Les Temps maudits/Le Renégat

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Temps mauditsÉdito service (p. 37-76).

LE RENÉGAT
(The Apostate)

Je m’éveille au travail sitôt que le jour luit,
En priant le Seigneur de me donner courage,
Ou, si je meurs avant la nuit,
Que j’aie au moins bien fait l’ouvrage.
Amen !


— Si tu t’lèves pas, Jeannot, t’auras pas à bouffer !

La menace ne produisit aucun effet sur le jeune garçon, qui s’accrochait au sommeil et se cramponnait à l’oubli comme un dormeur au rêve où il se débat. Ses poings se fermèrent mollement, et il esquissa dans l’air des gestes spasmodiques ; ébauches de coups destinés à sa mère. Celle-ci les esquiva avec une tendresse trahissant l’habitude, et le secoua rudement par l’épaule.

— Fiche-moi la paix !

Ce cri, commencé en sourdine dans les profondeurs de son sommeil, s’éleva rapidement comme un sanglot, s’enfla d’hostilité passionnée, puis décrut et avorta en gémissement inarticulé : plainte bestiale d’une âme en peine, remplie de protestations et de douleur infinie.

La mère n’y prêta aucune attention. Créature aux yeux tristes, aux traits fatigués, elle était rompue à cette tâche quotidienne. Saisissant les couvertures elle essaya de découvrir l’enfant : il s’y entortilla désespérément et resta enfoui sous le pêle-mêle au pied du lit. Elle s’arc-bouta pour entraîner tout le paquet par terre et y réussit, en vertu de sa force supérieure et malgré la résistance du gosse, qui s’attachait instinctivement aux couvertures pour se garantir des morsures du froid.

Au moment où il dépassa le bord du lit, il semblait sur le point de s’abattre la tête en avant sur le plancher. Mais dans un sursaut de conscience, il se redressa et resta un instant en équilibre dangereusement instable, puis retomba sur ses pieds. Au même moment, sa mère le saisit par les épaules et le secoua. Il recommença à jouer des poings, cette fois avec plus de force et d’adresse, et soudain ouvrit les yeux. Elle le lâcha aussitôt. Il était éveillé.

— Ça va ! grommela-t-il.

Elle prit la lampe et sortit à la hâte, le laissant dans l’obscurité.

— Tu seras à l’amende ! dit-elle en s’esquivant.

Les ténèbres ne l’inquiétaient guère. Une fois vêtu, il passa dans la cuisine, d’un pas bien lourd pour un garçon si maigre et si léger, et en traînant les pieds, ce qui semblait incompatible avec ses tibias décharnés. Il attira près de la table une chaise dépaillée.

— Jeannot ! cria sa mère d’un ton impératif.

Il se leva vivement et se dirigea sans dire un mot vers un évier graisseux et sale. Du tuyau montait une mauvaise odeur à laquelle il ne prêta aucune attention. La puanteur même de l’évier lui semblait conforme à l’ordre des choses, tout comme la saleté du savon et sa paresse à mousser ; il n’essaya guère, d’ailleurs, de l’y contraindre. Quelques éclaboussures du robinet entrouvert complétèrent la cérémonie. Il omit de se laver les dents. À vrai dire, il n’avait jamais vu de brosse à dents et ignorait qu’il existât dans le monde des êtres assez excentriques pour se nettoyer les mâchoires.

— Tu pourrais tout de même bien te débarbouiller une fois par jour sans qu’on te le dise ! grommela sa mère.

Elle versait le café dans deux tasses, en maintenant sur la cafetière un couvercle ébréché. Le garçon s’abstint de répliquer : c’était un sujet de querelle perpétuelle entre eux et l’unique point sur lequel sa mère insistât avec une volonté de fer.

Se débarbouiller une fois par jour constituait un rite obligatoire. Il s’essuya avec une serviette graisseuse, humide, sale et déchirée, qui lui laissa le visage couvert de filaments.

— Je voudrais bien que nous ne demeurions pas si loin, dit-elle pendant qu’il s’asseyait. J’essaie de faire pour le mieux, tu le sais. Mais un dollar d’économie sur le loyer, c’est quelque chose, et ici nous avons plus de place.

Il l’écoutait à peine, l’ayant entendu dire cela bien des fois déjà. Dans le cercle restreint de ses pensées, elle revenait sans cesse à cet inconvénient de vivre si loin de la filature.

— Un dollar, c’est davantage à croûter, remarqua-t-il d’un ton sentencieux. J’aime mieux marcher et becqueter mon soûl.

Il mangeait précipitamment, mâchant à peine son pain et le faisant descendre sous une douche de café. Il donnait ce nom au liquide chaud et boueux qu’il prenait sincèrement pour du café et trouvait excellent. C’était une des dernières illusions de sa vie : il n’avait jamais bu de véritable café.

Outre le pain, il y avait un petit morceau de porc froid. Sa mère lui versa une autre tasse de café. En achevant son pain, il se mit à guetter s’il en viendrait d’autre. Elle surprit son regard investigateur.

— Voyons, ne sois pas glouton, Jeannot, déclara-t-elle. Tu as eu ta part. Tes frères et sœurs sont plus petits que toi.

Peu causeur, il ne répondit pas à cette rebuffade, mais cessa de lancer des regards affamés. Il s’abstenait de se plaindre, doué d’une patience aussi terrible que l’école où il l’avait apprise. Il acheva son café, s’essuya la bouche d’un revers de main et se mit en devoir de se lever.

— Attends une seconde ! dit vivement sa mère. Je crois que la miche se laissera couper encore une tranche… une bien mince.

Avec une habileté de prestidigitateur, tout en faisant semblant de couper la miche, elle la remit dans la huche à pain et lui passa une de ses tranches à elle. Elle croyait l’avoir trompé, mais il avait vu le tour de main. Cependant, il ne se gêna point pour prendre la tranche, en vertu de cette réflexion philosophique que sa mère, de nature maladive, n’avait jamais grand appétit.

