Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 40.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 132-136).


Noſtre partement pour aller en l’Iſle d’Ainan, où nous auions eu nouuelles qu’eſtoit le Corsaire Coia Acem, & de ce qui nous arriva en ce voyage.


Chapitre XL.



Estans partis de cette riuiere de Pullo Cambim, nous nauigeaſmes le long de la coſte du Royaume de Champaa, iuſques à vn havre nommé Saleyiacau dix-ſept lieuës en à mont, vers le Nord, dans lequel nous entraſmes. Or pource qu’il n’y auoit là rien à gaigner, nous ſortiſmes de ce lieu preſqu’à Soleil couché, ſans faire autre choſe, que voir & compter les bourgs, qui eſtoient le long du bord de l’eau, leſquels eſtoient au nombre de ſix, cinq deſquels eſtoient petits comme des villages, & en l’autre paroiſſoient plus de mille maiſons enuironnées d’arbres fort hauts, & de quantité de riuieres d’eau douce, qui deſcendoient d’vne montagne qui eſtoit du coſté du Sud, en forme de muraille. Nous n’y vouluſmes monter alors pour voir la ville, craignans de faire mutiner le peuple. Le matin ſuiuant nous arriuaſmes à vne riuiere nommée Toobaſoy, où Antonio de Faria ancra du coſté de dehors, à cauſe que le Pilote ne ſe voulut hazarder d’y entrer, pour n’y auoir iamais eſté, & pour ne cognoiſtre le fonds d’icelle. Comme l’on conteſtoit ſur ce ſuiet, les vns pour y entrer, les autres pour n’en rien faire, nous viſmes vne grande voile qui de haute mer venoit chercher ce port. Alors bien-aiſes de la receuoir auec tous les appareils neceſſaires à noſtre deſſein, nous l’attendiſmes ſur l’ancre, ſans bouger d’où nous eſtions. Comme elle fut pres de nous, nous la ſaluaſmes, & arboraſmes la banniere du pays, qu’ils appellent Charachina, qui eſt le ſignal d’amitié, accouſtumé entr’eux en ſemblables occaſions. Ceux du Nauire au lieu de nous reſpondre en la meſme ſorte, comme ils ſembloient le deuoir faire par raiſon & recognoiſſans que nous eſtions Portugais, à qui ils ne vouloient aucun bien, dirent vne infinité de paroles vilaines & deshonneſtes, & nous firent voir ſur le haut de leur poupe, le derriere d’vn eſclaue Cafre, auec vn grand bruit & tintamarre de trompettes, tambours, & cloches ; en se mocquant de nous comme par meſpris. Dequoy Antonio de Faria ſe ſentit tellement offencé, qu’il leur fit tirer vne volée de canon, pour voir ſi cela les rendroit plus courtois. A cette canonnade ils firent reſponſe de cinq balles, ſçauoir trois de faulconneaux, & de deux autres petites pieces de campagne, que les Portugais appellent Camellos. Ce qui nous eſtonna fort, ſi bien que prenans conſeil de ce que nous ferions alors, nous reſoluſmes de demeurer au lieu où nous eſtions, pour ne iuger à propos d’entreprendre vne choſe ſi douteuſe, iuſqu’à ce que le lendemain le iour nous fit recognoiſtre les forces de ce vaiſſeau pour l’attaquer par apres auec plus d’aſſeurance, ou le laiſſer paſſer ; ce conſeil ſembla bon à Antonio de Faria, & à tous nous autres, qui faiſans bonne garde, & donnans ordre au neceſſaire, demeuraſmes en ce lieu attendant le iour, & ſur les deux heures apres minuict nous viſmes ſur l’horizon de la mer trois choſes noires à fleur d’eau, que nous ne puſmes bien reconnoiſtre, ce qui fut cauſe que nous eſueillaſmes Antonio de Faria, qui pour lors eſtoit ſur le tillac, & couché ſur vn