Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 1/07

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Émile Testard (Tome IIp. 35-46).
Deuxième partie. Livre I


VII

UNE CHAMBRE POUR LE VOYAGEUR


Une demi-heure après, Gilliatt, de retour sur l’épave, montait et descendait du pont à l’entrepont et de l’entrepont à la cale, approfondissant l’examen sommaire de sa première visite.

Il avait, à l’aide du cabestan, hissé sur le pont de la Durande le ballot qu’il avait fait du chargement de la panse. Le cabestan s’était bien comporté. Les barres ne manquaient pas pour le virer. Gilliatt, dans ce tas de décombres, n’avait qu’à choisir.

Il trouva dans les débris un ciseau à froid, tombé sans doute de la baille du charpentier, et dont il augmenta sa petite caisse d’outils.

En outre, car dans le dénûment tout compte, il avait son couteau dans sa poche.

Gilliatt travailla toute la journée à l’épave, déblayant, consolidant, simplifiant.

Le soir venu, il reconnut ceci :

Toute l’épave était frissonnante au vent. Cette carcasse tremblait à chaque pas que Gilliatt faisait. Il n’y avait de stable et de ferme que la partie de la coque, emboîtée entre les rochers, qui contenait la machine. Là, les baux s’arc-boutaient puissamment au granit.

S’installer dans la Durande était imprudent. C’était une surcharge ; et, loin de peser sur le navire, il importait de l’alléger.

Appuyer sur l’épave était le contraire de ce qu’il fallait faire.

Cette ruine voulait les plus grands ménagements. C’était comme un malade, qui expire. Il y aurait bien assez du vent pour la brutaliser.

C’était déjà fâcheux d’être contraint d’y travailler. La quantité de travail que l’épave aurait nécessairement à porter la fatiguerait certainement, peut-être au delà de ses forces.

En outre, si quelque accident de nuit survenait pendant le sommeil de Gilliatt, être dans l’épave, c’était sombrer avec elle. Nulle aide possible ; tout était perdu. Pour secourir l’épave, il fallait être dehors.

Être hors d’elle et près d’elle ; tel était le problème.

La difficulté se compliquait.

Où trouver un abri dans de telles conditions ?

Gilliatt songea.

Il ne restait plus que les deux Douvres. Elles semblaient peu logeables.

On distinguait d’en bas sur le plateau supérieur de la grande Douvre une espèce d’excroissance.

Les roches debout à cime plate, comme la grande Douvre et l’Homme, sont des pics décapités. Ils abondent dans les montagnes et dans l’océan. Certains rochers, surtout parmi ceux qu’on rencontre au large, ont des entailles comme des arbres attaqués. Ils ont l’air d’avoir reçu un coup de cognée. Ils ont soumis en effet au vaste va-et-vient de l’ouragan, ce bûcheron de la mer.

Il existe d’autres causes de cataclysme, plus profondes encore. De là sur tous ces vieux granits tant de blessures. Quelques-uns de ces colosses ont la tête coupée.

Quelquefois cette tête, sans qu’on puisse s’expliquer comment, ne tombe pas, et demeure, mutilée, sur le sommet tronqué. Cette singularité n’est point très rare. La Roque-au-Diable, à Guernesey, et la Table, dans la vallée d’Annweiler, offrent, dans les plus surprenantes conditions, cette bizarre énigme géologique.

Il était probablement arrivé à la grande Douvre quelque chose de pareil.

Si le renflement qu’on apercevait sur le plateau n’était pas une gibbosité naturelle de la pierre, c’était nécessairement quelque fragment restant du faîte ruiné.

Peut-être y avait-il dans ce morceau de roche une excavation.

Un trou où se fourrer ; Gilliatt n’en demandait pas davantage.

Mais comment atteindre au plateau ? Comment gravir cette paroi verticale, dense et polie comme un caillou, à demi couverte d’une nappe de conferves visqueuses, et ayant l’aspect glissant d’une surface savonnée ?

