Les Trois Nuits de Don Juan/10
X
Installé dans son bureau, à sa table de travail, Lorderie méditait devant une feuille de papier réglé et un paquet de cigarettes égyptiennes. Il se disposait à allumer l’un des cylindres bagués d’or, lorsque la sonnerie du téléphone troubla sa quiétude.
Examinant l’appareil d’un regard rancunier, Jacques grommela : « Si c’est un auteur, je lui dis le mot le plus savoureux de notre langue pour lui apprendre le français. »
De longue date, Jacques était la victime d’une vieille mystification : un jour de gaieté, Fargeau avait déclaré en présence de plusieurs personnes : « Lorderie n’aime pas les visites, mais il est très flatté, si on sollicite ses articles par l’organe discret du téléphone. » À partir de ce moment-là, des gens naïfs, induits en erreur, avaient persécuté Lorderie sans s’en douter le moins du monde.
Il ne se passait guère de semaine où Jacques ne fût appelé à l’appareil pour entendre un interlocuteur inconnu lui susurrer : « Allô !… Je suis monsieur Paul Durand… qui vient de publier Les Ardeurs de Lesbie, roman antique… Puis-je espérer la faveur d’une critique aimable, dans l’Écho ? »
Sur quoi, Lorderie, agacé, raccrochait le récepteur en invoquant le nom du Seigneur.
Aujourd’hui, c’était une voix féminine qui demandait :
— Allô ! Je parle bien à monsieur Lorderie… à lui-même ?
— Oui ! hurla Jacques. À qui ai-je l’honneur ?…
— C’est moi… Jacques… Moi : Francine Clarel.
— Toi !
Instinctivement, Lorderie reprenait le tutoiement habituel ; instinctivement aussi, il jetait un coup d’œil vers la porte de son cabinet pour vérifier si elle était bien fermée (le boudoir de Denise se trouvant à côté.) Il poursuivit, d’une voix assourdie :
— Qu’est-ce que tu veux ?… Est-ce au sujet de ton prochain roman, qu’on annonce pour mars ?
— Non. Je désire avoir une conversation avec toi : j’ai quelque chose à te dire… Consens-tu à venir chez moi demain soir, vers dix heures ?
— Certainement. Ce n’est pas moi qui ai cessé de te voir : c’est toi qui m’avais assez vu. Je serais un malotru si je refusais ta proposition : tu possèdes le privilège des capricieuses.
— Seras-tu libre, demain soir ?… Ta femme sortira peut-être ?
— Non. Elle ne sortira pas. Mais ça ne fait rien : j’invoquerai un prétexte… Alors, c’est entendu ?
— C’est entendu.
Lorderie se redressa, tout guilleret : ah ! ah ! elle se lassait de sa solitude, la fière Clarel… Son aventure avec Fargeau n’ayant point abouti, elle éprouvait la nostalgie de l’ancienne liaison : cette invite, de sa part — après une rupture inexplicable — était révélatrice… L’orgueilleuse daignait faire les premiers pas. Jacques se sentait l’esprit joyeux ; ses relations avec Annie Dumesnil avaient été éphémères et manquaient de variété. Un renouveau de désir l’attirait vers Francine. Une autre raison, également : la chanteuse s’était montrée cupide et dispendieuse, elle l’avait endetté. Clarel était une maîtresse plus noble qui n’agitait jamais la question d’argent : elle trafiquait de son cerveau mais ne vendait point son corps. Elle n’avait accepté de lui que de menus bijoux ou des objets d’art. Elle ne réclamait même pas la collaboration qu’il lui obtenait très facilement à l’Écho, et ne l’incitait guère à pousser ses livres… À l’époque où elle avait connu Lorderie, Francine se débrouillait déjà toute seule, sans protection masculine : ambitieuse mais désintéressée, elle se sentait assez forte pour ménager son indépendance et ne mélangeait point l’amour avec les affaires.
Deux mois d’absence embellissaient Francine Clarel — aux yeux de Lorderie — de toutes les qualités qu’il lui découvrait soudain : les défauts avaient disparu dans l’ombre du passé.
La femme que l’homme aime le plus est celle qu’il n’a jamais eue ; la femme qu’il aime le moins est celle qui vient de se donner à lui ; et la femme qu’il recommence à aimer est celle qu’il a cessé de posséder.