Le voyant mâchonner son pain sec, elle se pencha et vida dans sa tasse ce qui restait de café dans la sienne.

— Décidément, ça me tourne sur l’estomac ce matin, dit-elle en guise d’explication.

Un coup de sifflet lointain, prolongé et aigu, les remit tous deux sur pied. Elle regarda le réveille-matin en métal blanc posé sur l’étagère. Les aiguilles marquaient cinq heures et demie. Les autres ouvriers d’usine s’éveillaient à peine. Elle se mit un fichu sur les épaules et, sur sa tête, un misérable chapeau usé et informe.

— Va falloir courir, dit-elle en baissant la mèche et soufflant dans le verre de lampe.

Ils quittèrent la pièce et descendirent à tâtons. Par ce temps clair et froid, Jeannot frissonna au premier contact avec l’air extérieur. Les étoiles ne pâlissaient pas encore au ciel et la ville restait enfouie dans l’ombre. Jeannot et sa mère traînaient les pieds en marchant : les muscles des jambes n’avaient pas l’ambition de les soulever du sol.

Au bout de quinze minutes silencieuses, la mère tourna à droite.

— Ne te mets pas en retard, lui parvint un dernier avertissement dans l’obscurité qui venait de l’engloutir.

Sans répondre, il poursuivit son chemin du même train. Dans le quartier de la filature, des portes s’ouvraient de tous côtés, et il se trouva bientôt noyé dans une foule en marche à travers l’ombre. Au moment où il franchissait la porte de l’usine, le sifflet se fit entendre de nouveau. Il jeta un regard vers l’orient. Dans un ciel déchiqueté par les toits, une pâle lumière commençait à transparaître. Ce fut tout ce qu’il aperçut du jour avant de lui tourner le dos pour rejoindre son équipe.

Il prit place dans une des longues rangées de machines. Devant lui, au-dessus d’un caisson rempli de petites bobines, d’énormes bobines tournaient rapidement. Sur ces dernières, il attachait les brins de fil des petites bobines. Le travail était simple et exigeait seulement de la promptitude. Les petites bobines se vidaient si vite et les grosses qui les vidaient étaient si nombreuses, qu’il n’y avait pas un instant à perdre.

Il travaillait machinalement. Dès qu’une petite bobine se vidait, il se servait de la main gauche comme d’un frein pour arrêter la grande bobine tout en attrapant, au vol, entre le pouce et l’index, le bout du fil. En même temps, de la main droite, il saisissait le bout du fil d’une petite bobine. Ces gestes divers des deux mains s’accomplissaient simultanément et vivement. Puis on voyait sa main, comme un éclair, faire un nœud de tisserand et lâcher la bobine. Ce genre de nœud ne présentait aucune difficulté. Jeannot s’était vanté un jour de pouvoir le faire en dormant : ce n’était que trop vrai : il lui arrivait de passer des nuits longues d’un siècle à confectionner en rêve d’innombrables nœuds de tisserand.

Certains apprentis flânaient, perdaient du temps et usaient la mécanique en ne remplissant pas tout de suite les bobines vides. Un contremaître était chargé d’y veiller. Il surprit en faute le voisin de Jeannot et lui calotta les oreilles.

— Regarde ton voisin Jeannot… Pourquoi ne fais-tu pas comme lui ? demanda-t-il avec colère.

Les bobines de Jeannot tournaient à toute vitesse, mais cet éloge indirect ne l’enthousiasma pas le moins du monde… Jadis, mais il y avait si longtemps ! Il conserva son visage apathique en s’entendant citer en exemple. Il était le parfait travailleur, et il le savait : on le lui avait répété maintes fois. C’était une banalité qui ne signifiait plus grand-chose pour lui. De parfait travailleur, il devenait parfaite machine. Quand son travail allait de travers, pour lui comme pour la machine, il fallait s’en prendre à un matériel défectueux. Il lui était impossible de se tromper, autant qu’à un parfait moule à clous de produire des clous imparfaits.

Faut-il s’en étonner ? De temps immémorial, il restait en rapport intime avec les machines. Elles avaient pour ainsi dire concouru à sa naissance, en tout cas à son éducation. Voilà douze ans, un fait divers intéressant s’était passé dans la salle des métiers de cette même filature. La mère de Jeannot s’étant évanouie, on l’avait allongée sur le plancher au milieu des machines tumultueuses. On avait dérangé de leurs métiers deux femmes d’un certain âge. Le contremaître était venu à leur aide, et quelques minutes après, l’atelier contenait un nouveau personnage qui n’y était pas entré par la porte. Jeannot venait de naître, ouvrant les oreilles aux trépidations, craquements et rugissements des métiers, respirant dans son premier souffle l’atmosphère chaude et humide épaissie par les effilochures, toussant dès son premier jour pour s’en débarrasser les poumons ; et depuis, il n’avait cessé de tousser pour le même motif.

Le petit voisin de Jeannot pleurnichait et reniflait : son visage grimaçait de haine contre l’homme qui, de loin, le surveillait d’un œil menaçant ; mais ses bobines tournaient à toute vitesse. L’enfant fulminait de terribles jurons contre les bobines en révolution devant lui : mais sa voix portait à peine à deux mètres de distance, étouffée et comme emmurée par le vacarme de l’atelier.

