Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 54.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 184-187).


Des autres trauaux que nous euſmes en ceſte Iſle, & de quelle ſorte nous fuſmes ſauuez miraculeuſement.


Chapitre LIV.



Estans eſchappez de ce miſerable naufrage, c’eſtoit pitié de voir cõme quoy nous allions tous nuds deſſus le riuage, ſouffrans par les bois vn ſi grand froid, & vne faim ſi cruelle, que pluſieurs de nous parlants les vns aux autres, tomboient ſoudainement en terre tous morts de pure foibleſſe, qui ne prouenoit pas tant d’vn défaut de viures, que de ce que les choſes que nous mangions, eſtoient preiudiciables, à cauſe qu’elles eſtoient toutes pourries, ioint qu’elles eſtoient ſi puantes & ſi ameres, que personne n’en pouuoit ſouffrir le gouſt dans ſa bouche. Mais comme noſtre Dieu eſt vn bien infiny, il n’y a lieu ſi eſcarté, ny ſi deſert où ſe puiſſe cacher la miſere des pecheurs, qu’il ne les y ſecoure auec des effects de ſa miſericorde infinie, ſi eloignée de noſtre imagination, que ſi nous nous repreſentions deuant les yeux la voye par où ils viennent, nous verrions clairement que ce ſont œuures miraculeuſes de ſes diuines mains, pluſtoſt qu’effects de nature, où beaucoup de fois noſtre foible iugement ſe laiſſe tromper ; ce que ie dis à cauſe que ce meſme iour que l’on celebre la feſte de S. Michel, comme nous verſions des larmes en abondance, n’eſperans plus au ſecours humain, ainſi que nous le faiſoit voir la foibleſſe de noſtre misere, & noſtre peu de foy ; il paſſa inopinément volant par-deſſus nous vn oiſeau appellé Milan, ou autrement Huas, qui venoit de derriere vne pointe que l’Iſle faiſoit vers le coſté du Sud, & battant l’air de ſes ailes, laiſſa cheoir fortuitement vn poiſſon nommé Mugin, preſque d’vn pied de long. Ce poiſſon eſtant tombé pres d’Antonio de Faria, cela le fit demeurer confus & irreſolu iuſqu’à ce qu’il euſt reconneu ce que c’eſtoit ; tellement qu’apres l’ auoir quelque temps regardé, il ſe mit à genoux, & pleurant amerement, tira du plus profond de ſon cœur, ces paroles. Seigneur Ieſus-Chriſt, Eternel Fils de Dieu, ie te prie humblement par les douleurs de ta ſacrée Paſſion, que tu ne nous accables point auec la meffiance en laquelle la miſere de noſtre foibleſſe nous a mis. Car ie crois, & tiens pour certain que le meſme ſecours que tu enuoyas à Daniel dans la foſſe aux lyons, quand tu le fis viſiter à ton Prophete Abacuc, tu nous le donneras à preſent par ta ſaincte miſericorde, & non ſeulement icy, mais en tout autre lieu, où le pecheur t’inuoquera auec vne ferme foy, & vne vraye eſperance. C’eſt pourquoy, mon Seigneur, mon Dieu, & mon Maiſtre, ie te prie, non pas pour l’amour de moy, mais de toy-meſme, & par l’interceſſion de ton ſainct Ange, la feſte duquel ta ſaincte Egliſe celebre auiourd’huy, que tu ne iettes tes yeux ſur ce que nous meritons enuers toy, mais ſur ce que tu as merité pour nous, afin qu’il te plaiſe nous accorder le remede que nous eſperons de toy ſeul, & nous enuoyer par ta ſaincte miſericorde le moyen par lequel nous puiſſions nous oſter d’icy, & nous mener en vn pays de Chreſtiens, où perſeuerans touſiours en ton ſainct ſeruice, nous te ſoyons à iamais fideles. Cela dit, il priſt le Mugin qu’il fit roſtir ſur de la braize, & le donna aux malades qui en auoient le plus de beſoin. Puis regardãt vers le coſtau de la pointe de l’Iſle, d’où le Milan eſtoit party, nous y en viſmes pluſieurs autres, qui volans ſe hauſſoient & baiſſoient ; ce qui nous fit ſoupçonner qu’il y pouuoit auoir là quelque proye, dont ces oiſeaux ſe repaiſſent d’ordinaire. Et dautant que nous eſtions tous deſireux de treuuer du ſecours, nous y allaſmes en Proceſſion, les yeux tous baignez de larmes. Alors arriuez que nous fuſmes ſur le haut de la butte, nous découuriſmes vne vallée fort baſſe, remplie d’arbres de diuers fruicts, & au milieu vne riuiere d’eau douce, puis auant qu’y deſcendre, le bon-heur voulut que nous viſmes vn Cerf fraiſchement eſcorgé, & vn Tygre qui commençoit de le manger. A meſme temps nous nous miſmes à faire de ſi grãds cris apres luy, qu’il nous laiſſa le Cerf tel qu’il eſtoit, & s’en alla fuyant dans le bois.

