Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 45.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 150-152).



De ce qu’vn de ces marchands dit à Antonio de Faria, touchant l’eſtenduë de cette Iſle d’Ainan.


Chapitre XLV.



Ce vieil marchand deſirant de ſatisfaire à toutes les demandes qu’Antonio de Faria luy auoit faites, Monſieur, luy dit-il, puis qu’à preſent ie ſçay qui vous eſtes, & que la curioſité vous porte à vouloir auec vn cœur pur & net apprendre de moy ce que vous me demandez, c’eſt pourquoy ie vous diray clairement tout ce que ie ſçay de cette affaire, & ce que i’en ay ouy dire autresfois à des hommes des plus anciens, qui ont gouuerné vn long-temps cet Archipelage ; ils diſoient donc que cette Iſle eſtoit vn Eſtat abſolu ſoubs vn Roy fort riche & puiſſant, lequel pour vn tiltre plus haut & plus releué que celuy des autres Monarques de ce temps, ſe faiſoit nommer Prechau Gamuu, lequel mourant ſans laiſſer des heritiers, il y eut entre ce peuple vn ſi grand diſcord pour ſçauoir qui ſuccederoit au Royaume, que prenant accroiſſement peu à peu il cauſa vne telle effuſion de ſang, que ceux qui ont eſcrit les Chroniques qui en font mention, affirment que ſeulement en quatre ans & demy il y mourut par le fer ſeize lacazaas d’hommes, & chaque lacazaa eſt de cent mille ; ſi bien que par cette perte le pays demeura ſi deſert & ſi aride de gens, que pour lors ne ſe pouuant defendre, le Roy des Cauchins le conquit & s’en rendit le maiſtre auec ſeulement ſept mille Mogores que le Tartare luy enuoya de la ville de Tuymican, qui pour lors eſtoit Metropolitaine de tout ſon Empire. Cette Iſle d’Ainan eſtans conquiſe, le Roy de Cauchin s’en retourna en ſon Royaume, & y laiſſa pour Gouuerneur vn ſien Capitaine nommé Hoyha Paguarol, lequel en cette Iſle ſe reuolta contre luy pour quelques iuſtes raiſons qui l’inuitoient à ce faire. Or afin d’auoir pour ſupport le Roy de la Chine, il ſe rendit ſon tributaire de quatre cent mille Taeis par an, qui valent ſix cent mille ducats, moyennant laquelle ſomme il s’obligea de le defendre à l’encontre de ſes ennemis, lors qu’il en auroit beſoin : cet accord dura entre eux l’eſpace de treize ans, pendant leſquels le Roy de Cauchenchina fut cinq fois desfait en champ de bataille, & ce Hoyha Paguarol venant à mourir ſans heritiers, pour les bons offices que durant ſa vie il auoit receus du Roy de la Chine, il le déclara par ſon teſtament ſon ſucceſſeur & legitime heritier : c’eſt pourquoy iuſques à maintenant, c’eſt à dire depuis deux cent trente-cinq années, cette Iſle d’Ainan eſt demeurée annexée au ſceptre du grand Chinois, & touchant le ſurplus que vous m’auez demandé pour ce qui eſt des threſors, des reuenus, & des peuples de cette Iſle, ie n’en ſçay autre chose que ce que i’en ay appris de quelques anciens, qui comme i’ay dit, l’ont autresfois gouuernée en qualité de Teutons & de Chaems, & il me ſouuient qu’ils diſoient que tout ſon reuenu, tant de mines d’argent, doüanes, que ports de mer, eſtoit de deux millions & demy de Taeis par an, & luy voyant que le Capitaine s’eſtonnoit d’oüyr parler d’vne richeſſe ſi grande, continuant ſon diſcours : Vrayement, Meſſieurs, ſi vous faites cas, dit-il en riant, du peu que ie viens de dire, ie ne ſçay que vous feriez ſi vous voyez la grande ville de Pequin, où eſt touſiours auec ſa Cour le fils du Soleil (nom qu’ils donnerent à leur Roy) où l’on reçoit les reuenus de trente-deux Royaumes, qui dépendent de cette Monarchie, & où l’on tient que de quatre-vingt ſix mines d’or & d’argent, il ſe tire plus de quinze mille Picos, peſant en tout vingt-mille quintaux de noſtre poids François. Apres qu’Antonio de Faria l’euſt remercié de ce qu’il luy auoit reſpondu ſi à propos à ſes demandes, il le pria de luy dire en quel port aſſeuré il luy conſeilloit d’aller vendre ſa marchandiſe, & où il y euſt plus de gens de bien, puis que la ſaiſon n’eſtoit propre pour aller en Liampoo. A quoy il fit reſponſe que nous n’euſſions à aller en aucun port de ce pays, ny nous fier en aucun Chinois d’iceluy : car ie vous aſſeure, dit-il, qu’il n’y en a pas vn qui garde la verité en aucune choſe qu’il vous puiſſe dire, & fiez vous en à moy ; car ie ſuis fort riche, & ne vous mentiray comme vn homme pauure, ioint que ie vous conſeille de vous en aller dans ce deſtroit touſiours le plomb à la main pour en ſonder le fonds, à cauſe qu’il y a force bancs dangereux, iuſques à ce que vous ſoyez en vne riuiere nommée Tanauquir, parce qu’en icelle il y a vn port, où il fait bon anchrer, & où vous ſerez en aſſeurance comme vous le deſirez, & en moins de deux iours vous y pourrez vendre toute voſtre marchandiſe, & beaucoup plus ſi vous en auiez. Toutesfois ie ne vous conſeille point de la deſembarquer à terre, mais de la vendre dans vos vaiſſeaux : parce que beaucoup de fois la veuë cauſe le ſouhait, & le ſouhait le deſordre parmy les gens paiſibles, à plus forte raiſon parmy ceux qui ſont mutins & de mauuaiſe conſcience, qui ont leur inclination plus portée à prendre le bien d’autruy qu’à donner du leur aux neceſſiteux pour l’honneur de Dieu : cela dit, celuy qui parloit & ceux qui eſtoient auec luy, prirent congé du Capitaine & des Portugais, auec beaucoup de complimens & de promeſſes, dont ordinairement ils ne ſont pas chiches en ces quartiers là, baillant à Antonio de Faria en retour de ce qu’il luy auoit donné, vne petite boëtte faite de la coquille d’vne tortuë, pleine de ſemence de perles & douze perles d’honneſte groſſeur, leur demandant pardon à tous de ce qu’ils ne faiſoient trafic en ce lieu auec luy, & qu’ils auoient peur qu’en le faiſant, l’on ne les mit tous à mort, conformément à la loy de la rigoureuſe Iuſtice de ce pays, & le prierent derechef qu’il euſt à s’en aller de ce lieu en diligence, auant que le Mandarin vint auec l’armée, parce que s’il l’y trouuoit, l’on bruſleroit ſes vaiſſeaux, enſemble luy & tous ceux de ſa compagnie. Antonio de Faria ne voulant reietter le conſeil de cet homme, de peur que ce qu’il luy diſoit, ne fut veritable, fit voile incontinent, & paſſa de l’autre coſté vers le Sud, & auec deux iournées de vent d’Oüeſt, il anchra à la riuiere de Tanauquir, vis à vis d’vn petit village nommé Neytor.