Les Trois Nuits de Don Juan/9

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Calmann-Lévy (p. 151-167).



IX


À la suite de sa visite à madame Lorderie, Maxime Fargeau était retourné chez Francine. Il lui avait confessé sa démarche, son hésitation et son impuissance. Il s’était efforcé de lui démontrer l’inanité d’une vengeance invraisemblable, digne d’une héroïne de mélo. Il avait trouvé de ces phrases justes, nobles, précises, éloquentes ; — de ces phrases vibrantes qui n’émeuvent jamais la femme, parce qu’elles sont trop simples et trop franches.

Ce don Juan oubliait à parler le langage des séducteurs, depuis qu’il apprenait à aimer.

Clarel l’avait considéré avec un léger dédain.

Elle avait déclaré, paisible et entêtée :

— Vous ne tenez guère à moi… Mon cœur, mon corps, mes caresses — si vous saviez, Maxime, comme je suis capable d’aimer ! — vous auriez tout cela contre un chiffon de papier… et vous refusez !

— Un chiffon de papier ? répétait Fargeau, interdit.

— Oui… une toute petite feuille de papier, glissée dans le creux de votre main, un billet roulé en boulette. La lettre d’action de grâces qu’elle vous écrirait certainement (je connais la reconnaissance épistolaire des amantes) au lendemain de la nuit que vous lui auriez donnée…

— Francine !…

— Quatre pages parfumées, signées : Denise… qu’est-ce que cela, en échange de mon amour ? et vous refusez !

— Vous divaguez.

— Si je vous punissais… Si je vous condamnais ma porte jusqu’à nouvel ordre, Fargeau ?

— Ne prenez point cette peine. Votre attitude me lasse à la fin… Je ne reviendrai plus.

— À demain ! lui disait Francine, gouailleuse.

Ce « demain » qu’elle criait en bravade, Maxime l’avait passé à errer dans le Parc Monceau, frémissant, lorsque ses pas le rapprochaient de la rue de Courcelles. Vingt fois, il avait été sur le point de monter. Néanmoins, il avait résisté à la tentation, il était parti. Et pendant une semaine, Francine put se croire oubliée.

Alors, un matin, Fargeau reçut une lettre de l’éditeur Mallet qui le priait de passer à sa librairie en lui fixant un rendez-vous pour l’après-midi. Maxime se rappela que, trois mois auparavant, Mallet avait accepté de publier la reproduction de son roman : Fillette ; depuis, il n’en avait eu aucune nouvelle. Mais, comme la vie littéraire est un entraînement progressif la patience, Maxime ne s’était guère inquiété du sort futur d’un bouquin de jeunesse, résigné à une attente prévue. D’ailleurs, son aventure avec Clarel absorbait complètement son esprit.

Maxime se rendit à la maison d’édition. En entrant, il pensa à Francine, malgré lui : Mallet était l’éditeur de la jeune femme, et la première chose qu’aperçut Fargeau, fut le dernier roman de Clarel, — exposé sous une vitrine. Un employé, reconnaissant Maxime, lui cria :

— Vous pouvez monter : monsieur Mallet est dans son bureau.

Dès que Fargeau approcha du cabinet directorial, des murmures, des éclats de voix l’avertirent que l’éditeur n’était point seul. Il entrevit des ombres qui s’agitaient à travers la porte vitrée. Mais Mallet était un homme simple qui recevait tous ses auteurs, pêle-mêle, perpétuant les vieilles traditions de la librairie ; et Maxime frappa sans façon.

— Entrez !

Fargeau tombait au milieu d’une scène.

Debout, en face de Mallet qui la contemplait d’un air pacifique en tripotant sa barbe blonde, Francine Clarel, rouge de fureur, triturait entre ses mains un objet indéfinissable, et s’exclamait :

— Elle est atroce, votre couverture !… Je ne veux pas de cette couverture-là sur mon livre !

Mallet ripostait flegmatiquement :

— Elle est très bien, ma couverture… Du reste, il n’est plus temps de la modifier.

— Allons donc ! Nous avons encore trois semaines… Et trois semaines, avec vous, ça peut compter pour un bon mois… J’ai l’horreur des couvertures jaunes : c’est l’étiquette des auteurs graves. Pourquoi ne m’avez-vous pas fait une couverture blanche, ornée de filets rouges, semblable à celle de Sinclair ?

