Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 48.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 163-167).


De l’enqueſte ou information qu’Antonio de Faria fit de ce pays.


Chapitre XLVIII.



Estans arriuez en ce port nous anchraſmes en vne rade que la terre fait aupres d’vne petite Iſle du coſté du Sud de l’emboucheure, à l’entrée de laquelle nous demeuraſmes ſans ſaluër le port, ny faire aucun bruit, auec intention incontinent qu’il feroit nuict, d’enuoyer ſonder le fond de la riuiere, & nous informer de ce que nous deſirions ſçauoir. Si toſt que la Lune parut, qui fut enuiron les vnze heures, Antonio de Faria enuoya vne de ſes Lanteaas bien équippée, auec douze ſoldats, & en fit Capitaine vn nommé Valentin Martins Dalpoem, homme ſage, & de grande entrepriſe, qui autrefois auoit fait preuue de ſa perſonne en ſemblables occaſions, lequel eſtant party s’en alla touſiours ſondant le fond de la riuiere, tant qu’il fut arriué ou lieu où l’on anchroit. Là il priſt deux hommes qui dormoient dans vne barque pleine de vaiſſelle de terre, & retournant à bord ſans auoir eſté apperceu, il rendit compte à Antonio de Faria de tout ce qu’il auoit treuué touchant la grandeur du lieu, & le peu de Nauires qu’il y auoit dans le port ; c’eſt pourquoy il luy ſembla que ſans aucune crainte il y pouuoit entrer, & que ſi par hazard il n’y faiſoit trafic cõme il deſiroit, perſonne ne pouuoit l’empeſcher de ſortir toutes & quantesfois qu’il luy plairoit, à cauſe que la riuiere eſtoit grandement large, & bien nette, ſans y auoir aucun banc de ſable, ny autre choſe où il peuſt eſtre en danger. Ayant doncques pris conſeil de ſes gens, il conclud par leur aduis, que les deux Mahometans qui auoient esté pris, ne ſeroient enquis par tourments, comme l’on auoit deſia ordonné, tant pour ne les eſpouuanter, que par ce qu’il n’en eſtoit beſoing. Le iour eſtant venu nous diſmes vne Letanie de la Vierge auec grande deuotion, promettant de riches preſens à Noſtre-Dame du Mont, qui eſt à Malaca, pour l’embelliſſement de ſon Temple. Antonio de Faria auant que partir, ſe voulut enquerir de ces Mahometans de ce qu’il deſiroit ſçauoir, & luy ſemblant que pour lors il les gaigneroit pluſtoſt par careſſes, & par prieres, que par chaſtiments & menaces, il les careſſa, & leur declara ſon deſſein. A quoy tous d’eux d’vn accord dirent que touchant l’entrée de la riuiere il n’y auoit rien à craindre, que c’eſtoit la meilleure de toute cette anſe, & que ſouuent il y entroit & ſortoit des vaiſſeaux beaucoup plus grands que les ſiens, que le moindre fond qu’il y auoit, paſſoit quinze à vingt braſſes, & qu’il ne deuoit auoir aucune crainte des gens du pays, à cauſe qu’ils eſtoient naturellement foibles & ſans armes, ioint que les Eſtrangers qui s’y voioient, eſtoient depuis neuf iours arriuez du Royaume de Benan, en deux conuois de cinquante bœufs, chargez de quantité d’argent, de bois d’aloes, toile, ſoye, lin, yuoire, cire, lacre, benjoin, canfre, & or en poudre, comme celuy de l’Iſle de Samatra, leſquels auec ces Marchandiſes venoient tous chercher du poivre, drogues, & perles de l’Iſle d’Ainan ; & leur demandant s’il y auoit quelque armée en ce coſté, ils dirent que non, à cauſe que la plus grande partie des guerres que le Prechau, Empereur des Cochins faiſoit, ou que l’on luy faiſoit, eſtoient par terre, & que lors que l’õ les faiſoit ſur des riuieres, que c’eſtoit auec des petits vaiſſeaux de rames, & non auec des Nauires ſi grands que les ſiens, par ce qu’il n’y auoit pas aſſez de fonds pour iceux, & s’enquerant d’eux ſi le Prechau eſtoit proche de-là, ils firent reſponſe qu’il n’en eſtoit eloigné que de douze iournées de chemin, en la ville de Quangepaaru, où la pluſpart du temps il reſidoit auec ſon train, gouuernant ſon Royaume en paix & Iuſtice, & que les mines des metaux reſeruez à ſa Couronne, luy rendoient de rente tous les ans quinze mille Picos d’argent, chacun deſquels peſe cinq quintaux, dont la moitié par la Loy Diuine, inuiolablement gardee en ſes païs, eſtoit pour les pauures qui cultiuoient la terre, pour ſubſtenter