Jeannot n’y prêtait guère attention, habitué à prendre les choses comme elles viennent. Leur répétition, d’ailleurs, les rendait monotones, et cet incident particulier s’était renouvelé bien des fois. Il jugeait aussi vain de s’opposer au contremaître que de défier la volonté des machines. Celles-ci sont faites pour fonctionner de certaine façon et accomplir certaines tâches, et on pouvait en dire autant du contremaître. Mais, à onze heures, un remue-ménage se produisit dans l’atelier et se propagea de façon occulte dans toute l’usine. Le garçon unijambiste qui travaillait de l’autre côté de Jeannot sautilla vivement vers une benne vide à quelque distance et s’y blottit pour se cacher, béquille et tout le reste. Le surveillant de la filature entra dans l’atelier, accompagné d’un jeune homme bien habillé avec une chemise empesée… un monsieur, selon la classification de Jeannot.

C’était M. l’Inspecteur.

Il regardait attentivement les jeunes garçons en passant devant eux et s’arrêtait parfois pour poser des questions. Dans ce cas, obligé de crier à tue-tête pour se faire entendre, il grimaçait étrangement. Son œil vif remarqua la place vide à la machine voisine de celle de Jeannot, mais il ne dit rien. Son regard se posa également sur Jeannot, et il s’arrêta brusquement. Il saisit l’enfant par le bras pour l’écarter de la machine, puis le lâcha avec une exclamation de surprise :

— Pas trop de graisse, hein ? observa le surveillant avec un sourire.

— Des tuyaux de pipe et des allumettes, répondit l’autre. Regardez-moi ces jambes ! L’enfant est atteint de rachitisme, au début, mais ça y est tout de même. S’il ne finit pas par l’épilepsie, c’est que la tuberculose l’aura emporté d’abord.

Jeannot écoutait, mais sans comprendre. En outre, les maux futurs ne l’inquiétaient pas. Un danger immédiat et plus sérieux le menaçait sous la forme de M. l’Inspecteur.

— Maintenant, mon garçon, il faut me dire la vérité, cria l’inspecteur en se penchant à son oreille pour se faire entendre. Quel âge as-tu ?

— Quatorze ans, déclara Jeannot, mentant de toute la force de ses poumons.

Il y mettait tant d’ardeur qu’il fut pris d’une quinte de toux sèche qui débarrassa sa poitrine des filaments accumulés au cours de la matinée.

— On lui en donnerait seize, dit le surveillant.

— Ou soixante, répondit brusquement l’inspecteur.

— Il a toujours eu cette mine-là.

— Depuis quand ? demanda vivement l’inspecteur.

— Depuis des années. Il ne vieillit pas du tout.

— Ni ne rajeunit, en tout cas. Je suppose qu’il a travaillé pendant toutes ces années.

— Par intervalles… mais c’était avant la promulgation de la nouvelle loi, se hâta d’ajouter le surveillant.

— Machine fonctionnant à vide ? demanda l’inspecteur en montrant le métier inoccupé près de Jeannot, où les bobines à moitié remplies s’emballaient follement.

— Cela m’en a tout l’air.

Le surveillant fit un signe au contremaître et lui cria quelque chose à l’oreille en montrant la machine.

— Elle fonctionne à vide, répéta-t-il à l’inspecteur.

Ils se remirent en marche, et Jeannot poursuivit son travail, soulagé d’avoir détourné la malchance. Mais il n’en fut pas ainsi pour le malheureux unijambiste. L’inspecteur à l’œil alerte le tira à bout de bras de la benne roulante. Les lèvres de l’enfant tremblaient, et tout son visage donnait l’impression d’un être sur qui vient de s’abattre un profond et irréparable désastre. Le contremaître parut étonné, comme s’il voyait le pauvre gosse pour la première fois, tandis que la physionomie du surveillant exprimait une surprise contrariée.

— Je le connais, dit l’inspecteur. Il a douze ans. Je l’ai fait congédier de trois usines au cours de cette année. Ça fait la quatrième fois.

Il se tourna vers l’estropié.

— Tu m’avais donné ta parole d’honneur que tu irais à l’école !

L’enfant mutilé fondit en larmes.

— Pardon, monsieur l’Inspecteur… Deux bébés sont morts chez nous… Nous sommes dans la misère noire…

— Qu’est-ce qui te fait tousser ainsi ? demanda l’inspecteur comme s’il l’accusait d’un crime.

Et l’infirme répondit comme pour se disculper :

— Ce n’est rien. J’ai seulement attrapé froid la semaine dernière, monsieur l’Inspecteur, voilà tout.

Finalement, l’estropié sortit de l’atelier en compagnie de l’inspecteur et du surveillant, qui paraissait inquiet et se confondait en protestations.

Après quoi les choses reprirent leur cours monotone. La lente matinée et l’interminable après-midi se passèrent et le sifflet annonça l’heure de la sortie.

L’obscurité s’épaississait déjà lorsque Jeannot franchit les portes de l’usine. Pendant cette claustration, le soleil avait eu le temps de grimper son échelle d’or, d’inonder le monde de sa chaleur bienfaisante et de disparaître à l’occident, derrière un profil dentelé de toits.

Le dîner constituait le repas familial de la journée, l’unique repas où Jeannot se trouvât en compagnie de ses frères et sœurs plus jeunes. Ce dîner prenait parfois une allure d’escarmouche, car Jeannot se sentait très âgé et les autres manifestaient une surprenante jeunesse, incompréhensible pour lui ; sa propre enfance était trop loin derrière. Semblable au vieillard irritable, agacé par la turbulence de cette jeunesse, dont l’entrain lui paraissait une fieffée sottise, il regardait fixement son assiette, trouvant quelque agrément à la pensée qu’ils devraient bientôt se mettre au travail. Cela émousserait un peu leur exubérance, les rendraient tranquilles et sérieux comme lui. Ainsi, conformément à la tendance de la nature humaine, Jeannot se prenait pour règle à mesurer l’univers.

Durant le repas sa mère s’évertuait, à maintes reprises et sous diverses formes, à affirmer qu’elle faisait de son mieux ; si bien que, la maigre pitance avalée, Jeannot éprouvait un certain soulagement à reculer sa chaise et à se lever de table. Il hésita un instant entre le lit et la porte de la rue, et finalement choisit celle-ci. Il n’alla pas loin : il s’assit sur les marches, repliant les jambes, bombant ses épaules étroites, les coudes sur ses genoux et le menton dans ses mains.

