Les Tremblements de terre/I/06

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J.-B. Baillière et Fils (p. 115-127).

CHAPITRE VI


DES MOUVEMENTS MICROSÉISMIQUES


Dans les régions sujettes aux tremblements de terre, la cause qui engendre ces phénomènes se maintient active en dehors des périodes durant lesquelles elle produit des commotions violentes et des bouleversements. À l’aide d’appareils appropriés d’une délicatesse extrême, on peut suivre et étudier son fonctionnement et constater sa permanence. On voit son influence passer par des alternatives d’accroissement et de diminution et des phases de troubles succéder à des périodes de repos relatif.

Les appareils employés, plus sensibles encore que les séismographes, sont connus sous les noms de microséismographes et de tromomètres. La première dénomination s’applique particulièrement à ceux qui sont enregistreurs et la seconde à ceux qui ne le sont pas. Ces instruments ont été surtout expérimentés grâce à l’influence et aux recherches patientes et habiles de Rossi et de ses nombreux collaborateurs.

Le microséismographe de ce savant observateur se compose de cinq pendules d’inégales longueurs, reliés entre eux par de petits fils de soie, au milieu desquels est suspendu un petit poids soutenu au centre d’une cupule formée de mercure. Au moment d’un choc le petit poids entre en contact avec le mercure, un courant électrique se trouve établi et détermine l’inscription d’un point sur un papier enregistreur à mouvement continu. L’instrument est très sensible, mais malheureusement d’un réglage difficile ; il exige l’intervention d’un observateur expérimenté. Lors du tremblement de terre du 23 février 1887, deux de ces instruments établis, l’un à l’Observatoire de San Luca, près de Bologne, l’autre à Rome, à l’Observatoire de M. de Rossi, ont indiqué l’apparition de la secousse principale, bien qu’à Rome le séisme ait passé complètement inaperçu de la population.

Le tromomètre le plus usité est un pendule formé d’un petit poids suspendu à l’aide d’un fil de soie sans torsion et portant un trait vertical gravé sur l’une de ses faces. L’instrument est protégé contre les courants d’air par une cage en verre. En face du trait se trouve un microscope qui peut tourner autour de l’axe d’oscillation du pendule. Il est mis au point de manière à permettre d’observer incessamment le trait et de suivre les plus petites oscillations. Un écart de la position d’équilibre ne dépassant pas un centième de millimètre est ainsi aisément constaté. L’appareil est rarement au repos ; dans certaines localités, particulièrement dans les régions volcaniques, le sol est en perpétuel mouvement. Tantôt les oscillations sont lentes ; d’autrefois, elles sont rapides, saccadées. Près d’un volcan, leur nombre et leur intensité sont en relation évidente avec l’état de celui-ci. Rien de plus intéressant à ce point de vue, que les tableaux fournis par le professeur Silvestri, directeur de l’Observatoire de l’Etna, dans l’important travail publié par lui sur l’éruption de l’Etna du 22 mars 1883. Plusieurs jours avant une éruption les tromomètres de l’Observatoire de Catane commencent à se mouvoir plus vivement ; on dirait qu’une sorte d’inquiétude les agite, puis les vibrations microscopiques s’accentuent ; elles sont très marquées et presque continues pendant tout le temps que l’explosion est imminente. Aussitôt celle-ci produite, elles présentent seulement de temps en temps des exacerbations violentes séparées par des intervalles de repos relatif. Le calme domine pendant toute la période éruptive. Enfin lorsque la lave cesse de couler, quelques maxima d’intensité se produisent encore au moment des derniers dégagements de gaz violemment effectués ; puis tout rentre dans un état de tranquillité plus ou moins durable. Ainsi les oscillations du sol s’affaiblissent ou se réveillent suivant les phases diverses de ralentissement ou de paroxysme des forces volcaniques. Quand celles-ci sommeillent elles reprennent leur marche journalière normale.

Loin des volcans, quand un tremblement de terre a lieu, les tromomètres s’agitent à des centaines de kilomètres de l’épicentre, même quand le phénomène dans sa partie centrale est de médiocre intensité. C’est ainsi par exemple que lors du tremblement de terre du 23 février dernier, ils ont en Italie, à Bologne, à Florence, à Aquila, à Bénévent, accusé nettement la production des secousses ; ils la signalaient aussi en Suisse, à Genève et à Zurich ; en France, à Perpignan et à Douai.

