Aller au contenu

Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 14.

La bibliothèque libre.
Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 47-51).




Du ſurplus qui ſe paſſa en cette affaire, iuſqu’à ce que Pedro de Faria m’enuoya vers le Roy de Batas, & de ce que ie vis en ce voyage.


Chapitre XIV.



Apres que Pedro de Faria euſt receu la lettre du Roy Bata, & conneu pour quelle affaire il luy auoit enuoyé son Ambaſſadeur, il donna ordre qu’on le receut auec toute ſorte d’honneurs. Cela fait, dix-ſept iours apres ſon arriuée à Malaca, il le congedia : mais auparauant il luy accorda tout ce qu’il luy auoit demandé par son Ambaſſade ; meſme il luy donna quelque choſe de ſurplus, comme quantité de pots, de dards, & bombes à feu. Auec cela l’Ambaſſadeur partit de ceſte fortereſſe ſi content & ſi ſatisfait, qu’il en verſa des larmes de ioye ; meſme il fut remarqué que paſſant deuant la grande porte de l’Eglise, il ſe tourna vers elle, les mains iointes, & les yeux eſleuez au Ciel. Puis, comme s’il euſt parlé à Dieu ; Puiſſant Seigneur, dit-il publiquement, qui en repos & en grande ioye vis là haut aßis ſur le threſor de tes richeſſes, qui ſont les eſprits formez par ta volonté, ie te promets que ſi c’eſt ton bon plaiſir de nous donner la victoire contre ce Tyran Achem, & permettre que nous regaignions ſur luy ce qu’auec vne inſigne trahiſon il nous a oſté, en ces deux places de Iacur & Lingau, que touſiours auec vne grande & fidelle ſincerité nous te reconnoiſtrons en la Loy des Portugais, & en la ſaincte Verité, en laquelle conſiſte le ſalut de tous ceux qui ſont nez au monde. Dauantage, nous te ferons baſtir en noſtre païs de belles Maiſons parfumées de bonnes odeurs, où tous les viuans t’adoreront les mains iointes, comme il s’eſt touſiours faict iuſqu’a maintenant dans les terres du grand Portugal. Voyla ce que ie promets derechef, & te iure auec toute la fermeté d’vn bon & fidele ſeruiteur, que le Roy mon Maiſtre ne reconnoiſtra iamais d’autre Roy que le grand Portugais, qui eſt maintenant Seigneur de Malaca.

Ayant fait cette proteſtation, il s’en alla droict s’embarquer à la meſme Lanchare où il eſtoit venu, & fut accompagné de dix ou douze Balons, qui ſont de petites barques, qui s’en allèrent iuſques en l’Iſle d’Vpe, eſloignée du port de demie lieuë ſeulement. Là meſme le Bandera de Malaca (qui eſt comme l’Intendant de la Iuſtice entre les Mahometans, & le plus abſolu en ce qui touche le commandement & la dignité) ſe treuua exprez par la commiſſion qu’il en euſt de Pedro de Faria, pour le traitter en ce partement. Comme en effet il luy fit vn grand feſtin à leur mode, lequel fut accompagné de haults-bois, tambours, trompettes, & cymbales ; enſemble d’vne bonne muſique de voix accordées au ſon des harpes, des doucines, & des violes, le tout à la façon de Portugal. Dequoy cét Ambaſſadeur s’eſmerueilla tellement, qu’il en mit le doigt à la bouche, action couſtumiere à ceux de ce païs, quand ils s’eſtonnent de quelque choſe. Cependant ſur l’aduis que donnerent certains Mahometans à Pedro de Faria, vingt-iours apres le partement de cét Ambaſſadeur, que s’il enuoyoit au Royaume des Batas quelques marchandiſes des Indes, il y pourroit profiter beaucoup, & encore dauantage ſur celles qu’on pourroit tirer de ce païs ; pour cét effet il fiſt équiper vn Iurupango, de la grandeur d’vne petite Carauelle, où pour lors il ne voulut hazarder que dix mille ducats.

