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Les Veillées du couvent, ou le Noviciat d’amour/07

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LIVRE CINQUIEME.

Et le plus intéressant de l’ouvrage.

Que M. de Voltaire nous dise avec emphase et le ton d’un oracle : les métamorphoses ne sont plus de mode : je lui citerai toutes celles dont l’année mil sept cent quatre vingt-dix et suivantes nous ont offert les tableaux ; je lui montrerai un peuple entier d’hommes opprimés, affamés et avilis, métamorphosés en héros, en hommes libres : un monarque puissant en mannequin ; les ministres de la religion en petits maîtres, les religieuses en filles entretenues, de petits avocats de province qui allaient modestement à pied, et vivaient dans la gêne, changés tout-à-coup en grands seigneurs, les grands seigneurs en petits-maîtres particuliers, les particuliers en grands seigneurs, un épais laboureur de Bretagne, et le scélérat de Mirabeau changés en législateurs, et des artisans de toute espèce érigés en un clin-d’œil en soldats, en officiers, en commandans de bataillon. Les temples devenus des tabagies et des cazernes, ce qui équivaut à bordels ; et mon cordonnier en grave président de section ; je lui montrerai l’archevêque de Paris déguisé à Bruxelles en cordonnier, madame de Polignac en paysan, M. l’abbé de Vermont en cocher de fiacre, et le comte d’Artois devenu pieux malgré lui, et complaisant envers sa femme, à Turin. Voilà, je crois assez de métamorphoses pour convaincre le grand charlatan de Ferney que tout est possible et que nous sommes devenus sorciers. Pour moi je suis tenté de croire un tantet à la magie, quand je vois une guinguette nationale sur les débris de la Bastille ; un capucin se promener et danser au milieu des rues avec des filles et des soldats, ayant lui-même sur la tête un bonnet de grenadier, ou le feutre d’un fort de la halle, et l’épée en baudrier. Voilà du neuf et du prodige, et il n’appartenait qu’à une assemblée, soi-disant nationale, d’opérer toutes ces merveilles d’un coup de sifflet. Revenons à moi. —

On ne me fera donc, je l’espère, aucun reproche d’avoir aux dépens de la vraisemblance, métamorphosé une puce en Sylphe et un Sylphe en amant ; mais avouez que vous ne vous y attendiez pas… Tant mieux, voilà le vrai talisman de la poësie ; et j’ai suivi de point en point la maxime du bon Horace.

Pictoribus atque poëtis
Quid libet audendi temper fuit œqua potestas.

Il est permis aux poëtes et aux peintres de mentir et de tout ôser. Voulez-vous d’ailleurs des autorités ? ma justification est consignée page 5 de la Barbe-Bleue, et 10 de Robert le Diable et des quatre Fils Aymon… J’ai laissé ma pauvre Agnès couchée seule, voyons ce qu’elle a fait. La nuit entière s’est passée en réflexions sur le prodige inconcevable qui s’est opéré chez elle : son ame ouverte aux délices qu’elle a savourés, a offert toute la nuit à ses yeux l’image enchanteresse du galant immortel qu’elle a si étroitement serré dans ses bras. Plus d’une fois, croyant l’enlacer encore, elle s’est embrassée elle-même, et n’a reconnu son erreur qu’avec de longs soupirs. Ainsi gémit la tourterelle loin de son tourtereau… Quoi, dit notre pensionnaire, est-il possible que ce plaisir envié et tant prôné par tout ce qui respire, ce plaisir qui m’a coûté tant de desirs avant de le savourer, et tant de douleur en le savourant, ne soit que l’ouvrage d’un clin-d’œil ? Je n’ai connu que le mal qu’il cause la première fois. Les plaisirs que le Sylphe m’a procurés ont eu la rapidité de l’éclair : cesse-t-on d’être fille sage pour si peu de chose ? Je croyais que cela durait toujours, et cela seul pouvait me dédommager de ma longue attente et de mes tourmens passés. Que me reste-t-il donc de ce moment délicieux ? des desirs plus vifs, une douleur aigüe dans toute ma partie, et une irritation cruelle ; en même-tems elle contemplait avec effroi le désordre qu’avaient causé les transports du Sylphe dans ses charmes intérieurs. Quel spectacle ! les caroncules mirtyformes forcées, l’hymen rompu, les lèvres flétries, enflammées, et rouges comme le sang, le poil relevé, le mamelon d’un rouge tanné, le vagin élargi et le clitoris écorché ! amour ! amour ! es-tu bienfaisant ou cruel ? Le doigt d’Agnès apportait cependant quelque remede à ses maux, en lui procurant l’effusion de cette douce rosée qui rafraîchissait et guérissait tout ce qu’elle touchait, mais ce qui a fait le mal peut seul le guérir, et ce n’est pas son doigt, vous le savez bien.