Figé dans cette attitude, il ne pensait à rien. Il se reposait simplement, l’esprit pour ainsi dire endormi. Ses frères et sœurs rejoignirent d’autres enfants dans la rue et se mirent à jouer bruyamment autour de lui. Le globe électrique du coin éclairait leurs ébats. Lui demeurait morose et irritable, et les gosses le savaient, mais l’esprit d’aventure les poussait à le taquiner. Se tenant par les mains devant lui et se balançant en mesure, ils lui chantaient au visage des bouts rimés grotesques et peu flatteurs. Au début, il grommelait des jurons à leur adresse, des jurons appris de divers contremaîtres. Mais, constatant la futilité de cette mesure et se souvenant de sa dignité, il retomba bientôt dans son silence obstiné.

Son frère Will, son puîné immédiat, qui venait de dépasser son dixième anniversaire, était le chef de la bande. Jeannot n’entretenait pas à son égard des sentiments particulièrement bienveillants. Sa vie avait été aigrie de bonne heure par l’obligation continuelle de céder à Will et de le laisser faire. Il sentait nettement que Will lui devait beaucoup et ne lui témoignait aucune gratitude. Dans les brumes du passé, au temps où lui-même prenait part aux jeux, il avait souvent été frustré de ses récréations par la nécessité de prendre soin de Will. Celui-ci était un bébé à cette époque, et alors comme maintenant sa mère passait ses journées à la filature. À Jeannot incombait la tâche de remplacer père et mère. Will semblait incarner le bénéfice de ce renoncement et de ces concessions perpétuelles. Bien bâti et assez résistant, il était aussi grand que son aîné et même plus lourd. On aurait pu croire que le sang de l’un avait été transfusé dans les veines de l’autre. Et on pouvait en dire autant au point de vue de l’humeur. Jeannot était fatigué, usé, incapable de réaction, tandis que son cadet semblait déborder d’exubérance.

La chanson moqueuse s’élevait de plus en plus fort. En passant devant lui, Will se pencha pour lui tirer la langue. Jeannot lança le bras en avant et saisit l’autre par le cou en même temps qu’il lui envoyait sur le nez un coup de son poing osseux : poing d’une maigreur pathétique, mais dont la puissance nocive fut démontrée par le hurlement de douleur de la victime.

Les autres enfants poussaient des cris d’effroi, tandis qu’Eugénie, la sœur de Jeannot, s’élançait dans la maison.

Jeannot jeta Will par terre, lui donna des coups de pied sauvages dans les tibias, puis lui frotta le visage dans la poussière. Et il ne le lâcha qu’après avoir plusieurs fois répété le procédé. La mère arriva sur ces entrefaites comme un tourbillon anémique d’inquiétude et de colère.

— Pourquoi ne me laisse-t-il pas tranquille ? répondit Jeannot à ses reproches. Ne voit-il pas que je suis fatigué ?

— Je suis aussi grand que toi ! hurla Will dans les bras maternels, le visage couvert de larmes, de sang et de poussière. Je suis déjà aussi grand que toi, et je grandirai encore. Alors je te rosserai… tu verras !

— Tu devrais travailler, puisque tu es si grand ! grogna Jeannot. Voilà ce qu’il te faut. Tu devrais travailler : et maman devrait t’envoyer à l’usine.

— Mais il est trop jeune ! protesta-t-elle. Ce n’est qu’un petit garçon.

— J’étais plus jeune que lui quand j’ai commencé à travailler.

Jeannot ouvrait encore la bouche, sur le point d’exprimer le sentiment d’injustice qu’il éprouvait, mais il la referma brusquement. Tournant d’un air sombre sur ses talons, il rentra dans la maison et alla se coucher. La porte de sa chambre restait ouverte pour laisser pénétrer la chaleur de la cuisine. En se déshabillant dans la pénombre, il entendit sa mère causer avec une voisine qui venait d’entrer. Sa mère pleurait et ponctuait ses paroles de soupirs de détresse.

— Je ne peux pas comprendre ce qu’a mon Jeannot dans le corps, disait-elle. Il n’était pas comme cela autrefois. Il était patient comme un ange…

« Et c’est un bon garçon, s’empressa-t-elle d’ajouter pour sa défense. Il travaille régulièrement, et il a commencé jeune. Mais ce n’était pas ma faute. Je fais de mon mieux, je vous le jure ! »

Des reniflements prolongés parvinrent à Jeannot de la cuisine, et Jeannot se murmura au moment où ses yeux se fermaient : J’te crois que je travaille régulièrement !

Le lendemain matin, il fut littéralement arraché de son sommeil par sa mère. Puis vinrent le maigre déjeuner, la marche dans l’obscurité, la pâle lueur du jour à travers les découpures des toits de l’entrée de l’usine. Un nouveau jour commençait entre tous les jours, et tous se ressemblaient.

Quelques diversions s’étaient cependant produites dans sa vie, au moment où il changeait d’emploi et quand il était malade. À l’âge de six ans, il tenait le rôle de petit père et de petite mère envers Will et les autres plus jeunes. À sept ans, il entra dans la filature, pour enrouler les bobines. À huit ans, il trouva de l’ouvrage dans une autre filature. Sa nouvelle tâche était extraordinairement facile. Il n’avait qu’à rester assis, un petit bâton dans les mains, et à guider un flot de tissu qui coulait devant lui. Ce flot sortait de la mâchoire d’une machine, passait sur un rouleau chaud et continuait sa route ailleurs. Mais il devait rester toujours à la même place, dans un coin obscur, avec un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête : lui-même faisait partie du mécanisme.