Il y avait trente pieds au moins du pont de la Durande à l’arête du plateau.

Gilliatt tira de sa caisse d’outils la corde à nœuds, se l’agrafa à la ceinture par le grappin, et se mit à escalader la petite Douvre. À mesure qu’il montait, l’ascension était plus rude. Il avait négligé d’ôter ses souliers, ce qui augmentait le malaise de la montée. Il ne parvint pas sans peine à la pointe. Arrivé à cette pointe, il se dressa debout. Il n’y avait guère de place que pour ses deux pieds. En faire son logis était difficile. Un stylite se fût contenté de cela ; Gilliatt, plus exigeant, voulait mieux.

La petite Douvre se recourbait vers la grande, ce qui faisait que de loin elle semblait la saluer ; et l’intervalle des deux Douvres, qui était d’une vingtaine de pieds en bas, n’était plus que de huit ou dix pieds en haut.

De la pointe où il avait gravi, Gilliatt vit plus distinctement l’ampoule rocheuse qui couvrait en partie la plate-forme de la grande Douvre.

Cette plate-forme s’élevait à trois toises au moins au-dessus de sa tête.

Un précipice l’en séparait.

L’escarpement de la petite Douvre en surplomb se dérobait sous lui.

Gilliatt détacha de sa ceinture la corde à nœuds, prit rapidement du regard les dimensions, et lança le grappin sur la plate-forme.

Le grappin égratigna la roche, puis dérapa. La corde à nœuds, ayant le grappin à son extrémité, retomba sous les pieds de Gilliatt le long de la petite Douvre.

Gilliatt recommença, lançant la corde plus avant, et visant la protubérance granitique où il apercevait des crevasses et des stries.

Le jet fut si adroit et si net que le crampon se fixa.

Gilliatt tira dessus.

La roche cassa, et la corde à nœuds revint battre l’escarpement au-dessous de Gilliatt.

Gilliatt lança le grappin une troisième fois.

Le grappin ne retomba point.

Gilliatt fit effort sur la corde. Elle résista. Le grappin était ancré.

Il était arrêté dans quelque anfractuosité du plateau que Gilliatt ne pouvait voir.

Il s’agissait de confier sa vie à ce support inconnu.

Gilliatt n’hésita point.

Tout pressait. Il fallait aller au plus court.

D’ailleurs redescendre sur le pont de la Durande pour aviser à quelque autre mesure était presque impossible. Le glissement était probable, et la chute à peu près certaine. On monte, on ne redescend pas.

Gilliatt avait, comme tous les bons matelots, des mouvements de précision. Il ne perdait jamais de force. Il ne faisait que des efforts proportionnés. De là les prodiges de vigueur qu’il exécutait avec des muscles ordinaires ; il avait les biceps du premier venu, mais un autre cœur. Il ajoutait à la force, qui est physique, l’énergie, qui est morale.

La chose à faire était redoutable.

Franchir, pendu à ce fil, l’intervalle des deux Douvres ; telle était la question.

On rencontre souvent, dans les actes de dévouement ou de devoir, de ces points d’interrogation qui semblent posés par la mort.

Feras-tu cela ? dit l’ombre.

Gilliatt exécuta une seconde traction d’essai sur le crampon ; le crampon tint bon.

Gilliatt enveloppa sa main gauche de son mouchoir, étreignit la corde à nœuds du poing droit qu’il recouvrit de son poing gauche, puis tendant un pied en avant, et repoussant vivement de l’autre pied la roche afin que la vigueur de l’impulsion empêchât la rotation de la corde, il se précipita du haut de la petite Douvre sur l’escarpement de la grande.

Le choc fut dur.

Malgré la précaution prise par Gilliatt, la corde tourna, et ce fut son épaule qui frappa le rocher.

Il y eut rebondissement.

À leur tour ses poings heurtèrent la roche. Le mouchoir s’était dérangé. Ils furent écorchés ; c’était beaucoup qu’ils ne fussent pas brisés.

Gilliatt demeura un moment étourdi et suspendu.