C’est ainsi que la pauvrette exhalait seule dans son lit, sa douleur et son impatience. L’oreiller, trempé de ses larmes, était quelquefois pris dans son délire pour le Sylphe lui-même ; on le serrait, on le pressait, on le baisait, on le mettait entre ses f..... vains efforts ! Mais le jour paraît. Agnès voit paraître l’aurore, et le calme attendrissant de la nature au lever de cette déesse n’a point de charmes pour elle. Le chant des oiseaux qui saluent l’astre brillant des cieux, ne touche pas son oreille. La vue des arbres qui dégoutent une fraîche et limpide rosée, ne dit rien à son cœur. La douleur l’occupe toute entière ; elle saute du lit, ouvre la fenêtre pour se rafraîchir, et sécher la sueur brûlante dont les agitations de la nuit et la chaleur de la saison l’avaient inondée. Je crois qu’à ce motif s’en joint un autre plus pressant encore. Les Sylphes habitent l’Ether, et notre amante voulait gober au passage, ou en termes du Palais-Royal, raccrocher son amant bleu-céleste dans le moment où sur son char attelé de papillons, il traverserait les airs pour se présenter au lever du soleil, et faire sa cour ; qui sait ? il pouvait être de quartier et de semaine ce jour-là.

Agnès se trompait ; mais quand on aime, on aime à se tromper ; cette illusion est si flatteuse ! Le Sylphe lui avait pourtant dit qu’il était invisible ; mais elle l’avait oublié, elle avait dans ce moment bien d’autres choses à faire que de se souvenir de son invisibilité. Eh ! s’il ne l’eût pas été, bon dieu ! qu’en serait-il arrivé ? Il était possible qu’une None, une Tourière le vît aussi ; et quel vacarme en fût résulté, si la troupe embéguinée se fût aperçue qu’un lutin ou un diable s’arrêtait aux fenêtres d’Agnès ; la jalousie, couverte du masque de la religion, l’eût condamnée au feu, comme convaincue d’avoir un commerce avec les incubes. Vous tremblez, lecteur ; rassurez-vous. Le Sylphe saura bien s’y prendre. Agnès est une sotte ; mais elle aime trop pour réfléchir ; il faut lui pardonner ; d’ailleurs, tout ira bien.

Agnès se promène en chemise dans sa cellule et en cheveux flottans, quand soudain un coup de vent furieux ouvre la porte avec fracas, et ferme la fenêtre. La pensionnaire s’effraie, ferme la croisée et la porte en tremblant, et pour remettre ses sens, s’assied sur le pied de son lit. Cet ouragan lui paraît fort ordinaire ; mais pas à moi, ni à vous, lecteur, qui savons qu’il n’y a jamais de vent et d’orage, quand il n’y a pas le plus petit nuage au ciel ; l’aquilon qui avait fait ce tintamare, et qui était aux ordres du Sylphe, se tait tout-à-coup, et notre invisible galant, à qui il servait probablement de Phaëton ce jour-là, est entré. Vous dire comment, je ne le puis. Est-ce par la cheminée ? est-ce par la serrure ? est-ce par la porte ? est-ce par un carreau ? Je n’en sais rien ; mais il l’a fait si adroitement que ni Agnès, ni moi, ne l’avons vu, de sorte qu’il n’y a rien d’ouvert, ni de dérangé, ni de cassé. Eh bien, y êtes-vous ? Ma foi, convenez que tout est possible aux esprits, comme je l’ai dit, aux héros imaginaires, aux esprits aëriens, aux gnomes, aux follets, aux lutins, aux Sylphes, aux salamandres et aux farfadets. Tant est que le nôtre est déjà dans les bras de notre Agnès, sans qu’elle le voie ; mais elle le sent, et c’est ce qui plaît le plus à nos dames. Il cueille sur ses lèvres plusieurs baisers qu’elle lui rend. « Tu as été discrette, ma bonne amie, lui dit-il, et tu vas être récompensée. Tout dort encore ici ; nous sommes en sûreté, et je vais me montrer à toi dans toute ma splendeur, te dire qui je suis, et comment je suis venu dissiper ton ignorance. »