Lorderie conclut : « Après tout, si c’est une rosse, elle est rudement attrayante et on ne s’ennuie pas en sa compagnie quand elle est bien disposée ! »
Il eut le cœur en fête à la pensée de la nuit qu’il passerait le lendemain.
Après avoir téléphoné à Jacques, Francine prit un roman nouveau et s’allongea sur le divan de son salon. Elle feuilletait le volume sans avoir le courage de couper les pages et considérait soigneusement les cartons de publicité qui, de temps en temps, s’échappaient des feuillets : c’était sa façon de lire quand elle attendait quelqu’un. À ses yeux, la lecture était un travail et non une distraction : elle s’y appliquait, et ne commençait jamais un livre, si elle se savait forcée de s’interrompre bientôt.
Comme Clarel regardait le prospectus d’une compagnie maritime représentant une vue de Corse, la bonne ouvrit la porte et introduisit Maxime Fargeau.
La jeune femme dit, en lui tendant la main :
— Asseyez-vous près du feu… Ce mois de février est glacial… Vous voyez : je fais brûler du bois, malgré le chauffage central… J’aime la danse des flammes au-dessus des bûches. J’ai conservé des petits coins d’âme très rococo.
Maxime approcha un pouf de la cheminée, tout près de Clarel. La jeune femme continua :
— J’étais en train de penser à vous. Je procédais à une récapitulation des événements… Voyons… vous allez m’aider. Il y a maintenant une dizaine de jours que vous tournez autour de la blonde Denise ; vous la rencontrez presque quotidiennement… et j’ai un mal à vous arracher trois paroles au sujet de ces entrevues !…
» Pourtant, vous devez être avancé… À en croire Octave Feuillet, la chute d’une honnête femme serait plus rapide que les courants du Meïkong… Donc, la place n’est point inexpugnable… Où en êtes-vous, décidément ?
Maxime répondit :
— Vous avez eu tort de me lancer dans une aventure encore plus folle que ma folie. Quand je vous vois là, à deux pas de moi — et cependant si loin… Je ne sais qu’une chose : c’est que je vous veux et ferais tout pour cela. Vous m’ordonnez : « Allez chez elle »… J’y vais, inconscient. Et puis, là-bas, la réalité me reprend : je me sens incapable de remplir mon rôle.
Maxime regardait ardemment Francine : tout un côté du visage de la jeune femme était dans l’ombre ; l’autre, éclairé par le feu de la cheminée, s’allumait de reflets d’or. La joue de Francine était de chair lumineuse et des lueurs d’étincelles scintillaient au fond de sa prunelle.
Surprenant un geste irrité de Clarel, le jeune homme ajouta vivement :
— Je dois reconnaître que j’obtiens, en quelque sorte, un demi-succès que ne mérite guère ma politique.
Francine se redressa, féline :
— Ah !… madame Lorderie s’humanise… Parlez donc, Fargeau !… Elle se laisse vaincre ?
— Pas positivement. C’est assez subtil… Dès ma seconde visite, l’esprit de Denise Lorderie fut en éveil. J’étais devant elle et je pensais à vous ; mes regards s’avivaient au souvenir de vos attitudes, mes mains tremblaient de désir… Alors, elle attribua très naturellement à ses charmes les signes de trouble que je ne pouvais réprimer. J’eus l’intuition de ce qu’elle éprouvait, en voyant son embarras et sa rougeur… Ensuite, son erreur s’affirma lorsque je me fus présenté rue de Médicis à plusieurs reprises, choisissant les heures où Lorderie se trouve au journal. Elle remarqua l’incorrection de mes visites prolongées malgré l’absence de son mari, et en tira la conviction que j’étais amoureux d’elle… Dieu sait que je n’y fus pour rien ! La plupart du temps, je restais muet, contraint, assis gauchement vis-à-vis d’elle ; et si je me décidais à parler, mes phrases étaient d’une banalité stupide. Mais, ma maladresse même persuade Denise de mon amour supposé : la réputation que l’on m’a faite la dispose à juger ce manque d’aisance comme l’hommage d’un libertin envers une vertueuse aimée. Un fait très significatif : elle avait tenu Jacques au courant de mes deux premières visites… Je me suis aperçu, depuis, qu’elle lui taisait les suivantes.