Il fut assez maître de son étourdissement pour ne point lâcher la corde.

Un certain temps s’écoula en oscillations et en soubresauts avant qu’il pût saisir la corde avec ses pieds ; il y parvint pourtant.

Revenu à lui, et tenant la corde entre ses pieds comme dans ses mains, il regarda en bas.

Il n’était pas inquiet sur la longueur de sa corde, qui lui avait plus d’une fois servi pour de plus grandes hauteurs. La corde, en effet, traînait sur le pont de la Durande.

Gilliatt, sûr de pouvoir redescendre, se mit à grimper.

En quelques instants il atteignit le plateau.

Jamais rien que d’ailé n’avait posé le pied là. Ce plateau était couvert de fientes d’oiseaux. C’était un trapèze irrégulier, cassure de ce colossal prisme granitique nommé la grande Douvre. Ce trapèze était creusé au centre comme une cuvette. Travail des pluies.

Gilliatt, du reste, avait conjecturé juste. On voyait à l’angle méridional du trapèze une superposition de rochers, décombres probables de l’écroulement du sommet. Ces rochers, espèce de tas de pavés démesurés, laissaient à une bête fauve qui eût été fourvoyée sur cette cime de quoi se glisser entre eux. Ils s’équilibraient pêle-mêle ; ils avaient les interstices d’un monceau de gravats. Il n’y avait là ni grotte, ni antre, mais des trous comme dans une éponge. Une de ces tanières pouvait admettre Gilliatt.

Cette tanière avait un fond d’herbe et de mousse.

Gilliatt serait là comme dans une gaine.

L’alcôve, à l’entrée, avait deux pieds de haut. Elle allait se rétrécissant vers le fond. Il y a des cercueils de pierre qui ont cette forme. L’amas de rochers étant adossé au sud-ouest, la tanière était garantie des ondées, mais ouverte au vent du nord.

Gilliatt trouva que c’était bon.

Les deux problèmes étaient résolus ; la panse avait un port et il avait un logis.

L’excellence de ce logis était d’être à portée de l’épave.

Le grappin de la corde à nœuds, tombé entre deux quartiers de roche, s’y était solidement accroché. Gilliatt l’immobilisa en mettant dessus une grosse pierre.

Puis il entra immédiatement en libre pratique avec la Durande.

Il était chez lui désormais.

La grande Douvre était sa maison ; la Durande était son chantier.

Aller et venir, monter et descendre, rien de plus simple.

Il dégringola vivement de la corde à nœuds sur le pont.

La journée était bonne, cela commençait bien, il était content, il s’aperçut qu’il avait faim.

Il déficela son panier de provisions, ouvrit son couteau, coupa une tranche de bœuf fumé, mordit sa miche de pain bis, but un coup au bidon d’eau douce, et soupa admirablement.

Bien faire et bien manger, ce sont là deux joies. L’estomac plein ressemble à une conscience satisfaite.

Son souper fini, il y avait encore un peu de jour. Il en profita pour commencer l’allégement, très urgent, de l’épave.

Il avait passé une partie de la journée à trier les décombres. Il mit de côté, dans le compartiment solide où était la machine, tout ce qui pouvait servir, bois, fer, cordage, toile. Il jeta à la mer l’inutile.

Le chargement de la panse, hissé par le cabestan sur le pont, était, quelque sommaire qu’il fût, un encombrement. Gilliatt avisa l’espèce de niche creusée, à une hauteur que sa main pouvait atteindre, dans la muraille de la petite Douvre. On voit souvent dans les rochers de ces armoires naturelles, point fermées, il est vrai. Il pensa qu’il était possible de confier à cette niche un dépôt. Il mit au fond ses deux caisses, celle des outils et celle des vêtements, ses deux sacs, le seigle et le biscuit, et sur le devant, un peu trop près du bord peut-être, mais il n’avait pas d’autre place, le panier de provisions.

Il avait eu le soin de retirer de la caisse aux vêtements sa peau de mouton, son suroît à capuchon et ses jambières goudronnées.