Nous habitons l’air ; nos essaims légers parfument les nuages dorés d’un beau matin ; notre emploi est de former le cortège brillant du Soleil, de Flore et de Vénus, de procurer des songes voluptueux aux bergers et aux pastourelles. Nous sommes les ministres et les courtisans de l’Amour. Je suis en un mot un de ces Sylphes qui veillent au bonheur et à la conservation des belles, broyent le carmin qui colore leurs joues, et se communiquent parfois à elles. J’ai eu pitié de ton état, et je suis venu combler tes vœux. Ecoute maintenant comment une puce a été la source de tes plaisirs.

Nous pouvons prendre toutes les formes que nous voulons, quand il s’agit d’être utiles aux mortels, mais jamais pour leur nuire. Nous devenons éventails pour rafraîchir une belle ; nous jouons, sous la forme d’une mouche, dans les pompons et les fleurs qui ornent sa tête ; nous devenons épagneuls, perroquets, serins, enfin tout, selon leur goût et leur fantaisie… J’ai depuis long-tems adopté ce couvent pour être le théâtre de ma bienfaisance et de mes plaisirs, en y consolant celles pour qui la virginité est un fardeau insupportable, et qui sont cloîtrées, comme toi, malgré elles.

Toujours jeunes, toujours beaux, toujours robustes, exempts de passions, de goûts frivoles et de maux, toujours sensibles, toujours honnêtes, toujours aimans, notre commerce n’est jamais troublé par les venins destructeurs du vice et l’enflûre qui résulte des embrassemens des amans terrestres, et nous sommes un trésor pour une prude. Les remèdes que nous dispensons à nos favorites sont à une dose modérée, mais toujours égale et fréquente, peu à-la-fois, mais souvent. Les sens y trouvent leur compte, et le cœur encore plus, parce qu’il a toujours à desirer, et le desir est une faveur du ciel. On ne se lasse pas de jouir par ce moyen, et le plaisir est plus vif, et semble toujours nouveau. Sœur Thérese tâta souvent de mon spécifique, et la cure fut heureuse. Les roses succedèrent bientôt sur son visage aux lis et aux jonquilles qui le flétrissaient, et comme toi, elle fut sauvée par moi. J’étais sans cesse auprès d’elle sous la forme du plus beau serin de Canarie. Oiseau le jour, amant la nuit, rien ne manquait à notre ivresse. Personne ne la troubla pendant bien long-tems. Sa belle main me donnait le jour force bombons que je payais la nuit par force friandises d’un autre, genre, et qui plaisaient beaucoup plus à Thérèse. Quelle foule de momens délicieux j’ai passés auprès d’elle ! Mon bonheur était trop grand pour durer. Comme il est impossible d’être femme, et de ne pas jaser, elle fit confidence de nos plaisirs à une fausse amie qui, jalouse de son bonheur, avertit les autres nones. On nous épia, et nous fûmes surpris dans une posture peu équivoque. Je fus obligé de disparaître, et de laisser la pauvre Thérèse en proie à la fureur de la cohorte embéguinée qui l’ensevelit dans un cachot obscur, où elle mourut victime de son imprudence, sans que j’eusse pu la sauver. Je la regrettai sincèrement. Elle était aimable, tendre, voluptueuse, complaisante et spirituelle. Je me consolai de la perte de Thérèse avec la sœur Sainte-Emilie, avec qui je pris la forme d’un angola qu’elle aimait beaucoup. Elle me couchait avec elle, ignorant, l’innocente qu’elle était, qu’elle mettait un chat gourmand à côté de son fromage ; et que ce chat était un Sylphe ainsi métamorphosé pour l’amour d’elle. Figure-toi sa surprise, quand me caressant la première nuit, elle sentit ce que sa main blanche frottait légèrement, cessant tout-à-coup d’être le dos d’un angola, devenir ce qui te fit hier tant de mal et tant de plaisir. Quelle volupté ! Quelle tendresse ! Que de préliminaires délicieux Que de caprices charmans ! Quels alentours ravissans ! Quel sel piquant cette fille savait mettre à nos jeux ! Oh ! Sainte-Emilie ! Vénus ne vous valait pas…

Sainte-Emilie avait été forcée de prendre le voile par raison de famille, et depuis quelques années cette malheureuse fille était rongée par les traits d’un chagrin que rien ne pouvait dissiper. Une mélancolie sombre la minait insensiblement, et la conduisit enfin au tombeau. Cette intéressante maîtresse n’ouvrit jamais la bouche pour témoigner son bonheur, et il n’eut jamais été interrompu sans l’accident funeste qui l’a priva de la vie, et que tout mon amour ne put prévenir.