— Bravo, murmura doucement Francine.
— Oh ! Ne chantez point victoire. Je crois avoir compris absolument ce caractère de femme ; c’est la petite bourgeoise dont l’adolescence fut nourrie de lectures morales et romanesques ; elle s’est mariée à vingt ans avec un jeune homme de vingt-quatre qui l’épousait pour faire sa vie, parce qu’elle est la cousine du directeur de l’Écho et qu’elle lui procurait des relations, une situation. C’était le classique petit ménage ; elle, trop jeune pour avoir des sens, lui, trop calme pour l’enflammer de passion. Le bonheur conjugal de Denise, c’était l’intérieur qu’elle dirigeait à sa guise ; c’étaient les sorties du soir, les réceptions, les diamants, les propos lestes et les spectacles défendus jadis. Le mari ?… mon Dieu, elle l’appréciait pour son humeur égale et sa galanterie de jeune époux. Ensuite, vint l’enfant — l’occupation suprême : bébé que l’on soigne, fillette que l’on pare de fanfreluches. L’existence semble comblée. Et puis, un beau jour, avec la trentaine, arrivent les premières inquiétudes d’un tempérament qui s’ignore… Le mari — infidèle — vous néglige depuis quelque temps et vous abandonne à une chasteté dangereuse… On repense à des confidences d’amies voluptueuses, on relit des romans oubliés… et l’on finit par se dire, toute désillusionnée : « Je n’ai pas connu l’amour, moi… Jacques : ce n’était pas ça ! »
Maxime poursuivit :
— Eh bien ! c’est à ce moment que j’entre dans sa vie… Sentez-vous quelle importance je prends à ses yeux ?… Denise me connaît fort peu, je l’ai toujours rencontrée au milieu de vingt personnes. Mais, il y a dix ans que Lorderie lui parle de moi ainsi que d’un Lovelace. Mes aventures intéressent au plus haut point cette aimable linotte ; elle sait le nom de toutes mes maîtresses et m’en suppose d’imaginaires… Le récit de mes passades l’amuse autant que la dernière pièce des Variétés. Et voici que cet homme dissipé, ce Maxime Fargeau — qui lui apparaît comme un héros de Marcel Prévost — tombe soudain amoureux d’elle (du moins, elle se le figure). Du coup, flattée dans son orgueil de femme, Denise s’émerveille d’avoir un mystère à cacher à Jacques. Elle songe, en me regardant avec une certaine gratitude : « Moi aussi, je pourrais prendre un amant, si je voulais ! » Et quel amant : un homme qui a possédé un nombre incalculable de femmes. Mais cette pensée suffit à la satisfaire pleinement ; ses rancœurs d’épouse s’atténuent. Et Denise Lorderie reste une brave petite créature attachée à son mari, à sa gamine, à son foyer ; et l’adultère qu’elle croit embusqué à sa porte ne lui inspire que cette réflexion : « Somme toute, je suis une honnête femme comme on en voit peu ! » Elle est trop glorieuse de sa probité pour faillir. Je l’effraie plus que je ne la tente ; elle aime surtout l’auréole dont la nimbe ma passion présumée, — et me plaint intérieurement, à la pensée que je souffrirai peut-être…
Clarel déclara d’une voix nette :
— Je ne suis point de votre avis. J’estime, au contraire, qu’elle est au point voulu.
— Pour un séducteur réellement épris. Mais, moi… Comment parviendrais-je à lui faire commettre une faute qui me répugne autant qu’elle l’épouvante ? Je n’ai pas envie de Denise, l’action de tromper son mari me paraît abjecte… Où puiserais-je des arguments persuasifs ?
— M’oubliez-vous ?