— Pour changer.

— Mon titre ne se détache pas sur ce fond safran.

— Vous trouvez que le titre ne se voit pas assez ?… Ben, qu’est-ce qu’il vous faut !

À ce moment, Francine affectait de remarquer seulement la présence de Fargeau. Se précipitant vers le jeune homme — sans même lui laisser le temps de saluer Mallet — Clarel lui disait d’un ton impérieux, agressif :

— N’est-ce pas qu’elle sera affreuse, la couverture de mon livre ?

Maxime était ahuri : il croyait Francine ironique et froide, incapable d’emportement. Il ne l’avait jamais connue ainsi : irascible, impétueuse, tapant du pied comme un enfant.

Il en reçut un choc brutal : elle était toujours restée imperturbable devant lui, alors qu’elle le voyait souffrir par elle ; elle avait assisté tranquillement aux luttes et aux douleurs que déchaîne la vraie passion : regardant ce cœur d’homme battre et palpiter, avec l’impassibilité du praticien qui décortique un viscère du bout de son scalpel. Mais aujourd’hui — tandis qu’il la supposait uniquement préoccupée de leur pacte — il la découvrait encore plus indifférente ; il la surprenait sous un nouvel aspect : animée, exubérante, discutant avec une ardeur intense, à propos d’un futile détail de métier : évidemment, le choix d’une couverture de roman paraissait autrement important à Clarel que la trahison de Lorderie ou l’amour de Maxime Fargeau.

Maxime pensa : « Si c’était moi qui fusse Mallet, je la lui changerais tout de suite la couleur de sa couverture ! »

Pendant une minute, il envia âprement celui qui possédait le moyen de la contenter sans commettre d’infamie.

Il regarda Mallet, et songea : « Certes, son éditeur tient plus de place dans sa vie qu’un amant… Leurs relations sont plutôt orageuses. Elle passe son temps à se brouiller et à se réconcilier avec lui ; tour à tour, elle le déteste ou le porte aux nues, le traite de tyran ou de Mécène… Mais c’est le seul homme qui puisse se vanter de lui inspirer quelque intérêt, parce qu’il est le collaborateur indispensable de son ambition. »

Une ambitieuse volontaire et pratique : voilà ce qu’elle était. On ne parvenait à s’en faire aimer qu’à la condition de satisfaire son arrivisme… « Ou ses désirs vindicatifs » ajoutait la tentation. Et derechef, Maxime hésitait, repris par ses incertitudes.

À cet instant, Mallet interpella Fargeau ; et dit, en considérant amicalement Francine :

— Hein ?… Ce qu’elle est assommante, mademoiselle Clarel !

Il poursuivit, s’adressant à la jeune femme :

— Descendez donc à la caisse : je crois qu’on a un compte à vous régler… Ça va vous calmer.

Et Maxime vit Francine leur serrer la main, à chacun, avec la même désinvolture ; puis, quitter la pièce — aussi insouciante que si elle n’avait point connu Fargeau, sinon comme un confrère quelconque, rencontré par hasard dans une librairie.

Comment aurait-il soupçonné que Francine Clarel, très liée avec Mallet — lui avait reproché l’avant-veille : « Eh bien ! il me semble que vous l’oubliez, ce pauvre Fargeau !» ; et qu’ayant regardé l’éditeur écrire sa lettre, elle s’était arrangée de manière à se trouver chez Mallet à l’heure du rendez-vous ; — afin d’offrir à Fargeau le spectacle de son insensibilité distraite, et de le ressaisir grâce à cette comédie d’indifférence qui attise toujours la flamme amoureuse ?



Fargeau revenait à Clarel, de jour en jour moins révolté.

Une fois, elle inventa d’être malade et le reçut couchée.

Le décor de la chambre voluptueuse qui dégageait un chaud parfum de cassolette ; l’apparition de Francine étendue dans un grand lit bas — peu approprié aux nuits solitaires — avaient imprégné Maxime d’une veulerie sensuelle et soumise qui ressemblait à la douceur rampante et servile des fauves, auxquels le dompteur va distribuer la pâture sans cesser de les menacer de sa cravache.

