Les Trois Nuits de Don Juan/12

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Calmann-Lévy (p. 197-201).



XII


L’auto roule comme une trombe à travers un dédale de rues noires ; son bruit caverneux, la lueur d’éclair que ses lanternes projettent en avant, donnent à Jacques l’impression d’avancer au milieu d’une tempête, dans des grondements d’orage. Il a baissé la vitre qui se trouve derrière le chauffeur pour lui ordonner d’accélérer l’allure ; des bouffées d’air froid lui cinglent le visage, lui coupent la respiration. Machinalement, il répète : « Plus vite, plus vite, donc ! »

Lorderie souffre atrocement pendant ces dernières minutes d’attente : il lui semble que de surprendre sa femme avec Maxime lui causerait une douleur moins insupportable que l’incertitude présente.

Par quelle aberration Fargeau a-t-il entrepris la séduction de Denise : il la connaît depuis dix ans et il lui fait la cour aujourd’hui seulement ? Lorderie ne comprend pas. Il pense : « À sa place, moi, je n’aurais pas pu… Il oublie donc que c’est ma femme ? » car il ne doute plus de la véracité de Francine : Fargeau est l’homme dont le caprice s’attache surtout à la maîtresse qu’il n’a point possédée encore ; et le caractère de Maxime confirme les dires de Clarel. Lorderie est consterné à l’idée que Fargeau l’aime moins que ses amours, immole avec désinvolture une camaraderie de trente ans pour assouvir sa fantaisie d’une heure. Jacques se sent jaloux de cet ami qui est si passionnément amant, — lui qui se sait amant médiocre et si exclusivement ami !… Il eût sacrifié toutes ses maîtresses afin de ne pas perdre Fargeau. Il songe à peine à son malheur conjugal : ce sont ces bons souvenirs d’une loyale et tendre jeunesse, ces illusions détruites par un vilain geste, qui étranglent sa voix chevrotante, alors qu’il crie : « Plus vite… Plus vite, chauffeur ! »

Le misérable, le méchant Fargeau : s’il se doutait du mal qu’il fait à l’être qui lui est si dévoué — et pour quoi ? pour un soubresaut de volupté que lui eût procuré la première venue ! Jacques frissonne : il s’imagine voir Maxime enlaçant sa femme, la grisant de caresses, tandis qu’ils supposent le mari bien loin… L’image lui arrache un cri de rage. Et cette voiture qui a l’air de courir sans avancer d’un mètre !

Maintenant, c’est la gaieté des quartiers illuminés. Les fiacres qui défilent devant les restaurants et les théâtres ; les passants qui traversent bêtement ; les autobus, ces lourdes bêtes massives — arrêtent l’auto de Lorderie qui stoppe à chaque instant, trépidante et grondante.

Un camelot hurlant : « La Presse !… » se plante devant la voiture pour mieux regarder Jacques, qui penche son pauvre visage angoissé par la portière et lance des exclamations d’impatience.

— Te bile pas… Ta bonne amie t’attendra ! gouaille le gavroche, qu’amuse la détresse anonyme de ce bourgeois anxieux.

Lorderie remarque un couple, sur la chaussée : la femme est blonde, elle a la tournure de Denise ; son compagnon lui serre le bras, d’un geste galant. Jacques frémit : dire qu’ils se sont peut-être promenés ainsi ; elle lui a fixé des rendez-vous au dehors avant de l’introduire chez elle ! Ils auront dû vagabonder au Bois, goûter au Pré-Catelan ; ils se seront retrouvés dans les musées ; il lui aura déclaré sa flamme devant des débris de sculptures étrusques… La fièvre lui martèle les tempes et les poignets tandis qu’il reconstitue leur aventure. Et quand il songe qu’à cet instant, ils sont chez lui, dans sa maison… dans son lit, qui sait !… Et que chaque parcelle du temps qu’il perd à les rejoindre représente un baiser de plus… Lorderie mord la paume de sa main pour se soulager de sa frénésie par un acte brutal.

À présent la voiture, dégagée, file de nouveau, suivant des rues désertes.

Cette Denise ! Quelle audace inouïe se dissimule sous son front calme et quelle hypocrisie reflètent ses yeux sereins : elle ose recevoir un amant au domicile conjugal. Elle méprise toute prudence, — éloignant sans doute les bonnes et couchant sa fille plus tôt… Ah çà, de quel feu Maxime est-il parvenu à animer cette argile de petite bourgeoise ? Jacques reste confondu. Sa femme l’ébahit et son ami le désespère profondément.

Une brise humide l’avertit que l’on traverse la Seine. Enfin !… L’auto monte le boulevard Saint-Michel, atteint la place Médicis.

Lorderie, haletant, descend, paye le chauffeur, sonne à sa porte.

Il grimpe l’escalier quatre à quatre.

Mais, arrivé au seuil de son appartement, il faut qu’il calme son exaspération. C’est avec des gestes silencieux, de lents ménagements de cambrioleur qu’il introduit sa clé dans la serrure. Sans bruit, il referme la porte, se glisse dans l’antichambre, sur la pointe des pieds. Le voici devant le salon. Ses doigts tremblent ; il entend distinctement son cœur battre à coups précipités. Il est saisi d’une émotion terrible…

Et puis, il se décide cependant à entrer.