Or afin de les faire profiter, il mit dans ce vaiſſeau vn certain Mahometan, natif de Malaca, & me demanda ſi i’y voulois aller auſſi pour luy tenir compagnie, adiouſtant qu’en tel cas ie l’obligerois infiniment, pource que par ce moyen, ſous pretexte d’eſtre enuoyé Ambaſſadeur en ce païs-là, ie pourrois voir le Roy Bata, & meſme m’en aller auec luy contre Achem, choſe qui me feroit profitable en quelque façon. Or afin qu’eſtant de retour de ce païs-là, ie luy fiſſe vn veritable recit de tout ce que i’y aurois veu, il me pria de bien remarquer tout ce qui s’y paſſeroit, & de m’informer par meſme moyen s’il eſtoit vray qu’en ces contrées fût l’Iſle d’Or ſi fort renommée, de laquelle il auoit intention d’eſcrire au Roy de Portugal, s’il en découuroit quelque choſe. Sans mentir i’euſſe bien voulu m’excuſer de faire ce voyage, à cauſe que ces païs m’eſtoient inconnus, & les habitans tenus d’vn chacun pour dire grandement perfides & traiſtres ; ioinct que ie n’y pouuois pas beaucoup profiter, pour n’auoir que cent ducats deuant moy. Mais dautant que ie n’oſay point m’oppoſer à la volonté de ce Capitaine, ce fut à mon grand regret que i’embarquay auec l’infidelle, qui eſtoit conducteur de la Marchandiſe. Le Pilote trauerſa de Malaca au port de Surotilau, qui eſt en la coſte du Royaume d’Aaru, coſtoyant touſiours l’Iſle de Samatra, vers la Mer Méditerranée, iuſqu’à ce qu’en fin nous arriuaſmes à vne certaine riuiere nommée Hicanduré. Apres auoir employé cinq iours de temps à tenir touſiours cette route ; nous arriuaſmes à vn havre appellé Minhatoley, eſloigné de neuf lieuës du Royaume de Peedir. De là nous fiſmes canal ſur cette meſme riuiere, qui n’a en cét endroit que vingt-trois lieuës de largeur. Nous treuuans enfin de l’autre coſté de la Mer Oceane, nous y nauigeaſmes quatre iours durant, & nous en allaſmes moüiller l’anchre en vne petite riuiere nommée Guateamgim, qui n’auoit que ſept braſſes de fonds, ſur laquelle nous fiſmes ſix ou ſept lieuës. Or durant que nous y nauigions auec vn bon vent, nous viſmes à trauers vn bocage, qui eſtoit à la riue d’icelle, vne telle quantité de couleuures, & d’autres animaux rampans non moins prodigieux pour leur longueur, que pour leurs formes eſtranges, que ie ne m’eſtonneray pas ſi ceux qui liront cette Hiſtoire, ne daigneront croire ce que i’en raconteray ; principalement les perſonnes qui n’auront point voyagé ; ſçachant bien que ceux qui ont peu veu, ne doiuent croire auſſi que fort peu, au pris de beaucoup qui croiront ceux qui ont beaucoup veu. Le long de cette riuiere, qui n’est pas autrement large, il y auoit vn grand nombre de lezars, que l’on peut plus proprement appeller ſerpens, à cauſe qu’il s’y en voyoit d’auſſi grands qu’vn petit vaiſſeau qu’on appelle Almadia, auec des eſcailles ſur l’eſchine, & la gueule large de deux pieds. Ceux du païs nous ont aſſeuré, que ces animaux ſont ſi hardis, qu’il s’en treuue quelques fois, qui ſeuls attaquent vne Almadia, principalement quand ils voyent qu’il n’y a que quatre ou cinq perſonnes, & la coule à fonds auec leurs queuës, afin d’en manger les hommes, qu’ils aualent tous entiers, ſans les démembrer. Nous viſmes auſſi en ce lieu-là vne eſtrange eſpece d’animaux, qu’ils appellent Caqueſſeitan. Ils ſont de la grandeur d’vne grosse Oye, fort noirs, & eſcaillez ſur le dos, auec vn rang de pointes aiguës, qu’ils ont ſur l’eſchine, & qui ſont de la longueur d’vne plume à eſcrire. Dauantage, ils ont des aiſles ſemblables à celles des chauue-ſouris, le col fort long, & ſur la teſte vn petit os, fait comme vn argot de coq, auec vne queuë fort longue, ſemée de tâches noires & vertes, comme les lezars de ce païs. Ces animaux ſautent & volent enſemble, ainſi que les ſauterelles, & de cette façon ils vont à la chaſſe des Singes, & de telles autres beſtes, qu’ils pourſuiuent iuſques au plus haut des arbres, & s’entretiennent de cette chaſſe ordinairement. Nous y apperceuſmes auſſi des couleuures chaperonnées, groſſes comme la cuiſſe d’vn homme, & ſi venimeuſes, que les Negres du païs nous diſoient que ſi leur vent touchoit quelque choſe viuante, elle mouroit à meſme temps, ſans qu’il y euſt moyen d’y mettre remede, quelque antidote qu’on y appliquaſt. Nous en viſmes encore d’autres, qui n’eſtoient pas chaperonnées, ny ſi venimeuſes que les precedentes, mais beaucoup plus groſſes & plus longues ; ioinct qu’elles auoient la teſte de la groſſeur d’vn veau. L’on nous dit que celles-cy vont à la chaſſe de cette ſorte. Elles montent ſur les arbres ſauuages, dont il y en a dans ce païs vn aſſez bon nombre, & entortillans quelque branche auec la pointe de leur queuë, elles laiſſent pendre leur corps en bas. Par meſme moyen mettant leur teſte sur l’herbe au pied de l’arbre, elles appuyent contre terre vne de leurs aureilles, afin que par cét artifice elles puiſſent ouïr ſi quelque choſe remuë durant la tranquillité de la nuit. Que ſi de hazard vn bœuf, vn ſanglier, ou quelqu’autre animal vient à paſſer par deſſous l’arbre, ou prés d’iceluy, elles le saiſiſſent auec leur gueule ; & dautant qu’elles ont deſia leur queuë arreſtée en haut à la branche de l’arbre, elles n’attrappent choſe quelconque qu’elles n’attirent ſur l’arbre ; tellement que de cette façon rien ne leur eſchappe. Là nous apperceuſmes auſſi vne grande quantité de Magots, gris & noirs, de la hauteur d’vn gros mâtin, deſquels les Negres de ce pays ont plus de peur que de tous les autres animaux, pource qu’ils attaquent auec tant de hardieſſe, que nul ne leur peut reſiſter.