Oh ! mon sauveur, dit Agnès, puissé-je te paraître aussi intéressante, aussi voluptueuse que Thérese, et aussi discrette que Sainte-Emilie, si c’est le moyen de te conserver ! Tu m’es trop cher pour que je te perde, en me prévalant de ton choix. Je me livre à toi sans réserve, je me repose sur ta tendresse, ma vie est entre tes mains, mais daigne payer ma confiance, en me montrant mon céleste amant. — Le voilà !… Et soudain les yeux d’Agnès sont éblouis par l’éclat du Sylphe. Il est sans voile, et semblable au bel Adam, avant son crime. Des cheveux noirs flottent sur ses épaules d’ivoire, le feu de l’amour étincelle dans ses yeux, sa bouche de rose sourit agréablement, et la beauté de son cou ne peut être égalée que par celle du mien, si j’en crois Mimi et d’autres femmes connaisseuses qui me l’ont dit. C’est l’Amour, c’est Mars, c’est vous, lecteur, si vous voulez que je vous flatte, c’est moi, si vous voulez que je me flatte aussi, c’est un ange, enfin tout ce que vous voudrez. Il est autant au-dessus de Pâris, que le cèdre altier l’emporte sur le lierre rampant ou l’humble fraisier. Une couronne de roses orne l’ébène de ses cheveux, et une odeur délicieuse s’exhale de toutes les parties de son corps. Je n’en excepte pas même son membre, consolateur des filles, qui faisant exception aux loix de la nature, ressemble à un faisceau de thym et de serpolet, pour me servir des termes du saint évangile qui, parlant du nerf de Salomon, s’exprime ainsi : et fascinus sicut fasciculus myrrhæ, etc. » Vois ton amant, dit le Sylphe, est-il digne de toi ? — Ah ! dis plutôt : suis-je digne de lui ? — Quoi C’est toi que je pressais dans mes bras, et je ne te voyais pas ! Viens, que je t’embrasse avec transport. Vas, toutes les loix divines et humaines ne viendraient pas à bout de me persuader que l’amour est un crime, quand on le goûte avec toi. Je brûle… Je me meurs… Viens, appaise ma soif. Mets-le moi mille fois et mille fois encore, que j’expire dans tes bras ! — Il faut être esprit, et de beaucoup d’esprit pour être aussi dur que cela… Tiens, Agnès, juges-en…

Agnès empoigne avec fureur le nerf céleste, admire sa tension, sa longueur, sa rubicondité, l’approche de son vase, s’effraie, et le retire, lui donne quelques secousses, et, dans un accès de frénésie érotique, le baise mille fois, le serre, et le plaçant tantôt contre un bouton de son sein, et tantôt contre l’autre, lui arrache sur chaque partie une libation copieuse qui l’inonde. Elle le met dans sa bouche, et sa langue essaie d’en pomper jusqu’à la moëlle. — Ah ! C’en est trop, je ne m’attendais pas à ce rafinement de volupté de la part d’Agnès. Tirons le rideau. J’ai voulu peindre Agnès novice, et pas Agnès suceuse. Si le lecteur veut se faire une idée des scènes lubriques qui se sont passées entre le Sylphe et Agnès, il peut consulter le poëme de la Foutr...., les Mémoires de Saturnin, l’Arétin Français, et la Messaline Française… Ma muse pudibonde à ces sortes de tableaux, refuse son ministère, et je ne veux prêcher que la sensibilité ; en voici un trait digne de passer à l’immortalité.