Pour ôter prise au vent sur la corde à nœuds, il en attacha l’extrémité inférieure à une porque de la Durande.

La Durande ayant beaucoup de rentrée, cette porque avait beaucoup de courbure, et tenait le bout de la corde aussi bien que l’eût fait une main fermée.

Restait le haut de la corde. Assujettir le bas était bien, mais au sommet de l’escarpement, à l’endroit où la corde à nœuds rencontrait l’arête de la plate-forme, il était à craindre qu’elle ne fût peu à peu sciée par l’angle vif du rocher.

Gilliatt fouilla le monceau de décombres en réserve, et y prit quelques loques de toile à voile et, dans un tronçon de vieux câbles, quelques longs brins de fil de caret, dont il bourra ses poches.

Un marin eût deviné qu’il allait capitonner avec ces morceaux de toile et ces bouts de fil le pli de la corde à nœuds sur le coupant du rocher, de façon à le préserver de toute avarie ; opération qui s’appelle fourrure.

Sa provision de chiffons faite, il se passa les jambières aux jambes, endossa le suroît par-dessus sa vareuse, rabattit le capuchon sur sa galérienne, se noua au cou par les deux pattes la peau de mouton, et ainsi vêtu de cette panoplie complète, il empoigna la corde, robustement fixée désormais au flanc de la grande Douvre, et il monta à l’assaut de cette sombre tour de la mer.

Gilliatt, en dépit de ses mains écorchées, arriva lestement au plateau.

Les dernières pâleurs du couchant s’éteignaient. Il faisait nuit sur la mer. Le haut de la Douvre gardait un peu de lueur.

Gilliatt profita de ce reste de clarté pour fourrer la corde à nœuds. Il lui appliqua, au coude qu’elle faisait sur le rocher, un bandage de plusieurs épaisseurs de toile, fortement ficelé à chaque épaisseur. C’était quelque chose comme la garniture que se mettent aux genoux les actrices pour les agonies et les supplications du cinquième acte.

La fourrure terminée, Gilliatt accroupi se redressa.

Depuis quelques instants, pendant qu’il ajustait ces loques sur la corde à nœuds, il percevait confusément en l’air un frémissement singulier.

Cela ressemblait, dans le silence du soir, au bruit que ferait le battement d’ailes d’une immense chauve-souris.

Gilliatt leva les yeux.

Un grand cercle noir tournait au-dessus de sa tête dans le ciel profond et blanc du crépuscule.

On voit, dans les vieux tableaux, de ces cercles sur la tête des saints. Seulement ils sont d’or sur un fond sombre ; celui-ci était ténébreux sur un fond clair. Rien de plus étrange. On eût dit l’auréole de nuit de la grande Douvre.

Ce cercle s’approchait de Gilliatt et ensuite s’éloignait ; se rétrécissant, puis s’élargissant.

C’étaient des mouettes, des goëlands, des frégates, des cormorans, des mauves, une nuée d’oiseaux de mer, étonnés.

Il est probable que la grande Douvre était leur auberge et qu’ils venaient se coucher. Gilliatt y avait pris une chambre. Ce locataire inattendu les inquiétait.

Un homme là, c’est ce qu’ils n’avaient jamais vu.

Ce vol effaré dura quelque temps.

Ils paraissaient attendre que Gilliatt s’en allât.

Gilliatt, vaguement pensif, les suivait du regard.

Ce tourbillon volant finit par prendre son parti, le cercle tout à coup se défit en spirale, et ce nuage de cormorans alla s’abattre, à l’autre bout de l’écueil, sur l’Homme.

Là, ils parurent se consulter et délibérer. Gilliatt, tout en s’allongeant dans son fourreau de granit, et tout en se mettant sous la joue une pierre pour oreiller, entendit longtemps les oiseaux parler l’un après l’autre, chacun à son tour de croassement.

Puis ils se turent, et tout s’endormit, les oiseaux sur leur rocher, Gilliatt sur le sien.