Il se trouvait très heureux dans cet emploi, en dépit de la chaleur humide, car il était encore jeune, en proie à des songes et à des illusions. Et il concevait des rêves merveilleux en regardant la fuite incessante du tissu. Mais ce travail ne lui procurait pas d’exercice, ne faisait aucun appel à son intelligence, si bien qu’il rêva de moins en moins, son esprit s’engourdit et devint somnolent. Néanmoins, il gagnait deux dollars par semaine, et deux dollars représentaient la différence entre la famine aiguë et l’insuffisance chronique de nourriture. Mais, à neuf ans, il perdit sa place. La rougeole en fut cause. Après sa guérison, il trouva de l’embauche dans une verrerie. Il était mieux payé, et le travail exigeait quelque habileté. C’était du travail aux pièces, et plus il se montrait adroit, plus il gagnait d’argent. Sous l’impulsion de ce stimulant, il s’affirma un ouvrier remarquable.

L’opération ne présentait aucune difficulté : il s’agissait d’attacher des bouchons de verre sur des flacons. Il portait à la taille un peloton de ficelle et tenait le récipient entre ses genoux pour se servir des deux mains. Assis et penché, dans cette position, il bombait ses épaules étroites et restait la poitrine contractée pendant dix heures par jour. Cela ne valait rien pour les poumons mais il ficelait ses trois cents douzaines de flacons quotidiennement.

Le surveillant, fier de lui, amenait des visiteurs, curieux de voir ce jeune garçon entre les mains de qui passaient tant de flacons dans une journée. Il avait atteint la perfection d’une machine. Toute perte d’effort était éliminée. Le moindre mouvement de ses bras maigres et de ses doigts fluets était rapide et sûr. À la suite de ce travail à haute tension, il éprouvait une grande nervosité. La nuit, il souffrait de crampes en dormant, et pendant le jour, il ne pouvait ralentir ni se reposer. Tendus à perpétuité, ses muscles ne cessaient de le tirailler. Son teint blêmit et sa toux s’aggrava. Puis une pneumonie s’abattit sur ses poumons débiles, et il perdit son emploi à la verrerie.

Ensuite, il retourna à la filature où il avait débuté en enroulant des bobines. Un avancement l’y attendait, par suite de sa réputation de bon travailleur. Il passerait ensuite à l’amidonnage, puis à l’atelier des métiers. Après quoi, il ne resterait plus d’autre progrès à faire que d’améliorer son rendement.

Les machines fonctionnaient plus vite qu’à son premier embauchage, mais son esprit travaillait plus lentement. Ses nuits d’autrefois étaient pleines de songes : aujourd’hui, il ne rêvait plus du tout. Une fois il s’était senti amoureux, au début de la période où il guidait le tissu sur le rouleau chaud ; plus âgée que lui, presque jeune femme, il l’avait aperçue à distance une demi-douzaine de fois tout au plus. Mais cela n’avait aucune importance. Sur la surface de toile qui lui passait devant les yeux se peignait un avenir magnifique où il accomplissait des prodiges de travail, inventait des machines merveilleuses, devenait le patron de la filature et finissait par la prendre dans ses bras et lui déposer sur le font un chaste baiser.

Mais cette aventure se passait voilà longtemps, bien longtemps, avant qu’il devînt trop vieux et trop fatigué pour aimer. D’ailleurs, elle s’était mariée et était partie et son esprit à lui s’était endormi. Ce fut cependant une idylle prodigieuse, et il se la rappelait souvent, comme d’autres se souviennent du temps où ils croyaient aux fées. Jamais il n’avait cru aux fées ni au père Noël, mais il avait ajouté foi, sans réserve, à l’avenir que son imagination brodait sur la toile mouvante.

De très bonne heure, il devint homme. À sept ans, au moment où il toucha son premier salaire, commença son adolescence. Il sentit se glisser en lui un certain sentiment d’indépendance, et les rapports se modifièrent entre sa mère et lui. Le fait de gagner son pain et d’accomplir son œuvre dans le monde le mettait sur un pied d’égalité avec elle. La virilité pleine et entière lui vint à onze ans, au moment où il trima pendant six mois dans l’équipe de nuit. Aucun enfant ne reste tel en travaillant de nuit.

Plusieurs grands événements passèrent dans sa vie. L’une de ces journées mémorables fut celle où sa mère acheta des pruneaux de Californie ; les deux autres, celle où elle fit du flan. Il se rappelait avec plaisir ces joies enfantines. Et, à cette occasion, sa mère lui avait parlé d’un mets délicieux qu’elle confectionnerait quelque jour, qu’elle appelait une « île flottante », quelque chose de meilleur encore que le flan ! Pendant des années, il attendit le jour où il s’attablerait devant cette merveille, puis la relégua dans les limbes des choses idéales et inaccessibles.

Un jour, il trouva sur le trottoir une petite pièce d’argent. Cela compta aussi dans sa vie pour un événement, tragique même. Il comprit son devoir à l’instant où il vit briller la pièce, avant même de la ramasser. À la maison, comme d’habitude, il n’y avait pas assez à manger, et il aurait dû l’y rapporter comme il rapportait son salaire le samedi soir. La conduite à tenir ne comportait pas d’équivoque, mais jamais il n’avait pu dépenser son argent lui-même, et une folle envie de sucre candi le faisait languir. Il adorait les bonbons, goûtés seulement dans les grandes occasions de sa vie.

Il n’essaya pas de s’en faire accroire. Sa conscience l’avertissait qu’il commettait un péché, et il se livra à une orgie en achetant pour quinze cents de sucre candi. Il réserva dix cents en vue d’une débauche future, mais, peu accoutumé à porter de l’argent sur lui, il les perdit. Ce déboire, se produisant au moment où le remords bourrelait son âme, lui fit l’effet d’une punition divine, et il crut sentir le voisinage d’un Dieu terrible et coléreux. Dieu l’avait vu et châtié sans tarder, sans même lui accorder la jouissance complète de son péché.