Ayant découuert cela, nous le priſmes pour vne bonne fortune, puis deſcendiſmes en bas vers cette riuiere, le long de laquelle nous nous retiraſmes cette nuict, & y fiſmes vn grand feſtin, tant de ce cerf, que de pluſieurs mugins que nous y priſmes, à cauſe qu’il y auoit grande quantité de Milans qui s’abbaiſſoient ſur l’eau, & y prenoient beaucoup de ces poiſſons, tellement qu’eſpouuantez par les cris que nous faiſions, ils en laiſſoient cheoir ſouuent, & ainſi nous continuaſmes noſtre peſche en cette riuiere, iuſques au Samedy ſuiuant, auquel enuiron le poinct du iour nous viſmes vne voile qui venoit vers l’Iſle où nous eſtions, laquelle nous mit en doute ſi elle aborderoit le port ou non. Sur cette incertitude nous retournaſmes au bord où nous auions fait naufrage, où apres auoir eſté demie heure de temps, nous reconneuſmes au vray que c’eſtoit vn Nauire. C’eſt pourquoy nous nous en retournaſmes dans le bois, pour n’eſtre veus ny deſcouuerts de ceux du vaisseau, lequel eſtant arriué au port, nous conneuſmes que c’eſtoit vne belle Lanteaa de rame, & que ceux qui eſtoient dedans attacherent auec deux cables, de poupe & de prouë, afin de ſe pouuoir ſeruir d’vne planche pour y entrer & ſortir plus facilement. Eſtans tous debarquez en terre au nombre de trente perſonnes, tant du plus que du moins, ils firent incontinent leur prouiſion d’eau & de bois, lauerent leur linge, & accommoderent à manger. Quelques-vns auſſi s’amuſoient à lutter, & à d’autres paſſe-temps, bien eloignez de cette creance qu’en ce lieu il y deut auoir quelqu’vn qui leur peuſt eſtre nuiſible. Antonio de Faria voyant qu’ils eſtoient tous ſans apprehenſion, & ſans ordre, & que dans le vaiſſeau il n’eſtoit reſté perſonne qui nous peuſt reſiſter : Meſſieurs mes freres, nous dit-il, vous voyez le triſte eſtat où noſtre malheur nous a mis ; dequoy ie confeſſe que mes pechez ſont la cauſe, que noſtre Dieu eſt infiniment miſericordieux : i’ay tant d’eſperance en luy, qu’il ne permettra pas que nous finiſſions miſerablement, & combien que ie ſçache que ie pourrois éuiter de vous repreſenter en memoire combien il nous importe, & nous eſt neceſſaire de prendre ce vaiſſeau, que noſtre Dieu à preſent miraculeuſement nous a amené en ce lieu ; toutesfois ie vous le redis, afin qu’en l’eſtat où vous eſtes, auec ſon ſainct Nom en la bouche & au cœur, nous nous iettions tous enſemble dans iceluy, ſi diligemment, qu’auant que d’eſtre ouïs, nous ſoyons dedans ; & l’ayants gaigné, ie vous prie que nous ne penſions à autre choſe, qu’à nous rendre maiſtres des armes que nous y trouuerons, afin que par leur moyen nous nous puiſſions bien defendre, & demeurer poſſeſſeurs de ce dont apres Dieu, dépend noſtre ſalut, & ſi toſt que ie diray trois fois Ieſus, faites ce que vous me verrez faire, à quoy nous tous reſpondiſmes que nous n’y manquerions aucunement ; de maniere que nous eſtants tous preparez d’vne façon conuenable pour executer vn ſi bon deſſein, Antonio de Faria fit le ſignal qu’il auoit dit, prenant incontinent ſa courſe, & tous nous autres enſemble auec luy, arriuans à la Lanteaa, nous nous en rendiſmes incontinent les maiſtres, ſans aucune contradiction, puis laſchans les deux cables auec leſquels elle eſtoit attachée, nous nous eloignaſmes dans la mer enuiron la portée d’vne arbaleſte. Les Chinois ainſi ſurpris accoururent tous ſur le bord de la mer, au bruit qu’ils ouïrent, & voyant leur vaiſſeau pris, demeurerent ſi eſtonnez, que pas vn d’eux n’y peuſt apporter du remede. Car nous leur tiraſmes auec vn demy borc de fer, qui eſtoit dans la Lanteaa, ſi bien qu’ils s’enfuirent tous dans le bois, où il eſt à croire qu’ils paſſerent le reste du iour à pleurer le triſte ſuccés de leur mauuaiſe fortune, comme iuſqu’alors nous auions pleuré la noſtre.