Les Trois Yeux/II, 2

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II

La basilique.

La foule ne s’éveilla pas de sa stupeur. Elle attendait. La vision des Trois Yeux, elle en connaissait par moi la valeur de message, le sens très net d’illustration préalable, quelque chose qui eût été comme le titre ou comme l’affiche explicative du spectacle prochain. Elle se rappelait les yeux d’Édith Cavell, les yeux de Philippe Dorgeroux, les yeux de Bérangère, tous ces yeux que j’avais retrouvés, après, et elle se contractait dans son silence opiniâtre, comme si elle eût craint qu’un mot ou qu’un geste n’effarouchât le dieu invisible qui se cachait au creux du mur. Elle avait maintenant une certitude absolue. Il suffisait de cette première preuve de ma sincérité et de ma clairvoyance pour que je n’eusse plus un seul incrédule. Vraiment, je ne voyais autour de moi qu’attention, gravité, enthousiasme contenu, exaltation réprimée.

Et tout cela éclata d’un coup, en une clameur immense qui monta vers le ciel. Devant nous, sur l’écran tout à l’heure désert et nu comme un champ de sable, avaient germé, spontanément, d’une seule poussée, des centaines, des milliers d’hommes, qui grouillaient dans un désordre inexprimable.

Ce fut certes la soudaineté et la complexité de la vision qui produisirent sur la foule un tel choc. Le jet brusque, hors du néant, de la vie innombrable, la secoua comme une commotion. En face d’elle, là où il n’y avait rien, voici que grouillait une autre foule, aussi dense qu’elle, dont l’agitation se mêlait à la sienne, et dont le bruit, qu’elle devinait, s’ajoutait à son propre tumulte ! Durant quelques secondes, j’eus l’impression qu’elle perdait l’équilibre et qu’elle vacillait, prise de délire. Cependant elle réussit encore à se dominer. Le besoin, non pas de comprendre — de cela, elle ne parut pas d’abord se soucier — mais de voir et de saisir la manifestation totale du phénomène, dompta les forces déchaînées. Elle se tut de nouveau. Elle regarda. Elle écouta.

Là-bas — je n’ose pas dire sur l’écran, car en vérité, si anormales qu’en fussent les proportions, le spectacle débordait le cadre et remplissait l’espace — là-bas, ce qui nous avait semblé le désordre et le chaos s’organisait suivant un rythme que nous avions fini par dégager. Les allées et venues étaient celles d’artisans qui se livrent à un travail bien réglé, et ce travail était celui qui s’effectue autour d’une énorme bâtisse en cours de construction.

Or, tous ces artisans étaient vêtus d’une façon absolument différente de la nôtre, et, d’autre part, les outils dont ils se servaient, l’aspect de leurs échelles, la forme de leurs échafaudages, leur manière de porter les fardeaux et de hisser aux étages supérieurs, dans des corbeilles d’osier, les matériaux nécessaires, tout cela, et une infinité de choses, nous jetait d’emblée au milieu d’une époque qui devait être le treizième ou le quatorzième siècle.

De nombreux moines surveillaient les travaux, criaient des ordres d’un bout à l’autre de l’immense chantier, prenaient des mesures, et ne dédaignaient pas de gâcher eux-mêmes le mortier, de pousser un chariot, ou de scier une pierre. Des femmes du peuple, qui lançaient leurs appels à plein gosier, se promenaient avec des brocs de vin qu’elles versaient dans des gobelets aussitôt vidés par les buveurs. Deux chanteurs déguenillés se mirent à hurler en s’accompagnant sur des sortes de guitares. Et une troupe d’acrobates, tous estropiés, ou manchots, ou culs-de-jattes, s’apprêtaient à faire la parade, lorsque la scène changea sans transition, comme un décor qui se transformerait par un simple déclic.

Ce fut, d’ailleurs, la même image d’édifice en construction. Mais cette fois on voyait nettement le plan de l’édifice, toute la base d’une cathédrale gothique qui s’étalait formidable. Et sur ces assises, arrêtées au niveau inférieur des tours, de même que le long des portails, ou devant les niches, ou sur les marches du parvis, de tous côtés enfin pullulaient les maçons, les tailleurs de pierres, les statuaires, les charpentiers, les apprentis, les moines.

Et les costumes n’étaient plus semblables. Un siècle ou deux avaient passé.

Alors il y eut une suite d’images qui se succédèrent sans qu’il fût possible de les détacher les unes des autres et d’assigner à l’une quelconque d’entre elles un commencement et une fin. Par un procédé indubitablement analogue à celui qui nous montre, au cinéma, la croissance d’une plante, nous vîmes la cathédrale s’élever insensiblement, s’épanouir comme une fleur dont les pétales, adorablement découpés, un à un se déplient, et, finalement, s’achever sous nos yeux, toute seule, en dehors de toute participation humaine. Ainsi vint un moment où elle se dressa en plein ciel dans sa splendeur et dans sa force harmonieuse. C’était la cathédrale de Reims, avec ses trois portails rentrants, avec son peuple de statues, avec sa belle rosace, avec ses tours admirables flanquées de tourelles aériennes, avec ses contreforts, avec les dentelles de ses sculptures et de ses galeries à jour, la cathédrale de Reims telle qu’on la vit pendant des siècles, avant que les Barbares ne l’eussent mutilée.

