Les Trois Nuits de Don Juan/11

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 184-196).



XI


En se retrouvant devant la porte de Francine, Lorderie éprouva une savoureuse émotion de pèlerin profane. Il se remémora certaines heures de leur liaison, — les plus libertines ; les souvenirs suggestifs des amants lui revenaient en foule. Il se rappela une soirée semblable où, arrivant chez elle, il avait surpris Clarel complètement nue, accroupie devant le feu du salon et contemplant gravement son image dans la glace d’un écran. Elle lui avait dit, comme s’il se fût agi de la chose la plus naturelle : « Je cherche à me rendre compte si la « Femme qui se chauffe » que X… expose à la galerie Petit, est peinte dans une tonalité exacte… Ne trouves-tu pas qu’il abuse des chairs violettes et orangées ? C’est le soleil qui nous fournit ces oppositions violentes. Dans une pièce claire, le reflet de la flamme nous baigne de lumière rose et blonde… Regarde »…

Lorderie — qui n’aimait pas la peinture — n’avait point perdu son temps en dissertations critiques ; il l’avait regardée… mais ce n’était guère à l’art qu’il songeait.

Et puis, il s’était effarouché :

— Tu n’es pas folle de rester ainsi ?… Ta bonne peut t’apercevoir.

— Ma vieille Maria ?… C’est ma nourrice… Je l’ai toujours gardée à mon service. Il y a vingt-cinq ans, elle m’habillait et me déshabillait plusieurs fois par jour, pour changer mes langes… Donc, elle n’ignore aucun détail de mon académie.

— Et si le visiteur n’avait pas été moi ? Tu n’as même pas tourné la tête à mon entrée.

— Il n’y a que Thérèse Robert (avec toi) que Maria introduit ici sans annoncer… Or, je ne me gêne guère devant Thérèse… Elle est peintre : je lui ai déjà posé des études.

Lorderie n’arrivait pas à s’assimiler cette impudeur. Il avait ressenti presque du malaise à la pensée que Francine s’était dévêtue sans honte sous les yeux d’une autre femme ; et bien qu’il ne doutât point de la pureté des relations de Clarel avec l’innocente Thérèse, il était envahi d’un trouble équivoque.

Il avait reproché :

— Tu n’es pas un modèle, saperlipopette !… Tu n’as donc aucune modestie ?

Alors, Francine avait répété l’un de ses paradoxes préférés :

— La femme qui vit de son corps doit le dissimuler soigneusement aux regards ainsi qu’une précieuse énigme : le mystère de notre beauté est sa plus grande valeur. Phryné se couvrait jusqu’aux cheveux pour paraître en public. Puisque je ne tarife point mon corps, que m’importe de le dévoiler ? Je sais que ses proportions sont justes et agréables à l’œil… Je le montre sans confusion. J’estime ta semonce absurde : la pudeur, c’est la plus-value des courtisanes habiles… La femme libre peut s’en dispenser.

— Il me semble que je suis transporté au milieu d’un chapitre du Roi Pausole, avait murmuré Lorderie, en considérant cette jeune personne nue dans un salon décent.

Il n’avait pas insisté… réfléchissant qu’il est plutôt grotesque — lorsqu’une femme vous reçoit déguisée en Ève — de remplacer le discours du Serpent par un cours de morale édifiante.

Aujourd’hui, Lorderie constatait avec mélancolie que la vieille Maria l’accueillait d’un air cérémonieux. Il fut prié d’attendre cinq minutes au salon ; on le laissa seul. Il murmura : « Bigre ! On voit que j’ai passé la main… Il y aura un tas d’habitudes à reprendre — et à rapprendre ! » et fut déconfit : la réconciliation allait se compliquer d’un protocole inutile.

La domestique revint et invita monsieur à la suivre. Elle conduisit Lorderie dans le bureau de mademoiselle.

— Bonsoir, Jacques. Assieds-toi… Retire ton pardessus : il fait très chaud ici ; en t’en allant tu serais saisi par le froid du dehors et tu t’enrhumerais.

Francine avait débité sa phrase d’une voix monotone.

Lorderie l’examina — tout décontenancé. Elle avait sa figure sérieuse et reposée des heures où l’on se sent le travail facile ; elle portait un sévère costume tailleur de drap bleu qu’elle avait dû garder tout l’après-midi, car un œillet froissé se fanait à sa boutonnière ; et elle était assise devant un amoncellement de feuilles volantes couvertes de lignes égales.

