Les Vivants et les Morts/Ô mon ami, sois mon tombeau
Ô MON AMI, SOIS MON TOMBEAU
Ô mon ami, sois mon tombeau,
La jeune terre étincelante
Et les jours d’été sont trop beaux
Pour une âme à jamais dolente !
Je crains les regrets et l’espoir ;
Laisse-moi rentrer dans ton ombre,
Comme les collines du soir
Rejoignent la nuit ferme et sombre.
Avec un cœur si lourd, si lent,
Que veux-tu qu’aujourd’hui je fasse
Du parfum des marronniers blancs,
Et des promesses de l’espace ?
Je sais ce qu’un soir lisse et pur
A bu de plaisirs et de peines !
Les corbeaux flottent sur l’azur
Comme un mol feuillage d’ébène.
Partout quel opulent loisir,
Quelle orgueilleuse confiance
Qui joint les appels du désir
Aux sécurités du silence !
Les oiseaux, dans le doux embrun
De l’éther rose et des ramées,
Sont légers comme des parfums
Et glissent comme des fumées ;
On entend leurs limpides voix
Incruster de cris et de rires
Le ciel qui passe sur les bois
Comme un lent et pompeux navire.
— Mais je sais bien que vous mourrez,
Et que moi, si riche d’envie,
Je dormirai, le cœur serré,
Loin de la dure et sainte vie ;
Toutes les musiques des airs,
Tous ces effluves qui s’enlacent
Fuiront le souterrain désert
Où le temps ne luit ni ne passe ;
Et nous serons ce bois des morts,
Ces branches sèches et cassées
Pour qui les jours n’ont plus de sort,
Pour qui toute chose est cessée !
Et pourtant mon cœur éternel,
Et sa tendresse inépuisable,
Plus que l’Océan n’a de sel,
Plus que l’Égypte n’a de sable,
Contenait les mille rayons
De toutes les aubes futures…
— Être un jour ce mince haillon
Qui gît sous toute la Nature !