Un long frémissement courut dans la foule. Elle comprenait bien, ce qu’il est difficile de faire comprendre maintenant, au moyen de mots insignifiants, à ceux qui n’ont pas vu, elle comprenait bien qu’il y avait en face d’elle autre chose que l’image photographiée d’un édifice, et, comme elle avait l’intuition profonde et juste de n’être point dupe d’une inadmissible supercherie, elle était envahie et bouleversée par le sentiment si troublant qu’elle assistait au plus prodigieux des spectacles — l’érection réelle d’une église au moyen âge, le travail réel d’un chantier au treizième siècle, l’existence réelle de moines et d’artistes bâtissant la cathédrale de Reims. Pas une seconde, éclairée par son instinct subtil, elle ne mit en doute le témoignage de ses yeux. Ce que j’avais nié, moi, ou du moins ce que je n’avais admis que comme une illusion, avec des réserves et des sursauts d’incrédulité, elle l’accepta comme une certitude contre quoi il eût été fou de s’insurger. Ce n’était pas une évocation artificielle du passé. C’était le passé lui-même qui ressuscitait dans sa réalité vivante.

Réalité également que la transformation lente qui continuait à s’effectuer, non plus dans les lignes mêmes de l’édifice, mais dans sa substance, pourrait-on dire, et qui se révélait par des modifications progressives qu’il n’était possible d’attribuer qu’à la seule action du temps. La grande masse blanche s’assombrit. Le grain des pierres s’usa et s’effrita, et elles prirent cet aspect d’écorce rugueuse que leur donne le grignotement des années patientes. Certes, elle ne vieillissait pas, mais elle vivait, car l’âge c’est la beauté et la jeunesse des pierres auxquelles l’homme imposa la forme de ses rêves.

Elle vivait et respirait à travers les siècles, plus fraîche à mesure qu’elle se fanait, plus ornée à mesure que ses légions de saints et d’anges se mutilaient Elle chantait son hymne pieux en plein ciel, au-dessus des maisons qui, peu à
la basilique
presque simultanément, trois autres explosions. un cinquième coup tomba plus avant au milieu du toit. une flamme s’élança. la cathédrale brûlait.
peu, avaient caché ses portails et ses bas-côtés, au-dessus de la ville dont elle dominait les toits pressés, au-dessus des campagnes et des collines qui composaient l’horizon indistinct.

Plusieurs fois des êtres vinrent s’appuyer au balcon de quelque galerie aérienne, ou se montrèrent dans le cadre des hautes croisées, et, par le costume de ces êtres, on pouvait noter la marche des époques. Nous vîmes ainsi des bourgeois d’avant la Révolution, puis des militaires de l’Empire, puis d’autres bourgeois du dix-neuvième siècle, puis des ouvriers qui bâtirent des échafaudages, et d’autres ouvriers qui poursuivaient des travaux de restauration.

Une dernière apparition s’offrit à nous, un groupe d’officiers français en tenue de campagne. Ils arrivèrent en hâte au sommet d’une tour, braquèrent leurs jumelles et redescendirent. Çà et là, sur la ville et la campagne, planaient ces petits nuages enroulés qui indiquent l’éclatement d’obus.

Le silence de la foule devint anxieux. Les regards étaient fixes, inquiets. Tous nous pressentions ce qui allait se passer et jugions, dans son ensemble, un spectacle qui ne nous avait montré la lente éclosion et le merveilleux développement de la cathédrale que pour aboutir au dénouement dramatique. Nous l’attendions, ce dénouement. Mais pouvions-nous prévoir toute la grandeur farouche et toute l’horreur qu’il contenait ? Pouvions-nous prévoir que le bombardement de la cathédrale de Reims ne faisait partie lui-même du dénouement que pour le préparer, et qu’au delà du coup de théâtre brutal qui allait ébranler nos nerfs et secouer notre cerveau, il y aurait le coup de théâtre du plus formidable et du plus rigoureux enseignement ?

Le premier obus tomba sur la partie nord-est de la cathédrale, à un endroit que nous ne pouvions pas voir, puisque l’édifice, bien qu’aperçu de nous d’un peu haut, ne nous présentait que sa masse occidentale. Mais une lueur s’alluma, comme un éclair d’orage, et une colonne de fumée tourbillonna dans le ciel pur.

Et, presque simultanément, trois autres obus, trois autres explosions, dont les nuages se confondirent. Un cinquième coup tomba plus avant, au milieu du toit. Une grande flamme s’élança. La cathédrale de Reims brûlait.