Le bureau de Clarel était la seule pièce de l’appartement qu’elle avait meublée selon son goût personnel. Du parquet jusqu’au plafond, les murs étaient cachés par des tablettes chargées de livres ; des boiseries sculptées divisaient les rayons de cette bibliothèque. Tout un côté était occupé par les belles reliures ; sur les autres, s’étalaient les derniers bouquins reçus, encore brochés. Une petite échelle — comme on en voit à la salle de lecture de la Nationale était placée dans un coin. La table de travail, — massive, importante — occupait une partie de la pièce ; elle était encombrée d’un fouillis de choses indescriptibles : désordre apparent où Clarel s’organisait merveilleusement, rangeant à sa portée une multitude de paperasses indispensables.

Une buire légère, fragile, en verre de Venise, dont l’anse était une guirlande d’algues et de plantes marines à peine teintées, — un bronze de Clodion, un masque hilare de Chéret ; — une aiguière en cuivre, baroque et presque obscène, vrai chef-d’œuvre de l’art hindou, — et, dans un cache-pot de marbre rose décoré d’une tête de Méduse aux serpents tordus, des amaryllis épanouissant leurs corolles vermeilles : tels étaient les ornements qui égayaient le bureau de Francine — décelant sa passion des fleurs et du bibelot.

Clarel était assise dans un petit fauteuil canné, au dossier arrondi — un siège de vieux fonctionnaire. Elle regardait Lorderie sans émotion, les yeux graves.

Jacques, déconcerté, ne savait sur quel ton commencer l’entretien ; il lui en voulait un peu : après tout, puisqu’elle l’avait fait venir, c’était à elle de parler la première. Cependant, il essaya de dire tendrement :

— Il me semble que nous ne nous sommes jamais séparés et que j’étais là, hier…

Mais Francine l’interrompit, avec une nuance d’impatience :

— Non… non, Jacques. Tu ne m’as pas comprise : ce n’est pas dans l’intention de renouer que j’ai tenu à te revoir !

Elle ne put s’empêcher de sourire, devant la physionomie désappointée de son ancien amant. Elle s’accouda à la table et mit ses mains contre son visage ; son regard profond se posa sur Lorderie.

Elle ajouta :

— Je ne t’aurais point dérangé pour rien : j’ai à te confier une communication très intéressante.

— Quoi donc ? interrogea Lorderie, déçu.

— Attends… Es-tu si pressé ? Dans le temps, lorsque nous avions un rendez-vous nocturne, tu te ménageais deux heures d’absence — au moins.

— Je m’étais rendu libre, en effet, croyant… espérant…

— Eh bien !… Bavardons quelques minutes en buvant de ce Tokay que tu m’avais envoyé… et fumons une cigarette.

Francine se levait, atteignait le plateau à liqueurs et servait Lorderie avec des mouvements gracieux. Elle dit, lui tendant un étui :

— Tiens… tes cigarettes du Caire. Ce sont les mêmes, tu sais : elles sont restées là.

Jacques, repris d’une nouvelle ardeur en face de cette jolie fille qui évoquait leur intimité amoureuse de jadis, tenta d’enlacer Francine qui se dégagea d’un geste prompt et murmura, — la voix lasse :

— Non… Jacques… Voyons ! Puisque c’est fini, nous deux…

Lorderie implora :

— Mais enfin, pourquoi as-tu rompu sans raison, sans explication ? Je me le suis demandé bien des fois !… Qu’est-ce que je t’ai fait ? Qu’as-tu à me reprocher ?

— Rien, répondit Francine avec effort.

— Alors ?

La jeune femme lui lança un regard oblique, perfide, malicieux ; et riposta doucement :

— Alors, c’est moi qui ai des torts envers toi… Tout à coup, je me suis aperçue que j’avais cessé de t’aimer, Jacques ; j’ai découvert une chose beaucoup plus grave : j’étais éprise d’un de tes amis. Je connais la loyauté des amitiés masculines et le respect que vous professez à l’égard de vos maîtresses, lorsqu’elles sont respectables… J’étais sacrifiée d’avance à deux sentiments : ton estime pour moi ; ton affection pour ton ami. Jamais je ne t’aurais causé la douleur de te tromper avec un vieux camarade ; jamais tu n’aurais eu l’abnégation — ou la bassesse — de me céder à ton plus cher compagnon : nous nous serions méprisés tous les trois, après un pareil marché… Et c’est pourquoi je t’ai quitté, afin d’oublier le caprice que m’avait inspiré monsieur Maxime Fargeau.

