Les Trois Nuits de Don Juan/8

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Calmann-Lévy (p. 145-150).



VIII


Denise Lorderie avait trente-deux ans. Sa figure reflétait la fraîcheur et l’insignifiance de son âme. C’était la femme qui bâille dans une exposition de peinture, mais se récrie de plaisir devant les chromos qui décorent le couvercle d’une boîte à poudre de riz. Elle lisait avec une application touchante les œuvres que lui recommandait son mari, et se consolait en dévorant secrètement les feuilletons populaires que publiait l’Écho National. Bonne musicienne (la génération à laquelle elle appartenait fit succéder, aux pianoteuses d’antan, les jeunes bourgeoises virtuoses par snobisme), Denise étudiait pendant plusieurs mois des morceaux hérissés de difficultés qu’elle exécutait sans compréhension : et c’était, après les soins d’intérieur, sa principale occupation.

Une grande partie de son existence était consacrée à ses bonnes. Le problème budgétaire de madame Lorderie se résumait à ceci : de l’argent que lui remettait son mari pour les besoins de sa maison, faire un usage restreint en ce qui concerne la table — lorsqu’on n’a pas d’invité, — réduire les frais inutiles et se montrer parcimonieuse envers les domestiques, afin de prélever chaque mois, sur les sommes destinées aux dépenses courantes, la dîme ignorée et rondelette qui grossira le pécule réservé pour les toilettes, toujours minime aux yeux d’une coquette.

Jacques, qui ne soupçonnait guère ces économies, admirait sa femme dont l’élégance suprême lui apparaissait peu dispendieuse ; mais, il se plaignait souvent de la nourriture et du nombre incalculable de bonnes qui défilaient chez lui sans parvenir à s’y fixer.

Denise se gardait de lui donner le mot de l’énigme : depuis que la manie du syndicat a envahi jusqu’aux gens de service, les maîtres se voient contraints de bien payer s’ils veulent être bien traités. Madame Lorderie tournait ainsi la difficulté : de janvier à fin mars — la période de ses réceptions — elle engageait une cuisinière et une femme de chambre impeccables qui lui faisaient honneur devant ses connaissances et qu’elle rétribuait grassement. Dès les premiers jours d’avril, madame Lorderie avait ses nerfs, et congédiait ses domestiques l’une après l’autre, pour la moindre peccadille. Alors, c’était, dans la maison, une succession de boniches à trente-cinq francs, qui découchaient, buvaient, paressaient, et que l’on devait chasser tous les huit jours : ce manège durait trois mois. Une semaine avant de partir en villégiature, madame Lorderie cessait de courir les bureaux de placement et ne reprenait des bonnes qu’à la rentrée ; puis, invoquant un grief véniel, elle les renvoyait dans la seconde quinzaine de décembre afin d’économiser leurs étrennes.

La conversation de Denise n’était plus qu’un récit perpétuel de ces tribulations ancillaires.

La scène suivante se renouvelait souvent : c’était pendant un repas ; Lorderie, comme nombre d’auteurs, essayait l’effet d’un article qu’il venait d’écrire en le « parlant » devant sa femme. Denise, acceptant consciencieusement son rôle d’auditoire, écoutait son mari développer ses théories sur l’art contemporain comparé au naturalisme, ou sur la faillite des écoles littéraires. Les yeux braqués vers Jacques, s’évertuant, mais en vain à paraître attentive, la jeune femme se trémoussait, fronçait les sourcils, agitée d’un souci étranger. À la fin, n’y tenant plus, elle interrompait :

— Dis donc… Tu ne trouves pas qu’elles ont un drôle de goût ?

— Qui ça, ma chérie ?

— Les lentilles.

Jacques, interloqué, hésitait.

Sans attendre sa réponse, madame Lorderie criait :

— Je suis sûre que c’est la nouvelle cuisinière qui a jeté du carbonate de soude dans leur eau pour activer la cuisson !

Et laissant tout en plan, elle se précipitait à l’office où on l’entendait gronder.

Lorderie, résigné, l’attendait — méditant sur l’aptitude des simples servantes pour les connaissances chimiques — et regardait mélancoliquement la petite Simone, qui baissait le nez vers son assiette, avec cet air penaud des enfants craintifs qui sentent que leurs parents vont se disputer.

Dix minutes plus tard, Denise, triomphante, réintégrait la salle à manger, et s’exclamait, avec la satisfaction du devoir accompli :

— Ça y est… Je viens de lui donner ses huit jours !

Si Jacques insinuait timidement :

— Tu ne pourrais pas te montrer un peu plus patiente ?… L’indulgence est le secret de notre autorité sur ceux qui nous servent.

Denise trépignait :

— Voilà !… C’est encore moi qui ai tort… Maintenant, tu me reproches de ne pas nous laisser tous empoisonner par cette fille malpropre — qui doit être anarchiste !

Elle pleurait presque de rage… puis, soudain, frappée par la puérilité grotesque de sa propre colère, Denise s’arrêtait, éclatait de rire ; et, calmée, s’adressait à son mari :

— Qu’est-ce que tu me racontais donc, au fait… quand je t’ai coupé la parole, à propos des lentilles ?

Telle était la femme à qui Francine Clarel s’était promis de faire goûter les délices de l’adultère.