En même temps qu’eux, dans les localités plus rapprochées de l’épicentre, les séismographes moins sensibles que les tromomètres ont eu l’avantage de donner des indications automatiquement enregistrées. À Moncalieri par exemple, Denza a pu recueillir à la fois les renseignements donnés par les deux genres d’instruments, mais à une grande distance de l’épicentre, les tromomètres ont seuls fourni trace du phénomène séismique.

De toutes ces observations, il résulte que les tromomètres sont des instruments dont la sensibilité est supérieure à celle des microséismographes actuels les plus parfaits. Pour compléter leur bon fonctionnement, il suffirait, sans supprimer l’observation microscopique directe qui leur est appliquée, de les rendre enregistreurs au moyen d’un dispositif comme celui dont nous ferons mention ci-après à propos des appareils magnétiques. On imaginerait aisément une combinaison permettant à la fois l’enregistrement photographique et l’observation directe.

L’inconvénient le plus grave des tromomètres, tels qu’ils sont actuellement employés, résulte de la discontinuité des observations. Il arrive ainsi qu’un ébranlement qui se produit inopinément passe inaperçu dans un observatoire s’il ne survient pas au moment où celui qui surveille l’instrument tient l’œil appliqué au microscope.

Un autre inconvénient provient de ce que les tromomètres sont influencés par les mouvements de l’atmosphère, particulièrement lorsqu’ils sont établis dans des localités peu éloignées de la mer. Au moment des ouragans, les constructions et les parties du sol en saillie sont ébranlées par le vent et leurs vibrations se communiquent au terrain sur lequel elles reposent. Il en est de même, à plus forte raison, dans le voisinage des côtes, que souvent la mer vient battre avec fureur. Et même, le choc des vagues contre les rochers du rivage est encore manifesté par les oscillations des pendules du tromomètre, lorsque déjà l’atmosphère est redevenue tranquille. Ajoutons cependant, que quand un tromomètre est agité par une bourrasque atmosphérique, le tracé de la perturbation offre un caractère particulier de persistance et de durée, qui permet à un observateur habile de le distinguer aussitôt de celui que fournissent les commotions séismiques.

En somme, cet instrument, malgré sa sensibilité pour ainsi dire exagérée, mérite au plus haut degré d’appeler l’attention des savants qui s’occupent de physique terrestre. La connaissance de ses imperfections actuelles ne met que mieux en relief les services qu’il est appelé à rendre dans un avenir prochain, après avoir subi les modifications convenables.

L’étude des derniers tremblements de terre a révélé ce fait curieux, et pour beaucoup de personnes, inattendu, que les appareils magnétiques établis dans les divers observatoires pour suivre l’action incessante des courants terrestres sur l’aiguille aimantée, étaient aussi à l’occasion d’excellents séismographes. Ils sont comparables aux tromomètres pour la sensibilité et, dès maintenant, ils ont sur eux l’avantage d’être automatiquement enregistreurs[1]. Dejà, en 1884, lors du tremblement de terre



Fig. 21. — Tracés des perturbations magnétiques constatées à Lisbonne au moment du récent tremblement de terre de Ligurie ; D, courbe de déclinaison ; C.H, courbe de la composante horizontale ; C.V, courbe de la composante verticale.

de l’Andalousie, on avait constaté à Lisbonne, à Wilhelmshafen et à Greenwich, la production d’une perturbation magnétique postérieure de quelques minutes, à la secousse qui a ravagé les provinces de Grenade et de Malaga. En 1887, le tremblement de terre de la côte de Ligurie a mis encore plus clairement le phénomène en évidence. Des perturbations magnétiques ont été constatées dans les observatoires de Perpignan, de Lyon, de Nantes, dans ceux de Saint-Maur et de Montsouris, à Paris, dans ceux de Greenvich, de Wilhelmshafen, de Bruxelles, d’Utrecht, de Lisbonne, de Vienne, de Pola. Ces perturbations n’ont pas eu lieu au même instant ; on ne peut donc les considérer comme produites par un grand courant terrestre qui aurait simultanément agi sur tous les barreaux aimantés des observatoires. De tels effets ne sont probablement pas dus non plus à des courants locaux, déterminés par l’arrivée en chaque point d’une secousse trop faible pour être perçue par des instruments ordinaires ; car il est à remarquer que, parmi les observatoires qui viennent d’être cités, il en est peu dont tous les appareils magnétiques, sans exception, aient présenté une perturbation. Or, un courant eût agi sur toutes les aiguilles aimantées, tandis qu’un mouvement mécanique très faible peut très bien avoir influencé l’un de ces instruments sans agir sur l’autre, suivant leur mode de suspension et le caractère du mouvement communiqué. De plus, nous ferons observer que les appareils magnétiques actuellement en usage, ne sont en somme que des tromomètres enregistreurs et que l’un d’eux, par exemple, peut très bien avoir fonctionné à Bruxelles alors qu’un tromomètre normal, qui en diffère fort peu, a signalé l’arrivée de la secousse à Douai.

