Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 26.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 91-94).


De l’armée que le Roy d’Achem enuoya contre le Roy d’Aaru, & de ce qui luy aduint en arriuant à la riuiere de Panetecan.


Chapitre XXVI.



Apres que i’eus recouuert ma ſanté, Pedro de Faria m’enuoya querir à la fortereſſe, où il s’enquit de moy des choſes que i’auois faites auec le Roy d’Aaru, enſemble comment, & en quel endroit ie m’eſtois perdu. Là deſſus ie luy fis vne ample relation de tout le ſuccez de mon voyage, & de la perte qui m’eſtoit aduenuë ; dequoy il demeura tout eſtonné. Mais deuant que traitter d’autre choſe, il eſt neceſſaire de rapporter icy quelle fut la fin de cette guerre de ces deux Roys d’Aaru & d’Achem, & quel l’appareil de leurs armées, afin que par là paroiſſe clairement la deſolation que i’ay ſi ſouuent predite auec tant de gemiſſemens & de larmes, touchant noſtre Malaca, forteresse grandement importante à l’Eſtat des Indes ; à cauſe dequoy ie n’ay peu retenir maintesfois mes plaintes : ce qui toutesfois eſt vne choſe qui ſemble eſtre miſe en oubly par ceux qui auec plus de ſuiet en deuroient auoir la memoire touſiours preſente. Car ie reconnois que la raiſon veut que de deux choſes il en faut executer vne, à ſçauoir, ou ruiner entierement la puissance du Roy d’Achem, ou par elle-meſme perdre miſerablement tout le pays que nous auons conquis le long de la coſte du Sud, comme Malaca, Banda, Maluco, Sunda, Borneo, & Timor, & deuers le Nord, la Chine, le Iappon, & les Lechies, & pluſieurs autres terres & ports, où les Portugais ont vn tres-grand intereſt, pour le trafic qu’ils y font iournellement. Auſſi y eſperent-ils plus de profit qu’en aucun autre de ces endroits deſcouuerts, au delà du Cap de bonne eſperance, pource que l’eſtenduë en eſt ſi grande, qu’elle contient le long de la coſte plus de trois mille lieuës, comme l’on pourra voir aiſément par les Globes & les cartes du monde qui en traittent au long, s’il eſt ainſi que leur graduation ſoit veritable. D’ailleurs, ſi ceſte perte aduenoit, ce que Dieu ne permetra point, s’il luy plaiſt, par ſon infinie miſericorde, bien que nous ne le meritions que trop pour noſtre nonchalance, & pour nos pechez, nous courrions fortune de perdre auſſi la doüane de Mandouim, de la ville de Goa, qui eſt la meilleure choſe que le Roy de Portugal ait aux Indes : car c’eſt des Ports & des Iſles que nous auons cy-deuant nommées, d’où dépend la plus grande partie de ſon reuenu ; en quoy ie ne comprens point les eſpiceries telles que ſont la muſcade, & les cloux de giroffle, ny les macis, que l’on apporte de ces contrées en ſon Royaume. D’ailleurs, ie ne treuue pas à propos de parler icy de tout ce que ie pourrois dire de ſurcroiſt ſur ce ſuiet, comme en eſtant teſmoin oculaire, car ce que i’en ay dit me ſemble ſuffire, pour monſtrer la grande importance de cette affaire, qui ne ſera pas ſi toſt reconneuë que ie m’aſſeure qu’on y apportera du remede. Maintenant, pour reuenir à mon diſcours, ie diray que ce Tyran d’Achem fut conſeillé par les ſiens, que s’il vouloit prendre Malaca, il n’en pourroit venir à bout en aucune façon que ce fuſt s’il l’attaquoit par mer, comme il auoit fait deſia pluſieurs fois, au temps que Dom Eſtienne de Gama, & ſes predeceſſeurs eſtoient Capitaines de la fortereſſe, ou bien que pour s’en rendre maiſtre de ce coſté, il falloit qu’il gaignaſt premierement le Royaume d’Aaru, afin de ſe fortifier par apres ſur la riuiere de Panetican, où ſes armes pourroient ſouſtenir de plus prés la guerre qu’ils pretendoit de luy faire. Car alors il auroit moyen de fermer auec moindres frais les détroits de