Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/06

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Émile Testard (Tome IIp. 31-34).


VI

UNE ÉCURIE POUR LE CHEVAL


Gilliatt se connaissait assez en écueils pour prendre les Douvres fort au sérieux. Avant tout, nous venons de le dire, il s’agissait de mettre en sûreté la panse.

La double arête de récifs qui se prolongeait en tranchée sinueuse derrière les Douvres faisait elle-même groupe çà et là avec d’autres roches, et l’on y devinait des culs-de-sac et des caves se dégorgeant dans la ruelle et se rattachant au défilé principal comme des branches à un tronc.

La partie inférieure des brisants était tapissée de varech et la partie supérieure de lichen. Le niveau uniforme du varech sur toutes les roches marquait la ligne de flottaison de la marée pleine et de la mer étale. Les pointes que l’eau n’atteignait pas avaient cette argenture et cette dorure que donne aux granits marins le bariolage du lichen blanc et du lichen jaune.

Une lèpre de coquillages conoïdes couvrait la roche à de certains endroits. Carie sèche du granit.

Sur d’autres points, dans des angles rentrants où s’était accumulé un sable fin ondé à la surface plutôt par le vent que par le flot, il y avait des touffes de chardon bleu.

Dans les redans peu battus de l’écume, on reconnaissait les petites tanières forées par l’oursin. Ce hérisson coquillage, qui marche, boule vivante, en roulant sur ses pointes, et dont la cuirasse se compose de plus de dix mille pièces artistement ajustées et soudées, l’oursin, dont la bouche s’appelle, on ne sait pourquoi, lanterne d’Aristote, creuse le granit avec ses cinq dents qui mordent la pierre, et se loge dans le trou. C’est en ces alvéoles que les chercheurs de fruits de mer le trouvent. Ils le coupent en quatre et le mangent cru, comme l’huître. Quelques-uns trempent leur pain dans cette chair molle. De là son nom, œuf de mer.

Les sommets lointains des bas-fonds, mis hors de l’eau par la marée descendante, aboutissaient sous l’escarpement même de l’Homme à une sorte de crique, murée presque de tous côtés par l’écueil. Il y avait là évidemment un mouillage possible. Gilliatt observa cette crique. Elle avait la forme d’un fer à cheval, et s’ouvrait d’un seul côté, au vent d’est, qui est le moins mauvais vent de ces parages. Le flot y était enfermé et presque dormant. Cette baie était tenable. Gilliatt d’ailleurs n’avait pas beaucoup de choix.

Si Gilliatt voulait profiter de la marée basse, il importait qu’il se hâtât.

Le temps, du reste, continuait d’être beau et doux. L’insolente mer était maintenant de bonne humeur.

Gilliatt redescendit, se rechaussa, dénoua l’amarre, rentra dans sa barque et poussa en mer. Il côtoya à la rame le dehors de l’écueil.

Arrivé près de l’Homme, il examina l’entrée de la crique.

Une moire fixe dans la mobilité du flot, ride imperceptible à tout autre qu’un marin, dessinait la passe.

Gilliatt étudia un instant cette courbe, linéament presque indistinct dans la lame, puis il prit un peu de large afin de virer à l’aise et de faire bon chenal, et vivement, d’un seul coup d’aviron, il entra dans la petite anse.

Il sonda.

Le mouillage était excellent en effet.

La panse serait protégée là contre à peu près toutes les éventualités de la saison.

Les plus redoutables récifs ont de ces recoins paisibles. Les ports qu’on trouve dans l’écueil ressemblent à l’hospitalité du bédouin ; ils sont honnêtes et sûrs.

Gilliatt rangea la panse le plus près qu’il put de l’Homme, toutefois hors de la distance de talonnement, et mouilla ses deux ancres.

Cela fait, il croisa les bras et tint conseil avec lui-même.

La panse était abritée ; c’était un problème résolu ; mais le deuxième se présentait. Où s’abriter lui-même maintenant ?

Deux gîtes s’offraient : la panse elle-même, avec son coin de cabine à peu près habitable, et le plateau de l’Homme, aisé à escalader.

De l’un ou de l’autre de ces gîtes, on pourrait, à eau basse, et en sautant de roche en roche, gagner presque à pied sec l’entre-deux des Douvres où était la Durande.

Mais la marée basse ne dure qu’un moment, et tout le reste du temps on serait séparé, soit du gîte, soit de l’épave, par plus de deux cents brasses. Nager dans le flot d’un écueil est difficile ; pour peu qu’il y ait de la mer, c’est impossible.

Il fallait renoncer à la panse et à l’Homme.

Aucune station possible dans les rochers voisins.

Les sommets inférieurs s’effaçaient deux fois par jour sous la marée haute.

Les sommets supérieurs étaient sans cesse atteints par des bonds d’écume. Lavage inhospitalier.

Restait l’épave elle-même.

Pouvait-on s’y loger ?

Gilliatt l’espéra.