Il se rappelait toujours cet incident comme l’action la plus criminelle de sa vie, et sa conscience se réveillait à intervalles pour le pincer à ce souvenir : c’était son ver rongeur. Sa nature et les circonstances se combinaient pour lui faire regretter cet acte. La façon dont il avait dépensé l’argent ne le satisfit point. Il aurait pu le placer de façon plus judicieuse, et, en dépit de l’expérience acquise postérieurement sur la vivacité de Dieu, déjouer celui-ci en dépensant le quart de dollar d’un seul coup. Il répartissait rétrospectivement cette somme de mille manières différentes et meilleures les unes que les autres.

Il retrouvait, a posteriori pour ainsi dire, un autre souvenir vague et confus, associé à l’ineffaçable cruauté de certains coups de pieds jadis prodigués par son père. Cette sensation rétrospective ressemblait plutôt à un cauchemar qu’à la vision d’un événement concret, quelque chose d’analogue à la terreur d’un homme qui se sent tomber en dormant, en vertu d’une mémoire ancestrale remontant à l’antiquité la plus reculée.

Ce souvenir particulier ne se présentait jamais à Jeannot en plein jour ni à l’état de veille, mais lui revenait la nuit, dans son lit, au moment où l’intelligence s’enfonce et se dissout dans le sommeil. Éveillé en sursaut au premier choc de l’épouvante, il s’imaginait couché en travers au pied du lit où il entrevoyait vaguement les formes de son père et de sa mère. Il ne discernait jamais nettement les traits de son père, et l’unique impression qu’il eût conservée de lui était l’impitoyable brutalité de ses coups de pied.

Sa mémoire, ainsi hantée de lointains souvenirs, n’enregistrait guère d’événements plus récents. Toutes ses journées se ressemblant, hier ou l’an dernier lui faisaient à peu près le même effet qu’un siècle ou une minute. Rien ne lui arrivait jamais. Aucun fait ne marquait pour lui le progrès de la durée. Le temps ne marchait pas, mais demeurait tranquille à perpétuité. Seules les machines remuaient, mais elles se mouvaient dans le néant, en dépit de ce qu’elles fonctionnaient de plus en plus vite.

Quand il atteignit ses quatorze ans, il alla travailler à l’amidonnage. Ce jour fit époque dans sa vie. Enfin quelque chose arrivait dont il conserverait le souvenir au-delà d’une nuit de sommeil ou d’une semaine entre deux payes. C’était le début d’une ère nouvelle et comme une olympiade du machinisme. « Quand j’ai commencé… » ou « avant », ou « après que j’ai commencé à travailler à l’amidonnage », ces phrases lui revenaient fréquemment aux lèvres.

Il célébra son seizième anniversaire en entrant dans l’atelier des métiers et en prenant possession de l’un d’eux. Il retrouvait ici un stimulant, car c’était du travail aux pièces. Et il y excellait, son argile ayant été machinalement moulée et entraînée au parfait machinisme. À la fin du trimestre, il actionnait deux métiers et, plus tard, on lui en confia trois et quatre.

À la fin de la seconde année dans ce nouvel emploi, il produisit plus de mètres de tissu qu’aucun autre tisserand, et plus du double de la production des moins habiles. Et à la maison les choses commençaient à prendre meilleure tournure à mesure qu’il approchait du développement maximum de sa puissance de gain. Il ne s’ensuivait pas, cependant, que ce surplus de salaire excédât les besoins de la maisonnée. Car les enfants, en grandissant, mangeaient davantage. Ils allaient à l’école, et les livres scolaires coûtent cher. À certains moments, plus il travaillait vite, plus le prix de la vie montait rapidement. Le loyer même augmentait, bien que le logement se dégradât de plus en plus, faute de réparations.

Il avait grandi, mais cet accroissement de hauteur ne faisait qu’accentuer sa maigreur. En outre, il devenait de plus en plus nerveux, et par suite de plus en plus morose et irritable. Les enfants, au prix de plusieurs expériences amères, avaient appris à ne pas se trouver sur son chemin. Sa mère le respectait en proportion de sa facilité de gain, mais son respect se teintait plus ou moins de crainte.

Pour lui, la vie était sans joie. Jamais il ne regardait défiler la procession des jours. Il passait les nuits dans un sommeil inconscient et spasmodique. Le reste du temps, il travaillait, et alors sa conscience devenait mécanique. À part cela, son esprit demeurait vide. Il ne professait aucun idéal et n’entretenait qu’une seule illusion, à savoir qu’il buvait d’excellent café. Il se réduisait à l’état de bête de somme, dépourvue de toute vie mentale ; cependant dans les cryptes inconnues de son cerveau, sans qu’il s’en rendît compte, s’opérait le pesage et le tri de toutes ses heures de travail, de tous les mouvements de ses mains, de tous les tiraillements de ses membres, et ces prodromes s’orientaient vers une future ligne de conduite, qui devait l’étonner lui-même autant que tout son petit monde.

Le printemps tirait à sa fin quand, un soir, il revint du travail avec un sentiment de fatigue plus qu’ordinaire. Au moment où il se mit à table, l’air était chargé d’une vague expectative qui n’attira point son attention. Il s’assit dans un silence maussade, mangeant machinalement ce qui se trouvait devant lui. Les enfants poussaient des « hum ! » et des « ah ! » en faisant claquer leurs langues. Mais il demeurait sourd à ces manifestations.

— Sais-tu ce que tu manges ? demanda enfin sa mère au désespoir.

Vaguement, il regarda le plat posé devant lui, puis elle-même.

— C’est de l’ « île flottante ! » annonça-t-elle triomphalement.

— Oh ! fit-il.