La jeune femme avait le teint assez pâle pour feindre une indisposition ; mais ses yeux, qu’elle avait bistrés d’une ocre artificielle, étaient ceux d’une maîtresse épuisée bien plus que d’une malade affaiblie. Et Fargeau fut impressionné à la vue des cheveux éparpillés en nappe brune sur l’oreiller ; il est rare qu’une belle chevelure se fasse valoir autrement que décoiffée : Francine avait profité d’une occasion inusitée. Elle savait également qu’une femme vraiment jeune n’est jamais plus jeune qu’au lit : ce négligé galant lui rendait ses dix-huit ans.

Et, ce jour-là, Fargeau l’avait fixée avec un regard si bizarre qu’elle avait murmuré :

— Allons !… vous vous décidez ?

Il n’avait rien répondu : c’était répondre. Elle avait continué, victorieuse :

— Ne vous exagérez donc pas la gravité de votre entreprise… Ma vengeance restera secrète… vous ne nuirez point à Lorderie, puisqu’il ignorera votre conduite. L’homme trompé souffre surtout de savoir… et il y a tant de maris heureux !… Ce tout petit geste pour lequel on osa de grandes choses, cet acte qui devrait être insignifiant comme tous les actes naturels, mais dont nos mœurs ont fait le crime, l’idéal, la folie, le bonheur ; bref, ce pivot du monde : le Baiser — ne laisse pas plus de traces derrière lui que le vol d’une mouette au ras de l’eau… Songez-y !… Que diable ! Il ne s’agit point de conquérir une vierge… Denise Lorderie sera la même après la faute : loin de pâtir, Jacques y gagnera ; car sa femme deviendra meilleure de n’être plus irréprochable ; son caractère s’adoucira d’humilité… Rien ne sera divulgué : donc, rien n’aura d’importance… C’est le bruit du tonnerre qui nous fait regarder la foudre. Et je vous jure, Fargeau, que cette preuve d’adultère, cette lettre d’amour que je vous réclame : je la brûlerai devant vous… dès que vous me l’aurez apportée. Ces représailles clandestines suffiront à me soulager et je savourerai ma joie en silence.

Elle accompagnait ses paroles de mouvements qui paraissaient involontaires : c’était une de ses jambes qui se soulevait, creusant le drap autour d’elle mais le plaquant sur le ventre et sur la hanche ; c’était son bras duveté qui se relevait pour soutenir la nuque, découvrant l’aisselle moite. Maxime s’affolait au voisinage de cette demi-nudité ; une odeur fade et troublante s’exhalait de ce corps de femme. Il n’avait même pas tenté de la toucher : à quoi bon ! il était sûr qu’elle eût résisté à l’aide de quelque ruse infaillible. Et il s’était enfui l’âme en désordre…

Il avait couru, d’une traite, chez Lorderie, sans s’accorder un minute de réflexion ; le feu que Francine avait mis dans ses veines l’animait d’une sorte d’énergie mauvaise.

Il avait trouvé Denise, seule, cette fois. La jeune femme, un peu étonnée par cette visite imprévue, avait attendu qu’il parlât, croyant qu’il avait une communication urgente à lui faire. Mais Fargeau la contemplait en silence ; et, tout frémissant encore, il conservait un visage si bouleversé, ses yeux fiévreux gardaient une telle lueur de convoitise, que madame Lorderie, intimidée, s’était demandé : « Qu’a-t-il donc monsieur Fargeau ?… Comme il me regarde drôlement ! »

Elle s’était remémoré instantanément toutes les anecdotes galantes narrées par son mari. Si la conversation littéraire de Jacques la laissait distraite, en revanche elle apportait une attention extrême aux moindres potins qu’il lui contait. Lorderie était flatté qu’on l’écoutât lorsqu’il causait ; de plus, il aimait à s’entretenir de son meilleur ami : ces deux raisons l’entraînaient peu à peu à ne parler que de Maxime Fargeau, quand il était en tête à tête avec sa femme.

Denise subissait le prestige de Don Juan : son honnêteté bourgeoise s’émoustillait au récit des prouesses amoureuses du jeune homme. Les femmes sans histoire adorent les histoires de femmes. Elles y goûtent ce plaisir tout particulier des gens qui se plaisent à lire des faits divers de crimes et de cambriolages, quand ils se sentent en sécurité dans leur appartement verrouillé, fermé à la chaîne de sûreté.