Lorderie ne manquait pas d’esprit mais il était totalement dépourvu de finesse. Il ne comprit goutte ; ne soupçonna ni ne chercha la moindre allusion.

Il eut, au contraire, une exclamation naïve :

— Maxime aussi a été très amoureux de toi !

— Hum !… Le penses-tu ? fit Clarel en ébauchant une moue incrédule.

Elle poursuivit, sans cesser d’examiner Lorderie :

— Jacques, je n’ai plus de désir pour toi. Seulement, tu déclares toi-même que tu n’as rien à te reprocher, me concernant… Par conséquent, tu es sûr d’avoir conservé ma tendresse… C’est l’intérêt que je te porte qui me pousse à te révéler une chose que tu ignores et qui te touche directement. La bonté que tu m’as toujours témoignée m’engage à te prévenir de ton infortune… Jacques… Depuis le jour où j’ai… distingué Maxime Fargeau, je me suis occupée de ses faits et gestes (c’était assez naturel) ; j’ai suivi ses aventures, je me suis renseignée sur son compte…

Clarel s’arrêta, pour regarder l’une de ses bagues dont le chaton était formé par le cadran d’une montre minuscule et originale : les aiguilles marquaient dix heures et demie. Elle eut un sourire ambigu ; puis continua :

— Eh bien ! Si je t’affirme avec certitude que Maxime Fargeau n’est guère amoureux de moi, c’est qu’il courtise éperdument une dame qui se nomme Denise Lorderie.

— Ma femme ?… En voilà une blague !

Jacques avait crié cela avec une confiance absolue, une belle surprise d’homme bien tranquille. Clarel le fixa d’un œil caressant — l’œil doux et amusé d’une jeune chatte qui contemple tendrement le serin qui chante dans une cage, à portée du coup de griffe.

Elle insista d’une voix paisible :

— Je crois même qu’il est son amant.

— Tu es toquée !… D’abord, je te défends de calomnier ma femme… Denise… Denise est parfaite !

Tout en prononçant ces paroles, Lorderie songeait, ébranlé : « Au fait, pourquoi Maxime s’est-il dégoûté subitement de Francine, après avoir entrepris sa conquête ? Un soir, au café, il m’a déclaré brusquement qu’il avait assez d’elle… Ensuite, à quel propos est-il venu chez moi deux fois, coup sur coup, à l’heure où il devait me supposer absent ?… Comment… Fargeau aurait le courage de me trahir : non, c’est impossible. »

On décrète une action impossible, dès l’instant où l’on commence d’admettre sa vraisemblance.

Jacques questionna brusquement :

— Sur quoi bases-tu tes insinuations ?

— Tu souhaites d’avoir une preuve ?… Eh bien, en ce moment, Fargeau est chez ta femme.

— Tu mens !

— Quel serait mon but, si je mentais ?… Elle l’a probablement averti que tu passerais une partie de la nuit dehors… D’ailleurs, tu n’as qu’à vérifier mon assertion.

Lorderie ne s’inquiéta même pas de la manière dont Francine s’était assurée de la présence de Maxime chez Denise. Il n’avait qu’une idée : voir… savoir.

Il se leva et courut dans l’entrée. Clarel sortit derrière lui, elle le regarda : il ouvrait la porte avec des mouvements saccadés ; il était devenu si blême que Francine, apeurée, n’osa que balbutier : « Jacques… Tu t’en vas… comme cela ? » il dégringolait déjà l’escalier.

Francine rentra à l’intérieur de l’appartement et s’élança vers une fenêtre. Elle se pencha à la croisée, s’efforça de distinguer l’ombre de Jacques, malgré l’obscurité. Elle ne vit rien, mais entendit le ronflement d’une auto qui s’éloignait…

Alors, Clarel murmura :

— Ah ! sapristi… Il avait gardé sa voiture… Pourvu qu’il n’arrive pas trop tôt !