poulailler, & luy monſtraſmes ce que nous voyons, qui n’eſtoit pas alors beaucoup loing de nous ; & craignant comme nous faiſions, que ce ne fuſſent des ennemis, il s’eſcria Arme, Arme, Arme, il fut auſſi-toſt obey, & ainſi s’aſſeura de ce dont il ſe doutoit touchant ce que nous auions veu ; & recognoiſſans que c’eſtoient des vaiſſeaux de rame qui venoient à nous, nous priſmes incontinent les armes, & fuſmes poſez par le Capitaine aux lieux les plus neceſſaires pour nous defendre. Il nous ſembla pour lors les voyant venir, voguans à la ſourdine, que c’eſtoient les ennemis du iour precedent ; & d’autant qu’en ce lieu il n’y auoit aucune choſe dequoy nous peuſſions auoir crainte, il dit aux ſoldats : Meſſieurs & freres, c’eſt vn voleur qui nous vient attaquer, à qui il ſemble que nous ne ſoyons que ſix ou ſept, ainſi que l’on a de couſtume d’eſtre en ces vaiſſeaux ; & afin qu’au nom de Ieſus-Chriſt nous puiſſions faire choſe qui ſoit bonne, que chacun ſe baiſſe, afin qu’ils ne puiſſent voir pas vn de nous, & lors nous cognoiſtrons leur deſſein, & ce qu’ils veulent de nous. Cependant qu’on tienne preſts les pots de poudre, par le moyen deſquels & de nos eſpées, i’eſpere que nous viendrons à bout de cette aduanture. Que chacun auſſi cache bien ſa meſche, afin qu’ils ne voyent point de feu, & que par ce moyen ils puiſſent croire que nous ſommes tous endormis ; ce qui fut incontinent fait, comme il l’auoit ordonné auec prudence & conſeil. Ces trois vaiſſeaux nous ayans approchez de la longueur d’vn trait d’arbaleſtre, enuironnerent noſtre lorche de poupe & de prouë ; apres nous auoir recogneus ſe tournerent pour ſe ioindre cõme s’ils euſſent fait vn nouueau cõſeil, & furent ainſi ioints l’eſpace d’vn quart d’heure. Cela fait, ils ſe ſeparerent en deux, ſçauoir les deux plus petits enſemble, qui ſe mirent à noſtre poupe, & l’autre plus grand, & qui eſtoit le mieux armé, nous attaqua du coſté d’eſtribord. Alors chacun entra dans noſtre Lorche de l’endroit qu’il croyoit eſtre le plus à propos, tellement qu’en moins d’vn demy quart d’heure, plus de quarante hommes y entrerent. Alors Antonio de Faria ſortit de deſſous le demy pont, où il eſtoit auec quelques quarante ſoldats, & inuoquant S. Iacques leur Patron, ſe ietta ſur eux ſi courageuſement, qu’en peu de temps il les mit preſque tous a mort. Puis s’aydant de quantité de pots de poudre contre ceux qui eſtoient dans les trois vaiſſeaux, il acheua de les défaire, & les contraignit de ſe ietter tous dans la mer. Auec cet aduantage nous ſautaſmes dans leurs Nauires, & les priſmes toutes trois, & ainſi Dieu nous fit la grace, que ſans aucun peril, tout nous demeura entre les mains ; ioint que de tous ceux qui s’eſtoient iettez dans la mer, il n’en fut repris que cinq, qui eſtoient encore en vie, l’vn deſquels eſtoit l’eſclaue Cafre qui nous auoit monſtré ſon derriere, & les quatre autres eſtoient vn Turc, deux Achems, & le Capitaine d’vn Iunco nommé Similau, grand Corſaire, & noſtre ennemy mortel ; Antonio de Faria les fit incontinent mettre à la gehenne, pour ſçauoir d’eux qui ils eſtoient, d’où ils venoient, & ce qu’ils nous vouloient. A cela les deux Achems reſpondirent brutalement ; & comme l’on vouloit auſſi guinder & leuer l’eſclaue qui eſtoit deſia lié pour le tourmenter, il ſe prit à pleurer, priant qu’on ne luy fiſt