Alors il se produisit des phénomènes inexplicables en l’état des ressources cinématographique dont nous disposons. Je dis cinématographiques bien que le mot ne soit peut-être pas juste, mais comment parler autrement des visions miraculeuses de l’Enclos ? Et à quoi se rattacher pour décrire la parabole visible du sixième obus, que nous suivîmes des yeux dans l’espace, qui s’arrêta même un moment, pour reprendre sa course lente et pour s’arrêter de nouveau à quelques centimètres de la statue qu’il allait frapper — statue de sainte ingénue et charmante, qui levait les bras vers Dieu, et dont le visage avait l’expression la plus douce, la plus heureuse et la plus confiante — chef-d’œuvre de grâce et de beauté, créature divine qui, depuis des siècles, cloîtrée dans son asile, entre des nids d’hirondelles, vivait son humble vie de prière et d’adoration, et qui souriait à la mort menaçante… Une lueur… De la fumée…

À la place de la sainte et de la niche finement ciselée, un trou béant !

C’est à cet instant que je sentis autour de moi s’éveiller la colère et la haine. L’assassinat de la petite sainte indigna la foule, et précisément il arriva que cette révolte eût l’occasion de s’exprimer. Devant nous la cathédrale diminuait tout en se rapprochant. Elle sembla sortir du cadre, tandis que les paysages lointains venaient à notre rencontre. Une colline, hérissée de fils de fer, creusée de tranchées, et semée de cadavres, se dressa, puis s’enfonça, et nous en vîmes le sommet qui était fortifié de bastions et de coupoles cimentées. D’énormes canons s’y allongeaient, et toute une nuée de soldats allemands s’empressaient en tous sens. C’était la batterie qui bombardait la cathédrale de Reims.

Au centre, il y avait un groupe de généraux, jumelles en main, sabre décroché. À chaque coup, ils lorgnaient, puis hochaient la tête d’un air de satisfaction.

Mais un grand mouvement se fit parmi eux. Ils se rangèrent sur une seule ligne et prirent une attitude d’automates pendant que les soldats continuaient à servir les pièces. Et soudain surgit, par l’autre côté de la forteresse, une automobile accompagnée d’une escorte de cavaliers. Elle s’arrêta sur la plateforme. Il en descendit un homme casqué, recouvert d’une ample pèlerine que relevait le fourreau d’un sabre, dont il tenait la poignée. Très vite, il s’avança au premier plan. Nous reconnûmes le kaiser.

Il offrit la main à l’un des généraux. Les autres saluèrent de plus en plus rigides, puis, sur un signe du maître, se détendirent et se formèrent en demi-cercle autour de lui et du général dont il avait serré la main. On causa. Le général, après quelques explications et des gestes qui devaient montrer la ville, fit apporter et régler une longue-vue contre laquelle le kaiser appliqua son œil.

L’une des pièces était prête. L’ordre fut donné.

Sur l’écran, deux images rapides se succédèrent, celle d’une balustrade de pierre sculptée s’effondrant sous l’obus, et celle de l’empereur se redressant aussitôt après. Il avait vu ! Il avait vu, et sa figure qui nous apparut subitement agrandie, et seule sur l’écran, rayonnait d’une joie intense.

Il se mit à parler avec volubilité. Ses grosses lèvres, sa moustache taillée en brosse, ses bajoues creusées de rides, tout remuait à la fois. Mais, comme une autre pièce sans doute était sur le point de tirer, il se contint et regarda vers la ville. À ce moment, sa main droite se porta à la hauteur de ses yeux, un peu en dessous, de sorte que nous les aperçûmes isolément entre cette main et la visière du casque. Ils étaient durs, méchants, pleins d’orgueil, implacables. C’était bien l’expression des Trois Yeux miraculeux qui avaient palpité devant nous.

Ils s’éclairèrent. Un mauvais sourire les anima. Ils voyaient ce que nous vîmes en même temps, tout un bloc de chapiteaux et de corniches qui s’effondraient, et de nouvelles flammes qui montaient, en gerbes furieuses. Alors l’empereur éclata de rire. Une vision nous le montra courbé en deux et se tenant les côtes au milieu du groupe des généraux que secouait le même fou rire. Il riait ! Il riait ! C’était si drôle ! La cathédrale de Reims flambait ! La vénérable basilique où les rois de France venaient se faire sacrer tombait en ruines ! La force allemande atteignait l’ennemi jusqu’au cœur. Les gros canons allemands détruisaient de la beauté et de la noblesse ! Et c’était lui qui avait voulu tout cela, lui l’empereur, le roi de Prusse, le maître du monde ! Lui, Guillaume de Hohenzollern… Mon Dieu ! quelle joie de rire tout son saoul, à gilet déboutonné, d’un rire loyal et naïf de bon Allemand !…

Une tempête de huées se déchaîna dans l’amphithéâtre. La foule entière s’était levée. Des poings se tendaient. Des insultes fusaient. Les huissiers durent engager la lutte avec une troupe de furieux qui avaient envahi l’orchestre.

Derrière les barreaux de sa cage, Théodore Massignac s’inclina et pressa un bouton. Le rideau de fer monta.