Francine lui tendait ses lèvres. Elle chuchota dans un baiser :
— Ah ! que les hommes nous ressemblent peu… La femme est capable de tout, quand elle aime : elle a toujours son amant devant ses yeux ; son cœur, ses nerfs, son imagination imposent leur volonté à ses sens et à son esprit. Elle va droit au but, sans se soucier de ses actes… et dompte ses dégoûts pour servir celui qui la domine. Mon Dieu !… vous m’amusez avec votre honneur… Qu’est-ce que l’honneur, en matière d’amour ? Pour certains peuples, c’est d’offrir sa femme à l’hôte d’un soir ; pour d’autres, c’est de jeter ses filles au Yoshivara afin qu’elles gagnent leur dot en maison publique ; les uns séquestrent leurs épouses, les autres trafiquent des vierges comme d’un bétail… le Français ne vend point sa femme et ne s’arroge point de droit sur celle d’un ami ; mais il supporte fort bien que sa fiancée l’achète. Vous réprouvez les mœurs des étrangers qui — réciproquement — méprisent les vôtres… bah !… l’honneur de la chair, c’est une question de latitudes. Tandis que le désir, le besoin de jouir triomphe universellement : un couple enlacé est le même sous tous les ciels. Nous avons plusieurs honneurs, mais nous ne concevons qu’une façon d’aimer. Fargeau… laissez-vous conduire… et ne sacrifiez pas votre plaisir pour le culte d’une idole indécise.
Elle se blottissait contre lui, l’imprégnant de sa chaleur, moulant ses formes au torse du jeune homme. Elle roucoula dans un murmure :
— Vous irez demain chez Denise.
— Demain ?
— Vers dix heures du soir, elle sera seule… je le sais… Lorderie passe la nuit dehors.
— Francine !
— Vous irez… Je veux que cela soit exécuté demain. Lorderie ne rentrera pas avant deux ou trois heures du matin. Elle sera émue, troublée, vaincue d’avance… et si seule ! Les bonnes seront déjà remontées au sixième et l’enfant couchée. Fargeau… vous penserez à la nuit que je vous ai promise. Et puis… Denise est jolie femme, après tout !
Fargeau se demandait par quel sortilège il pouvait écouter ces propos sans bondir. Son esprit, lucide, s’indignait et se riait d’une trame aussi folle qu’odieuse, mais sa chair conquise l’aveulissait de bien-être sensuel. Il avait à portée de sa bouche les lèvres les plus tentantes et le visage le plus enjôleur ; il humait la chevelure de la jeune femme, entêtante comme une grande gerbe odorante. Sans rien dire, il serra plus étroitement le corps abandonné et goûta les lèvres rouges… Francine insista :
— Vous irez demain… Maxime… À l’idée de ma revanche si proche, je sens que je vous aime… presque.
Fargeau la mordait d’un baiser farouche, il la haïssait de tant la désirer en dépit de tout.
Clarel eut un sourire rusé :
— Oh ! Embrassez-moi, Maxime… Vous avez la permission de m’embrasser… Je ne suis pas de celles qui rassasient moi : on a toujours faim en quittant ma table…
Elle se dégagea très lentement et se pelotonna sur le divan, la figure tournée vers le feu. Fargeau considéra le brun profil pensif dont les traits étaient dessinés par une ligne de pourpre : le reflet des bûches ardentes. La jeune femme restait immobile et rêveuse.
Serait-elle donc froide ? se demandait Maxime déçu. Insensible et calme, elle subissait ses caresses ainsi qu’une corvée ennuyeuse et nécessaire. Elle lui rappelait une chatte qu’il avait beaucoup aimée : la bête favorite accueillait les agaceries de son maître avec la même passivité dédaigneuse, la même grâce indolente.
Pourtant… Avec ses yeux d’orage, toujours cernés, ses lèvres charnues et ses mouvements trop souples, Francine ne pouvait pas mentir à son physique voluptueux.
Alors ? Lui déplaisait-il à ce point, qu’elle n’avait eu aucun frisson sous ses baisers ? Ou bien continuait-elle son exaspérante comédie d’indifférence ? « Non, pensa Fargeau, elle est sincère : seulement, lorsque cette femme-là désire quelque chose — que ce soit une couverture de livre ou une ignominie — elle ne voit que sa convoitise du moment, et le seul moyen d’en détourner son attention est de commencer par la satisfaire…
» Allons ! conclut Maxime, découragé : mon destin était marqué d’avance… À quoi me sert de lutter pour retrouver le bon chemin, si je dois patauger dans mon ornière ! »