point de mal ; qu’au reſte il eſtoit Chreſtien, comme nous, & que ſans eſtre mis au tourment, il diroit la verité de ce qu’on luy demanderoit. Antonio de Faria le fit delier, & l’approchant aupres de ſoy, luy fit donner vn morceau de biſcuit, & vne taſſe de vin. Puis l’amadoüant par belles paroles, le pria de luy declarer la verité, puis qu’il eſtoit Chreſtien ainſi qu’il diſoit. A quoy il fit reſponſe en ces termes. Si ie ne la vous dis, ne me tenez point pour tel que ie ſuis, ie me nomme Sebaſtien, & ay eſté captif de Gaſpar de Mello, que ce chien de Similau, qui eſt là preſent, tua, il y a enuiron deux ans en Liapoo, auec vingt-cinq Portugais qu’il auoit en ſon Nauire. Ce qu’entendant Antonio de Faria il fit vn grand cry, comme vn homme remply d’eſtonnement, & diſt : Tout beau, ie n’en veux pas ſçauoir dauantage, c’eſt donc là ce chien de Similau qui a tué ton Maiſtre ? Et il reſpondit, Ouy c’eſt luy, & qui vouloit à preſent vous faire le ſemblable, eſtimant que vous n’eſtiez que ſix ou ſept : & pour cet effet il s’eſt embarqué à la haſte en intention, ainſi qu’il diſoit, de vous prendre en vie, pour vous faire ſortir la ceruelle de la teſte auec vn frontail de corde, comme il a fait à mon Maiſtre ; mais Dieu permet qu’il paye le mal qu’il a commis. Antonio de Faria voyant ce que luy diſoit cet eſclaue, qui luy aſſeura pluſieurs fois que ce chien de Similau auoit amené auec luy tous ſes hommes de guerre, & que dans ſon Iunco il n’eſtoit demeuré que quarante Mariniers Chinois, il ſe reſolut de s’ayder de cette bonne fortune, apres auoir fait mourir Similau & ſes autres compagnons, leur faiſant ſauter la ceruelle de la teſte auec vne corde, comme Similau auoit fait en Liampao à Gaſpar de Melle, & aux autres Portugais. Il s’embarqua incontinent auec trente ſoldats dans le bateau, & dans les Machuas, dans leſquels les ennemis eſtoient venus de Preuau ; à l’occaſion de la marée & du vent fauorable, en moins d’vne heure il arriua où eſtoit le Iunco ancré à mont la riuiere, vne lieuë loing de nous ; & l’ayant abordé s’y ietta ſans bruit, & ſe rendit maiſtre de la poupe, de laquelle ſeulement quatre pots de poudre qu’il ietta ſur le tillac où eſtoit cette canaille endormie, les firent tous ſauter dans la mer ; dont il en mourut dix ou douze, & les autres, à cauſe qu’ils crioient ſur l’eau, qu’ils ſe noyoient, & qu’on les prit, Antonio de Faria en fit tirer, à cauſe qu’il auoit beſoin d’eux pour la nauigation du Iunco, qui eſtoit fort grand & haut. Et voila comme il pleuſt à Dieu par vn iuſte iugement de ſa diuine Iuſtice, que la gloire de ce chien maudit fut le miniſtre qui mit en execution le chaſtiment de ſes cruautez, & qu’entre les mains des Portugais il receuſt la punition de ce qu’il leur auoit fait. Alors enuiron le poinct du iour faiſant inuentaire de toute la priſe, il ſe treuua trente ſix mille Taeis en argent du Iappon, qui valent de noſtre monnoye cinquante-quatre mille ducats, outre pluſieurs ſortes de bonnes marchandiſes qui pour lors ne furent priſées, pour n’en auoir pas eu le temps, à cauſe que le pays eſtoit deſia mutiné, & que les habitans y faiſoient quantité de feux, auec leſquels ils ont accouſtumé de ſe donner des aduis les vns aux autres, quand il y a quelque allarme d’ennemis ; ce qui contraignit Antonio de Faria de faire voile en diligence.