kemeys Tynte, membre du parlement, s’empressa de lui porter ses félicitations. « Je me rappelle, dit-il, qu’en le félicitant du succès si complet du voyage de la reine, je ne pus m’empêcher de remarquer combien l’empereur était un homme extraordinaire. — Oui, répondit Palmerston, mais nous en avons un chez nous bien plus grand, bien plus extraordinaire encore. — Il fit une pause. — Le prince consort ? lui dis-je. — Oui, certainement, reprit-il. Le prince ne voudrait pas sans doute avoir gagné un trône comme l’empereur a gagné le sien. On ne saurait donc les comparer au point de vue de l’action ; mais, si l’on regarde à la justesse du jugement, à l’élévation de l’intelligence, à l’ardeur des qualités de l’esprit, il est de beaucoup supérieur à l’empereur. Jusqu’au jour où ma position présente m’a donné tant d’occasions de voir son altesse royale, je ne soupçonnais pas qu’il possédât de si éminentes qualités, je ne soupçonnais pas combien il est heureux pour le pays que la reine ait épousé un tel prince. »

C’est à l’historien du prince Albert que M. le colonel Kemeys Tynte rapportait, il y a deux ans, cette conversation avec lord Palmerston. Nous n’en retenons ici que ce qui intéresse notre sujet. On y voit que l’ardent ministre, assuré d’avoir servi son pays en préparant à sa manière l’alliance de l’Angleterre et de la France, s’attache principalement à honorer le mari de la reine. La réconciliation est complète. Lord Palmerston pourra perdre et reconquérir son poste de premier ministre suivant les vicissitudes parlementaires ; quoi qu’il arrive, les hostilités sont à jamais finies. C’est lui qui avait engagé la question du prince Albert, c’était à lui d’y prononcer le dernier mot.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er  janvier, du 1er  février, du 1er  mars, du 1er  mai, du 15 août, du 1er  novembre, du 1er  décembre 1876, du 15 mars et du 1er  novembre 1877.
  2. Théodore Martin, the Life of the prince consort, t, II, p. 300-301.
  3. M. Fonblanque, dans un article de l’Examiner (décembre 1851), cité par M. Th. Martin, t. II, p. 302.
  4. Her majesty would only require « that she should not be pressée ! for an answer within a few minutes, as is now done sometimes. » — Théodore Martin, the Life of the prince consort, t. II, p. 302-303.
  5. Voyez Théodore Martin, the Life of his royal highness the prince consort, t. II, p. 304.
  6. Voyez the Life of Henry John Temple, viscount Palmerston, 1847-1865, by the hon. Evelyn Ashley, London 1870, t. Ier p. 320-330.
  7. C’était alors le marquis de Lansdowne. On sait qu’en Angleterre le président du conseil et le premier ministre sont deux personnages différens.
  8. Le chancelier de l’échiquier dans ce ministère Russell était sir Charles Wood.
  9. Voyez Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, p. 643-646. — Je traduis littéralement débordés. Il y a dans le texte überflügelt. C’est une image tirée du langage militaire, lorsqu’une ligne de troupes, ayant plus d’étendue que la ligne opposée, la dépasse et la tourne.
  10. L’expression anglaise, qui est bien plus familière, n’a pas d’équivalent en français : « I have had my tit-for-tat with John Russell, and I turned him out on friday last. » — Voyez the Life of lord Palmerston, I, p. 334.
  11. Une guerre à mort au prince.
  12. « He is excellent, clever, able, but look at the cut of his coat ! look, at the way in wich he shakes hands ! »
  13. Voyez, dans la Revue du 15 août 1875, l’étude intitulée : le Mariage de la Reine.