Enfin contre l’hypothèse d’un développement de courants locaux, nous pouvons ajouter que les appareils télégraphiques de Nice, de Menton, de Gênes, disposés au moment du tremblement de terre de telle sorte qu’un courant de très faible intensité en eût fait fonctionner les sonneries, sont demeurés muets malgré la multiplicité des fils qui y aboutissaient.

Il est donc à peu près certain que la perturbation constatée le 23 février dernier dans le tracé des courbes magnétiques est le résultat direct de transmission des tremblements de terre à grande distance.

L’opinion que nous soutenons ici est loin d’être partagée par tous les physiciens. En France, M. Mascart, au Japon, MM. Milne et Gray sont d’avis que les perturbations magnétiques en question sont dues au développement de courants électriques produits par la commotion du sol.

Milne et Gray, qui depuis dix ans observent attentivement les effets des tremblements de terre japonais, ont constaté que chacun de ces séismes, même les plus faibles, amenait toujours une déviation brusque de l’aiguille aimantée. De plus, dans les expériences qu’ils ont faites sur les mouvements du sol causés par des explosions de dynamite, ils ont constaté la production constante de phénomènes du même genre. Le galvanomètre employé était placé à une distance telle du lieu de l’explosion qu’en ce point les séismographes à pendule et à charnière n’indiquaient aucune trace de mouvement. Un fossé profond creusé autour du lieu d’observation empêchait d’ailleurs la transmission directe de la commotion. Bref, les expérimentateurs se considérant comme à l’abri de tout transfert du mouvement communiqué par l’explosion, n’ont pas hésité à rejeter l’hypothèse d’une action purement mécanique exercée sur l’aiguille du galvanomètre. Enfin, Gray a montré à l’appui de cette opinion, qu’en imprimant un léger contournement à une plaque de schiste ou de calcaire, on amenait la production d’un courant dans un circuit terminé par deux lames appuyées sur les deux faces de la roche.

La question peut donc être considérée comme restant en suspens[2].

Il sera facile de la trancher en établissant côte à côte un appareil magnétique et un tromomètre, tous les deux enregistreurs, dans une localité appartenant à une région fréquemment ébranlée par les tremblements de terre. Les deux instruments peuvent être établis avec des fils de même longueur et des barreaux sensiblement de même poids et de mêmes dimensions, de manière à ce que la différence qui existe entre eux réside exclusivement dans la nature du métal employé.

Du reste, lors même que la perturbation d’un appareil magnétique serait due à la production d’un courant local développé par l’arrivée de la secousse, il est évident qu’elle indiquerait néanmoins le moment précis où le mouvement est parvenu dans chaque localité. Par conséquent, quelle que soit l’opinion que l’on adopte, on est en droit de se servir de l’heure de la perturbation pour fixer le tracé des courbes homoséistes et pour calculer la vitesse de propagation de l’ébranlement dans les différentes directions.

Ainsi, on peut dire actuellement que les appareils magnétiques installés dans un tout autre but que l’étude des tremblements de terre, se sont montrés dans la pratique comme étant les plus parfaits de tous les microséismographes.