Siècles à venir, scientifique postérité, vous, mes chers contemporains qui ne croyez pas aux beaux sentimens, ou qui y croyez sans les pratiquer, écoutez, admirez, et imitez ce rare exemple d’amitié. Tel auteur nous fait dans ses ouvrages de beaux tableaux d’actions patriotiques, qui n’a jamais eu la pensée d’obliger un malheureux, et tel lecteur s’extasie et larmoie à la vue d’un passage où la sensibilité respire, qui comme la plupart des auditeurs à la sortie d’un beau sermon, dit que le prédicateur a fait son métier, qu’il faut qu’il fasse le sien, et n’en est pas plus disposé à en mettre les belles leçons à profit. J’ai perdu, il est vrai, les pièces qui constatent l’authenticité du fait que je vais raconter, mais je le garantis vrai…

Agnès, au milieu de ses plaisirs, laisse échapper un soupir, et des larmes tombent de ses yeux. Mais il ne faut pas les confondre avec celles qui sont produites par des élans de la volupté. Un Sylphe y voit clair, et je ne m’y trompe pas non plus… « Pourquoi ces pleurs ? dit le Sylphe à la pleureuse ; pourquoi ce soupir ? As-tu encore quelque souhait à combler ? Parle et compte sur ma tendresse… Ne suis-je pas trop exigeant, ou l’es-tu trop ? Il me semble pourtant que je me surpasse… » — Ah, dit Agnès, peux-tu croire que je ne sois pas contente de toi ? Ton amour m’égale aux bienheureux, je te serre dans mes bras, tes caresses me dévorent, ta vigueur m’épuise… Nous ne faisons qu’un, et j’ai joui dix fois du bonheur des dieux… Mais permets-moi de desirer encore, et de donner un souvenir à l’amitié… — Je suis seule heureuse, c’est trop pour moi, et ce n’est pas assez pour mon cœur. Jouir seule, et ne pas penser aux autres pour leur procurer le même plaisir, c’est un égoïsme, une dureté d’ame dont je ne fus jamais capable. Ecoute : ma bonne amie, la pauvre Louise, souffre et languit, tandis que je suis trop heureuse. Je juge de ses tourmens par ceux que j’ai endurés ; ils doivent être affreux, et mon ivresse ne sera complette que quand elle la partagera avec moi. C’est à elle que je dois mes premiers plaisirs, et je voudrais qu’elle pût me devoir ses derniers. Ne me refusez pas, ou je meurs… ma pauvre compagne ! ma pauvre Louise !…

Convenez, lecteur sentimental, que voilà un trait d’amitié digne d’être transmis à la postérité sur le marbre et l’airain. Voyez-vous beaucoup d’hommes, au sein de l’opulence, quand tout prévient et sature leurs goûts insatiables, s’occuper de ceux que la misère opprime, et gémir de ne pouvoir partager leur aisance avec les infortunés. Non, sans doute, et le sublime auteur des Epreuves du sentiment n’est pas lui-même assez pourvu de ce sentiment pour faire le bonheur des autres, puisque je sais que bien loin de faire ce qu’il enseigne, il emprunte, et ne rend pas, achete, et ne paye pas, et laisse mourir de faim son pauvre frère. J’en citerais mille autres… Et voilà les hommes ! Mais, au sein de la volupté, quand la seule réflexion que l’on peut faire, et les seuls désirs à former, sont de s’y livrer encore de plus belle, s’imaginer de se souvenir de son amie, se plaindre qu’elle ne partage pas vos délices, et s’ôter les morceaux de la bouche, c’est en vérité une folie et une sottise qui ne peut se trouver que dans une fiction, un héros de roman et le cerveau exalté d’un misérable poëte comme moi, et j’en suis fâché. Charitas optima incipit per se, c’est-à-dire, par un C. Qu’en dites-vous, Messieurs ?

Amitié ! beau sujet des déclamations modernes et des grands raisonnemens, toi qui es morte avec Dubreuil et Peckméja, toi qui es dans toutes les bouches et qui n’es dans aucun cœur, toi qu’on prône par-tout, et qui n’existes point, toi que les hommes outragent même, en osant prononcer ton respectable nom, sois du moins dans cet ouvrage, et qu’il soit ton autel, s’il n’en est pour toi dans nos perfides cœurs ! Tu m’as leurré, tu m’as trompé ; j’ai cru inspirer l’amour de ton culte à quelques êtres que j’avais adoptés et crus dignes de te connaître, mais les monstres m’ont déchiré, m’ont abreuvé de douleurs et de regrets, et je suis forcé d’effacer maintenant de mes tablettes, comme de mes ouvrages, des noms qui devaient m’être toujours chers, et qu’hélas je ne puis oublier. Tu m’as trompé cruellement, mais je t’aime encore, en ne croyant plus à tes reliques…