Cincapura & de Sabaon, & ainſi empeſcher nos Nauires de paſſer és mers de la Chine, de Sunda, Banda, & des Molucques : ioint que par meſme voye il pourroit auoir les profits de toutes les drogues qui viennent de ce grand Archipelague, afin d’effectuer le nouueau contract, qui par l’entremiſe du Bacha du grand Caire, auoit eſté fait auec les Turcs. Et certainement ce conſeil ſembla ſi bon au Roy d’Achem, que l’approuuant pour le meilleur, & pour le plus aſſeuré, il fit tenir preſte vne flotte de cent ſoixante voiles, dont la pluſpart eſtoient Lanchares de rame, & Galiottes, enſemble quelques Calaluzes du païs de Ioa, & quinze Nauires de haut bord, fournies de munitions, & de viures. Dans ces vaiſſeaux il fit embarquer dix-ſept mille hommes, à ſçauoir douze mille combatans, & le ſurplus tous gens de Chiourme & Pionniers. Parmy ceux cy il y auoit quatre mille Eſtrangers, Turcs, Abiſſins, Malabares, Guſarates, & Luzons de l’Iſle de Bornée. Leur General eſtoit vn nommé Heredin Mahomet, beau frere du meſme Roy, marié auec vne ſienne sœur, & Gouuerneur du Royaume de Baarros. Toute ceſte flotte arriua ſans danger à la riuiere de Panetican, où pour lors eſtoit le Roy d’Aaru, auec ſix mille hommes du pays, ſans qu’il y euſt pas vn Eſtranger, tant pour eſtre fort incommodé, que pour auoir vn païs dépourueu de viures pour l’entretien des ſoldats. À leur arriuée les ennemis treuuerent qu’il faiſoit fortifier la tranchée, dont i’ay parlé cy deuant. Alors ſans vſer d’autre délay, ils commencerent à faire iouër leur artillerie, & à battre la ville du coſté de la mer, auec vne grande furie, qui dura ſix iours entiers. Cependant les habitans ſe deffendirent fort vaillamment, quoy que cela ne ſe fit pas ſans que de part & d’autre il y eut beaucoup de ſang reſpandu. Ce qui fut cauſe que le General de Achems connoiſſant qu’il n’aduançoit pas beaucoup, fit mettre pied à terre à ſes gens, qui flancquerent douze groſſes pieces, & ainſi la batterie recommença par trois diuerſes fois, auec tant d’impetuoſité, qu’elle démolit l’vn des deux forts qui deffendoit l’entrée de la riuiere. Ce fut par là meſme qu’à la faueur de certains ballots de coton qu’ils conduiſoient deuant eux, ils aſſaillirent vn matin la principale fortereſſe. En cet aſſaut eſtoit Capitaine vn certain Abiſſin, appellé Mamedecan, qui depuis vn mois, ou enuiron, eſtoit arriué de Iudaa, pour confirmer la nouuelle alliance que le Bacha du Caire auoit accordée au Roy d’Achem, de la part du grand Seigneur, par lequel traité il luy donnoit vne maison de doüane au port de Pazem. Cét Abiſſin ſe rendit maiſtre du bouleuart, auec ſoixante Turcs, quarante Ianiſſaires, & quelques Mores Malabares, leſquels planterent cinq enſeignes, & pluſieurs guidons. Cependant le Roy d’Aaru, à force d’encourager les ſiens auec des promeſſes, & des paroles, telle que le temps preſent requeroit, fit ſi bien qu’auec vne valeureuſe reſolution ils attaquerent les ennemis, & regaignerent le bouleuart que n’agueres ils auoient perdu, de ſorte que le Capitaine Abiſſin y demeura ſur la place, auec tous ceux qui eſtoient dedans auec luy. Le Roy voulant alors s’aider d’vn ſi bon ſuccez, comme vne perſonne qui recherchoit la victoire, fit à meſme temps ouurir les portes de la tranchée, & s’eſtant mis en campagne auec vne bonne partie des ſiens, il combatit ſi vaillamment contre ſes ennemis, qu’il les mit tous en déroute. Par meſme moyen il leur prit huict des douze pieces d’artillerie qu’ils auoient deſembarquées, & ainſi il fit ſa retraite en toute aſſeurance. À l’heure meſme il ſe fortifia le mieux qu’il pût, afin de ſouſtenir plus facilement les aſſauts que ſes ennemis luy deuoient donner.