Ce résultat, étrange en apparence, tient à l’excellence de leur mode d’enregistrement fondé sur l’emploi d’un procédé bien connu et journellement employé par les physiciens dans les expériences de diverse nature. L’inscription s’y fait sans aucun contact de la pièce pendulaire avec le papier destiné à recevoir le tracé indicateur du mouvement ou avec un conducteur électrique quelconque servant d’intermédiaire pour l’enregistrement. Le barreau aimanté mobile, qui constitue la pièce capitale de l’instrument, porte à l’une de ses extrémités un petit miroir, sur lequel vient se réfléchir un rayon lumineux dont l’incidence se fait dans une direction constante. Le rayon réfléchi fait son image sur un papier photographique qui se déroule régulièrement au moyen d’un mouvement d’horlogerie. Quand le miroir est immobile, l’image tombant dans une direction fixe, décrit une ligne droite sur le papier sensible. Si le miroir remue, agité par les oscillations du barreau, au lieu d’être droite, la trace effectuée sur le papier est sinueuse. Quand un déplacement brusque de l’image sur le papier est seulement de quelques millimètres, l’impression photographique est déjà assez fortement étalée pour que la ligne tracée semble discontinue. C’est ce qui fait que l’on distingue facilement sur le tracé des courbes magnétiques, ce qui appartient en propre à l’influence toujours continue des courants terrestres et l’interruption apparente qui a pour cause un phénomène séismique.

L’instant de chaque accident d’une courbe magnétique est indiqué par des interruptions que l’on produit à des intervalles de temps déterminés, d’heure en heure par exemple, soit en impressionnant l’aiguille aimantée à l’aide d’un faible courant momentané, soit en interceptant pendant quelques minutes, à l’aide d’un écran, le passage du rayon réfléchi. Actuellement, le seul défaut des appareils magnétiques au point de vue de l’enregistrement des secousses de tremblement de terre dans une localité éloignée de l’épicentre est la lenteur trop grande avec laquelle se déroule le papier photographique. Dans les observatoires étrangers, le papier se déroule de 15 millimètres à l’heure, et dans les observatoires français de 10 millimètres seulement. Il en résulte que la détermination de l’heure d’une perturbation ne se fait que de deux à trois minutes près, ce qui est insuffisant ; mais il serait facile de remédier à cet inconvénient et de donner au mouvement du papier photographique la rapidité de déroulement convenable pour obtenir une inscription du phénomène beaucoup plus exacte.

On peut encore, à l’aide de microphones de construction spéciale, appliqués sur le sol, entendre des bruits souterrains de caractère variable que plusieurs savants italiens n’ont pas hésité à rattacher à la cause des phénomènes séismiques. Ces bruits s’interrompent quelquefois pendant des journées et des semaines entières dans une localité donnée. Ils ressemblent tantôt à de sourds grondements, tantôt à un murmure continu et lointain, plus souvent, à un souffle strident comme celui qui produit un échappement de vapeur. Parfois la ressemblance avec cette dernière catégorie est telle que l’on ne peut s’empêcher s’établir une assimilation entre les causes auxquelles les unes et les autres doivent leur origine. Cependant, d’autre part, les instruments qui servent à ce genre d’observations et auxquelles M. de Rossi donne le nom d’auscultateurs endogènes, fournissent au dire des savants qui les préconisent, de même que les miscroséismographes et les tromomètres, certains résultats qui seraient bien difficiles à expliquer si on les considérait comme les témoins exclusifs et fidèles de phénomènes séismiques. En effet, les bruits qu’ils révèlent semblent, d’après les observations, non seulement en rapport avec l’état des parties profondes du sol, mais encore sous la dépendance de causes d’origine atmosphérique. Alors, quelle confiance accorder à des appareils fournissant des données aussi complexes, quelle part attribuer à chacun des agents dont ils traduisent l’influence ? En réfléchissant à ces incertitudes on se prend alors à mettre en doute tout ce qui les regarde, et à suspecter l’interprétation des phénomènes, et même leur réalité. Par conséquent, ici encore, le naturaliste consciencieux doit éviter de se prononcer maintenant d’une façon définitive, mais, pourtant la question soulevée est digne d’intérêt ; ce serait une faute grave de la dédaigner. Elle peut et doit recevoir de l’observation une solution positive.

  1. Des perturbations magnétiques accompagnant des tremblements de terre avaient été indiquées bien antérieurement, mais toujours avec quelques doutes : en 1755, par Sarti (tremblement de Lisbonne) ; en 1799, par Humboldt (tremblement de Cumana) ; en 1822, par Arago (tremblement d’Auvergne) ; en 1846, par Pilla (tremblement de Toscane) ; en 1851, par Palmieri et Scacchi (tremblement de Melfi).
  2. D’après les renseignements que j’ai recueillis, il semble que dans les tromomètres la barre mobile oscille autour d’un axe vertical sensiblement fixe, absolument comme le barreau aimanté d’un appareil de déclinaison.