Et après deux cuillerées, il ajouta :

— Je crois que je n’ai pas faim ce soir.

Il laissa tomber la cuiller, repoussa sa chaise et se leva de table avec un air de lassitude.

— Je vais me coucher.

Ses pieds traînaient plus lourdement que de coutume sur le carrelage de la cuisine. Le déshabillage lui parut une œuvre de titan, une futilité monstrueuse, et il pleurait de faiblesse en se glissant entre les draps, un pied encore chaussé. Il avait conscience de quelque chose qui lui montait à la tête, s’y enflait et lui épaississait la cervelle tout en l’allégeant. Ses maigres doigts lui paraissaient aussi gros que son poignet, et, à leurs extrémités, il éprouvait une sensation lointaine, vague et légère comme son cerveau. Les reins lui faisaient horriblement mal. Il souffrait dans tous les os et dans tout le corps. Et dans sa tête commençaient à retentir les craquements, chocs, fracas et rugissements d’un million de métiers. Tout l’espace se remplissait d’un vol de navettes. Elles allaient et venaient, s’entremêlant aux étoiles. Lui-même manœuvrait un millier de métiers et les activait sans cesse, tandis que sa cervelle, se déroulant de plus en plus vite, alimentait les mille navettes en plein vol.

Il n’alla point travailler le lendemain matin, trop occupé à ce colossal tissage sur les mille métiers en activité dans sa tête. Sa mère partit pour l’usine après avoir envoyé chercher le docteur. Celui-ci déclara que c’était une attaque sérieuse de grippe. Eugénie servit d’infirmière et accomplit ses prescriptions.

C’était une attaque très sérieuse : une semaine s’écoula avant que Jeannot pût s’habiller et se traîner en vacillant sur le plancher. Encore une semaine, dit le docteur, et il pourrait retourner au travail. Le contremaître de l’atelier des métiers vint le voir, le dimanche suivant après-midi, premier jour de sa convalescence, et assura la mère que son garçon était le meilleur tisserand de la fabrique. On lui garderait sa place. Il pourrait reprendre son travail dès lundi en huit.

— Pourquoi ne remercies-tu pas monsieur ? demanda sa mère avec inquiétude… Il a été trop malade pour redevenir tout de suite lui-même, expliqua-t-elle au visiteur en guise d’excuse.

Jeannot assis, le dos bombé, regardait fixement le sol. Il demeura dans la même posture longtemps après le départ du contremaître. Dehors, il faisait chaud, et dans l’après-midi il se reposa sur les marches. Ses lèvres remuaient de temps à autre. Il paraissait perdu dans des calculs sans fin.

Le lendemain matin, dès que se fit sentir la chaleur, Jeannot reprit sa place sur les marches. Cette fois, il apportait du papier et un crayon pour continuer ses calculs, qu’il poursuivit à grand’peine et avec une constance étonnante.

— Qu’est-ce qui vient après les millions ? demanda-t-il à midi, quand Will revint de l’école. Et comment calcule-t-on en millions ?

Cet après-midi-là, il termina sa tâche. Chaque jour, mais sans papier ni crayon, il revint s’asseoir sur le seuil. Il semblait s’intéresser prodigieusement à l’arbre unique qui poussait de l’autre côté de la rue. Il l’observait durant des heures, sans se lasser de voir le vent balancer les branches et faire frissonner les feuilles. Durant toute la semaine, il parut absorbé dans une profonde communion avec lui-même. Le dimanche, assis comme toujours sur les marches, il éclata de rire à plusieurs reprises, à la grande inquiétude de sa mère qui ne l’avait pas entendu rire depuis des années.

Le lendemain, avant l’aurore, elle vint le secouer dans son lit. Ayant dormi son content toute la semaine, il s’éveilla aisément, sans se débattre ni s’accrocher à la literie quand elle essaya de le découvrir.

Il demeura tranquille et parla d’un ton tranquille :

— C’est inutile, maman.

— Tu vas être en retard, dit-elle, sous l’impression qu’il était encore abruti de sommeil.

— Je suis bien éveillé, maman, et je te répète que c’est inutile. Tu feras mieux de me laisser en paix. Je ne veux point me lever.

— Mais tu vas perdre ton emploi ! s’écria-t-elle.

— Je ne me lèverai pas ! déclara-t-il d’une voix étrangement calme.

Elle-même n’alla point à l’usine ce matin-là. Voici une maladie différente de toutes celles qu’elle connaissait. Elle pouvait comprendre la fièvre et le délire, mais ceci était de la folie. Elle le recouvrit et envoya vivement Eugénie chercher le médecin.

Quand ce personnage arriva, Jeannot dormait paisiblement : il s’éveilla de même et se laissa tâter le pouls.

— Il n’a rien, déclara le médecin. Il est très affaibli, voilà tout, et n’a guère de viande sur les os.

— Il a toujours été comme cela, dit sa mère.

— Maintenant, va-t’en, maman, et laisse-moi finir mon somme.

Jeannot parlait d’une voix calme et, s’enroulant dans ses couvertures, il se rendormit doucement.

À dix heures, il s’éveilla, s’habilla, puis passa dans la cuisine, où il trouva sa mère avec un visage inquiet.

— Je m’en vais, maman, annonça-t-il, et je viens seulement te dire au revoir.

Levant les bras au ciel, elle s’écroula sur une chaise et se mit à pleurer. Il attendit avec patience.

— J’aurais dû m’en douter, dit-elle en sanglotant. Où vas-tu ? demanda-t-elle enfin, éloignant son tablier de sa figure et le regardant avec un abattement mêlé de curiosité.

— Je n’en sais rien. N’importe où.

En prononçant ces mots, il voyait en lui-même, avec une netteté éblouissante, l’arbre de l’autre côté de la rue. Cette vision semblait tapie sous ses paupières et prête à se réaliser quand il voudrait.