En vérité, dit l’amoureux Sylphe étonné de tant de générosité, je ne te conçois pas, charmante Agnès, et cette demande est tout-à-fait singulière, pour ne pas dire plus… L’amour est naturellement jaloux ; ce qu’il possède, il veut le posséder seul. Si, par exemple, j’aimais Louise, et lui procurais les mêmes voluptés qu’a toi, est-ce que cela te ferait plaisir ? — Oh ! oui, dit Agnès, je sais, et je suis sûre qu’à ma place elle en ferait autant. Quoi ! je languirais de voluptés, tandis que mon amie se dessèche dans les inquiétudes et le chagrin ? Quelle idée ! elle empoisonne toute ma jouissance ! — Mais non-seulement, tes plaisirs seront diminués, si je les procure à Louise, mais encore, je croirais te faire une injure en l’aimant ; et si tu ne t’en irritais pas, je croirais que tu ne m’aimes point. — Tu ne m’aimes donc pas, Agnès ?… — Peux-tu former un semblable doute, cher amant, et faire cette question à celle qui doit sa vie et son bonheur à ton zèle, et qui ne sçut jamais aimer personne faiblement ? — Eh bien, si tu m’aimes, serait-il dans l’ordre que tu me visses sans colère et sans plaintes, porter à une autre que toi mon hommage, mes desirs, mes forces et le culte qui t’appartient ? — Cela est vrai, dit Agnès, je commence à sentir la justesse de cette réflexion. Tu serais peut-être fâché toi-même, si je te quittais pour un autre. — Certainement, dit le Sylphe. — Mais, dit notre modèle d’amitié, la nature des circonstances force quelquefois à faire exception à la règle générale, et à heurter un peu les principes reçus. Le moral doit quelquefois céder au physique… Nous sommes au couvent, et une manière d’être, contraire au droit naturel peut nous justifier d’une action qui, heurtant, les conventions civiles et les loix de la société, se rapproche plus qu’elles de cette même nature. Il faut jouir avant d’aimer Ne peux-tu pas la rendre heureuse, sans me faire beaucoup de tort ? Ne peux-tu l’aimer un peu, sans l’aimer tout-à-fait autant que tu m’aimes ? Ne peux-tu lui faire cela, sans l’aimer ? Cela n’est pas difficile aux hommes ; il ne faut qu’un peu de complaisance. Une femme en vaut une autre, quand elles sont belles toutes deux. Moi, je te serai toujours fidelle, parce que je ne puis rien trouver au-dessus de toi ; mais Louise peut valoir mieux que moi, et je n’en suis point jalouse. J’aime mieux avoir la portion moins forte, et que ma bonne amie soit heureuse ; je jouis déjà de son bonheur. — De si beaux sentimens, dix le Sylphe, méritent l’amour le plus tendre. Aussi le mien sera-t-il toujours des plus vrais et des plus constans. Je t’admire, et tu seras obéie, mais sans te nuire et sans te priver. Demain un Sylphe de mes amis prendra une forme quelconque à son choix, et si elle te vient voir, il te sera facile de juger à sa démarche, à son humeur enjouée, qu’elle a comme toi ce qu’elle desirait, et que l’amour a versé dans son ame toute l’ivresse du véritable plaisir.

Ah ! dit Agnès, que cet espoir me flatte ! Le plaisir va m’être plus doux, puisque tu m’assures que mon amie en goûtera autant. Oh ! qu’elle sera heureuse ! Ah ! mon doux ami, célébrons-en la fête. Je voudrais être le témoin de ses plaisirs ; j’applaudirais à son ivresse, au lieu de l’envier, et je tacherais de l’augmenter. Faisons donc ce qu’elle fera ; aussi-tôt fait que dit. L’amour trois fois les rendit semblables aux immortels. — Mais c’est assez travailler pour un amant papillon… Terminons ici leurs courses amoureuses. — Ecrire ne coûte rien, mais faire, c’est autre chose. Le Sylphe est allé chercher à Louise un second lui-même, et elle sera contente. Je le suis aussi d’avoir amené nos deux pensionnaires à bon port, et je baisse la toile.

Je souhaite à toutes les dames qui liront cet ouvrage, des plaisirs aussi solides que ceux d’Agnès, lors de sa dernière aventure. L’arbre de la science du bien et du mal est gros, noueux et enseveli dans les épines ; mais avec du courage, on vient à bout de tirer son épingle du jeu. Tirez-donc, Messieurs ; tirez, Mesdames ; moi qui suis fatigué d’avoir conté, je vous tire, Mesdames…, ma révérence. Adieu.