Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 27.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 94-97).


De la mort du Roy d’Aaru, & de la cruelle iuſtice qu’en firent les ennemis.


Chapitre XXVII.



Le Roy d’Achem voyant le mauuais ſuccez qu’il auoit eu en ceſte iournée, eut plus de regret de la mort du Capitaine Abiſſin, & de la perte de ces huit pieces d’artillerie, que de tous ceux qui auoient eſté tuez au combat. Il fit doncques aſſembler ſon conſeil de guerre pour prendre vne reſolution. Là-deſſus tous furent d’aduis de continuer le ſiege commencé, & d’aſſaillir la tranchée de tous coſtez, ce qui fut executé ſi promptement, qu’en dix ſept iours qu’ils y trauaillerent, ils l’attaquerent par neuf diuerſes fois, tellement qu’à force d’inuentions & d’artifices de feu qu’vn Ingenieur Turc, qu’ils auoient auec eux, leur inuentoit tous les iours, ils démolirent preſque la plus grande partie de la tranchée. Dauantage, ils abbattirent deux des principaux forts du coſté du Sud, enſemble vne grande terre-pleine, qui en forme de fauſſe-braye deffendoit l’entrée de la riuiere, dequoy ne pût empeſcher l’effet, toute la reſiſtance du Roy d’Aaru, quoy que les ſiens ſe deffendiſſent ſi vaillamment, que le Roy d’Achem y perdit plus de deux mille cinq cens hommes, ſans y comprendre ceux que le fer & le feu auoient endommagez, dont le nombre eſtoit bien plus grand que des morts, ioint que la pluſpart moururent incontinent à faute d’eſtre penſez. Pour le regard du Roy d’Aaru, il ne fit perte que de quatre cens hommes, neantmoins pour ce que le nombre des ſiens eſtoit petit, & ſes ennemis mieux en ordre, & mieux armez, au dernier aſſaut qui fut donné le 13. iour de la Lune, cette bataille ſe termina malheureuſement par l’entiere défaite des gens du Roy d’Aaru : car le malheur voulut pour luy qu’ayant fait vne ſortie par le conſeil d’vn ſien Cacis, en qui il ſe fioit grandement, il arriua que ce traiſtre ſe laiſſa gaigner par le moyen d’vn bar d’or, qui est vn poids de quarante mille ducats, dont le Roy d’Achem luy fit vn preſent : ce que le Roy ne ſçachant point en ceſte ſorte, il attaqua ſes ennemis courageuſement, & leur liura vn ſanglant combat, où l’aduantage luy demeura ſelon le iugement de pluſieurs. Mais dautant qu’il auoit laiſſé pour Capitaine de la tranchée ce mâtin & perfide Cacis, il ſortit quelque temps apres, accompagné de cinq cens hommes, ſous pretexte de s’en aller à ſon ſecours, afin de l’aſſiſter à pourſuiure vn ſi bon commencement qu’il auoit. Dequoy s’eſtant apperceu vn des Capitaines de l’ennemy, qui eſtoit Mahometan Malabare, nommé Cutiale Marcaa, il parut incontinent ſur pied, & auec ſix cens Mahometans Guſarates & Malabares qu’il auoit amenez à deſſein, il gaigna les portes de la tranchée, que le traiſtre Cacis ne voulut aucunement deffendre, à cauſe du bar d’or qu’il auoit receu : tellement que par ce moyen le Capitaine Mahometan ſe fit incontinent Maiſtre de la tranchée, à faute de reſiſtance, & dabord il y tua tout autant de malades & de bleſſez qu’il y treuua, dont le nombre ſe montoit à quelques quinze cens hommes, à pas vn deſquels il ne voulut donner la vie. Cependant le malheureux Roy d’Aaru, qui ne penſoit à rien moins qu’à la trahiſon de ſon Cacis, voyant ſa tranchée priſe, accourut pour la ſecourir, à cauſe que c’eſtoit la choſe qui luy importoit le plus. Mais ne ſe treuuant pas le plus fort il fut contraint de quitter le camp. Alors comme il taſchoit de faire retraitte vers les foſſez de la ville, ſa mauuaiſe fortune voulut, qu’vn Turc ſon ennemy le tua d’vn coup d’harquebuſe. De cette mort s’enſuiuit la perte de tous les autres, à cauſe du grand déſordre qu’elle apporta parmy eux. Dequoy les ennemis furent ſi ioyeux, que voyant le corps de cét infortuné Roy eſtendu ſur le champ de bataille parmy les autres morts, ils le prirent incontinent, puis apres luy auoir tiré les entrailles, ils le ſalerent, & le mirent dans vne caiſſe. Ils le preſenterent depuis au Roy d’Achem, lequel auec pluſieurs ceremonies de Iuſtice, le fit ſcier publiquement par diuerſes pieces, & cuire dans vne chaudiere plaine d’huyle & de poix, auec vne eſpouuentable publication, dont la teneur eſtoit telle :

Voicy la Iuſtice que fait faire Soultan Laradin, Roy de la terre des deux Mers, & Paſtil des lampes d’or de la chapelle du Prophete Noby, qui veut, & luy plait, qu’ainſi ſcié & cuit dans le feu, patiſſe l’ame de ce miſerable Mahometan, pour auoir eſté tranſgreſſeur de la Loy de l’Alcoran, & de la parfaite croyance des Mouſſelimans, de la maiſon de la Mecque. Car cette execution eſt fort iuſte & conforme à la ſaincte doctrine du Liure des Fleurs, veu que ce meſchant s’eſt fait voir en toutes ſes œuures ſans aucune crainte de Dieu, ne ceſſant d’enuoyer des aduis touchant les plus ſecrettes affaires de ce Royaume, à ces maudits chiens du bout du monde, qui par vne grande offence, & vne inſigne tyrannie, iointe à nos pechez, & à noſtre nonchalance, ſont maintenant Seigneurs de Malaca. Cette publication acheuée il ſe fit vn bruit effroyable parmy le peuple, qui pour reſponſe s’eſcria, Ce Chaſtiment n’eſt que trop petit pour vn crime ſi execrable. Voyla veritablement de quelle façon cela ſe paſſa, & comme à la perte du Royaume d’Aaru fut iointe la mort de ce pauure Roy, qui viuoit en ſi bonne intelligence auec nous, & lequel à mon aduis, nous euſſions peu ſecourir auec peu de fraiz & de peine, ſi au commencement de cette guerre on l’euſt aſſiſté de ce qu’il auoit enuoyé demander par ſon Ambaſſadeur. De vous dire maintenant à qui en a eſté la faute, c’eſt dequoy ie laiſſe le iugement à ceux qu’il touche le plus de le ſçauoir.