Et Denise avait songé — avec un délicieux chatouillement de peur : « Ah ! bah !… Est-ce que ce scélérat de Fargeau se mettrait à me remarquer ! » Elle voulait consciencieusement s’offenser, à cette supposition : mais son amour-propre se délectait.

Maxime continuant à se taire, elle avait interrogé, avec un embarras mêlé de curiosité :

— À quoi pensez-vous, cher monsieur ?

— Je pense que vous devriez changer l’ameublement de votre salon, madame, répondait Maxime.

Denise l’avait considéré d’un air stupéfait.

Fargeau — dans ce décor oriental adopté par Lorderie — reconnaissait le grand divan turc, les panneaux laqués de pourpre, les tapis multicolores du salon de Francine : cette réminiscence inopportune achevait de l’égarer. Quelle idée avait eue Jacques de meubler pareillement sa femme et sa maîtresse !… « Il aurait pu faire quelques efforts d’imagination, sacristi ! maugréait intérieurement Fargeau : ça ne le gêne donc pas, lui ? » L’autre fois, il avait à peine vu le salon : il s’y trouvait tant de monde !

Madame Lorderie, inquiète, avait questionné :

— Ce n’est plus à la mode, n’est-ce pas, ce style-là ? Je m’en doutais bien.

Maxime s’imaginait que la porte allait s’ouvrir et Clarel apparaître ; il lui semblait entendre le : « Bonjour, Fargeau ! » dont elle l’accueillait : il se croyait encore rue de Courcelles.

Après avoir émis quelques lieux communs sur le goût exotique et avoué ses préférences en faveur du xviiie siècle — afin d’expliquer sa malencontreuse réflexion — Maxime s’était retiré, tout ému. Et ce n’était qu’en bas — devant la grille du Luxembourg et l’animation du Quartier Latin, contrastant avec la vaste solitude de l’avenue de Wagram — que son illusion s’était dissipée.

Le soir, Denise avait annoncé à son mari :

— Ton ami Fargeau est venu me voir.

— Tiens !… En voilà une idée !… Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

— Il trouve le salon horrible… Il a raison… Les étoffes voyantes, c’était bon l’année des Ballets Russes : à présent, c’est d’un vulgaire !… On dirait que nous sommes à l’intérieur d’un magasin de curiosités du passage des Princes : il me semble que je vends des Kimonos. Écoute… Jacques… Il faut écrire au tapissier… Offre-moi un autre mobilier pour mon anniversaire !… Un salon Louis XVI, avec des bibelots légers et des fauteuils à médaillon ?

Jacques l’avait regardée d’un air hébété ; cette volubilité l’étourdissait. À la fin, il s’écriait :

— Eh bien !… Je le retiens, Fargeau. Lui qui ne fait jamais de visite… Il s’est dérangé tout exprès pour te décrier notre ameublement ? Il est maboul. Sérieusement… Maxime m’inspire des craintes… Tu sais si je l’affectionne… Or, c’est effrayant ce qu’il a changé depuis un certain temps. Il fuit l’Écho national : il envoie ses articles par la poste ! Il m’évite… oui, il m’évite visiblement… Et il vient chez moi, dans le même moment !… Que signifient ces lubies ?… Et puis, il a maigri ; il est encore plus nerveux qu’auparavant : la dernière fois que je l’ai rencontré, j’ai cru qu’il allait me gifler parce que je m’étais mouché trop bruyamment. Ce n’est pas sa faute… sa figure tourmentée révèle une véritable souffrance… Tout cela ça date de l’histoire de Franc…

— Comment : ça date de l’Histoire de France ?

— Oui… non. Enfin, je voudrais bien savoir ce qu’il a, nom d’un chien !… Il couve peut-être une fièvre… C’est dans son tempérament. Il a eu la scarlatine, la typhoïde… c’est un fièvreux.

Et tandis que le brave Lorderie se désolait — envisageant les hypothèses les plus affligeantes — Denise, absorbée préoccupée (au point d’en oublier l’ameublement du salon) se demandait, toute pensive devant ces indices significatifs — les sautes d’humeur de Fargeau, l’ombrage qu’il prenait de Lorderie et ses deux visites successives :

— Mais… Serait-il donc amoureux de moi, pour de bon… ce don Juan ?