leur famille. Mais que par l’aduis & conſentement de tous ces peuples, on luy auoit liberalement quitté ce droict, à condition que de là en auant il n’euſt à les contraindre à payer tribut, ny choſe aucune qui les pût intereſſer, & que pour cela les anciens Prechaus, qui ſont les Empereurs, auoient proteſté de l’accomplir, autant de temps que le Soleil donneroit lumiere à la terre. Antonio de Faria voyant le chemin ouuert par lequel il pourroit ſçauoir ce qu’il deſiroit, leur demanda quelle creance ils auoient de ce qu’ils voyoient de nuict vers le Ciel, & de iour en la legereté du Soleil, duquel ils auoient tant de fois parlé. A quoy ils firent reſponce qu’ils tenoiẽt la vraye verité de toutes les veritez, & qu’ils croyoient qu’il n’y auoit qu’vn seul Dieu Tout puiſſant, lequel tout ainſi qu’il auoit tout creé, il conſeruoit tout ; mais que ſi noſtre entendement par fois s’embarraſſoit dans le déſordre, & dans le diſcord de nos deſirs, ce n’eſtoit de la part du ſouuerain Createur, en qui ne ſe pouuoit treuuer aucune imperfection, mais que cela prouenoit ſeulement du pecheur, lequel pour eſtre impatient, iugeoit ſelon la mauuaiſe inclination de ſon cœur. Et leur demãdant ſi en leur Loy ils croyoiẽt que le grand Dieu qui gouuerne ce Tout fut venu en aucun temps au monde, reueſtu de forme humaine, ils dirent que non, par ce qu’il n’y pouuoit auoir choſe qui le pût obliger à vne ſi grande extremité, à cauſe que par l’excellence de la nature Diuine il eſtoit deliuré de nos miſeres, & fort eſloigné des threſors de la terre, & que tout eſtoit choſe trop baſſe en la preſence de ſa ſplendeur. Par ces queſtions & autres ſemblables que leur fit Antonio de Faria, nous reconneuſmes que ces peuples-là n’auoient eu iuſques alors aucune connoiſſance de noſtre verité, autre que celle qu’ils confeſſoient de bouche, & que leurs yeux leur faiſoient voir en la peinture du Ciel, & en la beauté du iour, & que continuellement par leurs Combayes, qui ſont leurs prieres, ioignans les mains ils diſoient, Par tes œuures Seigneur, nous confeſſons ta grandeur. Apres cela Antonio de Faria les rendit libres, & les fit mettre à terre, leur ayant donné quelques preſens, de quoy ils furent fort contents. Le vent ayant commencé de ſe leuer auſſi-toſt, il fit voile auec vn extréme contentement, les hunes de tous ſes vaiſſeaux entourez de tentures de ſoye de diuerſes couleurs, leur bannieres, flammes, & gaillardets déployez, auec vn eſtendart de marchandiſe à la couſtume du pays, afin que ceux qui les verroient, les tinſſent pour Marchands, & non pour Corſaires ; & vne heure apres il anchra dãs le port, vis à vis du Quay de la ville, faiſant ſa ſalue auecque peu de bruict d’artillerie ; & incontinent de terre il vint à nous dix ou douze Almadies auec force rafraichiſſements. Toutesfois eux nous treuuans eſtrangers, & recõnoiſſans par nos habits que nous n’eſtions point Siames, ny Iaos, ny Malayos, n’y d’autres nations de celles qu’ils auoient deſia veuës, ils dirent les vns aux autres ; Plaiſe au Ciel qu’außi profitable nous puiſſe eſtre à tous l’agreable roſée de la fraiſche matinée, comme cette ſoirée nous ſemble belle par la preſence de ceux que nos yeux regardent. Alors vne de ces Almadies nous abordant, demanda congé de pouuoir entrer. A quoy fut reſpondu, qu’ils le pouuoient faire, à cauſe que nous eſtions tous leurs freres de neuf qu’ils eſtoient en cette Almadie, il en entra trois ſeulement dans noſtre Iunco. Antonio de Faria leur fit bonne reception, & les fit ſeoir ſur ſon tapis de Turquie, puis leur diſt, qu’il eſtoit Marchand du Royaume de Siam, & que venant en Marchandiſe pour aller en l’Iſle d’Ainan, l’on luy auoit dit qu’en cette Ville il pourroit mieux, & plus aſſeurément vendre ſa marchandiſe qu’en aucun autre endroict, à cauſe que les Marchands d’icelle eſtoient plus veritables que les Chinois de la côte d’Ainan. A quoy ils firent reſponſe ; tu n’es point trompé en ce que tu dis, par ce que ſi tu es Marchand, comme tu dis, croy qu’en tout & par tout en ce lieu l’on t’honorera. C’eſt pourquoy tu peux dormir ſans aucune crainte.