— Et ton travail ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Je ne travaillerai jamais plus !

— Mon Dieu, Jeannot ! pleurnicha-t-elle. Ne dis pas chose pareille !

Cette façon de parler lui semblait un blasphème. Elle était scandalisée comme une mère qui entend son enfant nier l’existence de Dieu.

— Mais qu’est-ce que tu t’es mis dans la tête, à cette heure ? demanda-t-elle avec une vaine tentative de sévérité.

— Des chiffres, répondit-il, rien que des chiffres. J’ai fait beaucoup de calculs, cette semaine, et obtenu des résultats surprenants.

— Je ne vois pas ce que les chiffres viennent faire là-dedans, dit-elle en reniflant.

Jeannot esquissa un vague sourire, et sa mère éprouva un choc en constatant chez lui l’absence persistante de toute susceptibilité et irritabilité.

— Je vais te l’expliquer, dit-il. Je suis très fatigué. Quelle en est la cause ? Des mouvements. J’ai fait des mouvements depuis ma naissance. Je suis las. Je suis las. Maintenant c’est fini. Te rappelles-tu le temps où je travaillais à la verrerie ? Je bouchais trois cents douzaines de flacons par jour, je compte une dizaine de mouvements pour chacun d’eux : cela fait trente-six mille mouvements par journée, soit, en dix jours, trois cent soixante mille, et, en un mois, un million quatre-vingt mille gestes. Négligeons les quatre-vingt mille, — et il parlait avec la bienfaisance complaisante d’un philanthrope, — reste un million de mouvements par mois, c’est-à-dire douze millions de mouvements par an.

« Aux métiers, j’en faisais le double, soit vingt-cinq millions de mouvements par an, et il me semble que je m’agite comme cela depuis un million d’années.

« Or, cette semaine, je n’ai pas bougé du tout. Voici des heures et des heures que je ne fais pas un seul geste. Et je trouve magnifique de rester assis là à ne rien faire pendant des heures et des heures. Jamais auparavant je n’avais goûté le bonheur : je n’en avais pas le loisir. J’ai remué tout le temps : ce n’est pas le moyen d’être heureux, et je ne remuerai plus. Désormais je m’immobilise, je m’assois, je me délasse, je me repose encore, et je recommence à me reposer !

— Mais que vont devenir Will et les enfants ? demanda-t-elle avec désespoir.

— Ah, voilà ! Will et les enfants, répéta-t-il, sans la moindre amertume dans la voix.

Depuis longtemps, il connaissait les ambitions de sa mère pour son cadet, mais cette pensée ne lui inspirait plus de rancœur. Il ne se tracassait plus de rien, pas même de cela.

— Je sais, maman, ce que tu projetais pour Will : le laisser à l’école pour en faire un comptable. Mais c’est inutile, je m’en vais. Il faudra qu’il travaille.

— Et après t’avoir élevé comme je l’ai fait ! dit-elle en pleurant, remettant son tablier sur son visage en dépit de ses bonnes résolutions.

— Tu ne m’as jamais élevé, répondit-il avec une bienveillance attristée. Je me suis élevé tout seul, maman, et j’ai élevé Will. Il est plus gras que moi, et plus lourd, et plus grand. Quand j’étais gosse, je crois bien que je n’ai pas eu suffisamment à manger. Peu d’années après la naissance de l’autre, j’étais à l’atelier et j’ai gagné la pâtée pour lui aussi. Mais tout cela est fini. Will peut se mettre à la besogne comme moi, ou aller au diable, je m’en fiche ! Je suis fatigué. Je pars. Ne veux-tu pas me dire adieu ?

Pas de réponse. La tête couverte de son tablier, elle pleurait. Il s’arrêta un instant sur le pas de la porte.

— Je déclare que j’ai fait de mon mieux, dit-elle en sanglotant.

Il sortit de la maison et descendit la rue. Un pâle contentement s’esquissa sur son visage à la vue de l’arbre solitaire. Bibi ne va plus se la fouler, se dit-il à mi-voix. Il jeta vers le ciel un regard ardent, mais les rayons du soleil l’éblouirent et l’aveuglèrent.

C’était une longue marche qu’il entreprenait, mais il n’allait pas vite. Il passa devant la filature. Le bourdonnement étouffé de la salle des métiers lui parvint aux oreilles et le fit sourire, d’un sourire doux et paisible. Il n’éprouvait nulle haine, même contre le tapage criard des machines. Son esprit n’abritait aucune rancœur, rien qu’un désir immodéré de repos.

Les maisons et les usines devenaient plus rares et les espaces découverts se multipliaient à mesure qu’il approchait de la campagne. Enfin, laissant la ville derrière lui, il s’engagea dans un sentier de verdure ; il avait moins l’air d’un homme que d’une caricature d’humanité : morceau de vie tordu, rabougri, innommable, il se traînait comme un singe maladif, les bras pendants, les épaules rentrées en avant, la poitrine étroite ; grotesque et terrible.

En passant près d’une petite gare, il se coucha dans l’herbe au pied d’un arbre, et resta là tout l’après-midi. Il somnolait de temps à autre, et ses muscles s’agitaient pendant son sommeil. Éveillé, il restait étendu sans mouvement, observant les oiseaux ou regardant le ciel à travers les branches de l’arbre protecteur. Une ou deux fois, il éclata d’un rire sans rapport avec rien de ce qu’il pouvait voir ou sentir.

Quand le crépuscule s’évanouit dans l’ombre du soir, un train grondant entra en gare. Pendant que la locomotive refoulait des wagons sur une voie de garage, Jeannot se glissa le long du train, poussa la porte latérale d’un wagon vide et y grimpa avec une laborieuse maladresse. Il referma la porte. Le train siffla. Jeannot, couché sur le dos, sourit dans l’obscurité.