Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 53.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 181-184).


Comme nous nous perdiſmes dans l’Iſle des Larrons.


Chapitre LIII.



Apres auoir eſté ſept mois & demy en ceſte contrée, tantoſt d’vn coſté, tantoſt d’vn autre, de riuiere en riuiere, & aux deux coſtez du Nord & du Sud, comme auſſi en l’Iſle d’Ainã ſans qu’Antonio de Faria pût auoir aucune nouuelle de Coia Acem, les Soldats ennuyez d’vn ſi long trauail, s’aſſemblerent en vn corps, & le prierent de leur faire part de ce qu’il auoit gaigné, ainſi qu’il leur auoit promis par vn mot d’eſcript qu’il leur auoit ſigné de ſa main, diſant, qu’auec cela ils vouloient s’en aller aux Indes, ou ailleurs où bon leur ſembleroit, ce qui eſmeut entr’eux beaucoup de faſcheux differents. A la fin ils s’accorderent d’aller hyuerner à Siam, où l’on vendroit la marchandiſe qu’ils auoient dans le Iunco, & qu’apres qu’elle ſeroit toute reduitte en or, l’on en feroit le partage, comme ils deſiroient. Auec cét accord iuré, ſigné de tous, ils s’en allerent anchrer en vne Iſle, nommée l’Iſle des Larrons, pour eſtre la plus eloignée de ceſte anſe, afin que de ce lieu-là ils peuſſent faire leur voyage au premier bon vent qu’ils auroient. Ainſi apres y auoir ſeiourné douze iours, auec vn grand deſir d’effectuer l’accord qu’ils auoient paſſé enſemble ; la fortune voulut que par la conionction de la nouuelle Lune d’Octobre, que nous auions tous apprehendée, il ſuruint vne tempeſte pluuieuſe & venteuſe, la bourraſque de laquelle eſtoit ſi grande, qu’elle ne paroiſſoit eſtre choſe naturelle, par ce que nous auions manqué de cables, & que ceux que nous auions, eſtoient preſque demy pourris. Sitoſt que la mer commença de s’enfler, & que le vent de Sud nous euſt pris à découuert, comme nous trauerſions la coſte, il ſuruint des vagues ſi groſſes, qu’encore que nous euſſions cherché tous les moyens de nous ſauuer, coupant les maſts, & defaiſant les chapiteaux, & les œuures mortes de poupe à prouë, iuſques à ietter dans la mer quantité de balots de marchandiſe, accommoder les calabrets & autres cordes pour les attacher à d’autres anchres ; & ramener la groſſe artillerie qui eſtoit hors de ſa place. Tout cela neantmoins ne fut pas capable de nous pouuoir ſauuer, pour ce que l’obſcurité de la nuict eſtoit ſi grande, & le temps ſi froid, la mer ſi haute, le vent ſi grand, & la tempeſte ſi horrible qu’en ces extremitez rien ne nous pouuoit deliurer que la miſericorde de Dieu, que nous reclamions tous à noſtre aide, auec des cris & des larmes continuelles.

Mais dautant que pour nos pechez nous ne meritions que Dieu nous fit cette grace, ſa Diuine Iuſtice ordonna qu’enuiron les deux heures apres minuict il ſuruint vn tourbillon de vent ſi fort, que les quatre vaiſſeaux, tels qu’ils eſtoient, s’en allerent à trauers, & ſe briſerent en pieces contre la côte, tellement qu’il y mourut cinq cens quatre-vingt ſix hommes, parmy leſquels il y auoit huit Portugais ; & Dieu permit que le ſurplus des gens qui eſtoient en tout cinquante trois, furent ſauuez, dont il y en auoit vingt-trois de Portugais, & le ſurplus eſclaues & mariniers. Apres ce triſte naufrage nous allaſmes tous nuds & bleſſez nous ſauuer dans vne mare, iuſques au lendemain matin, que le iour eſtant venu nous retournaſmes au bord de la mer, que nous treuuaſmes ionché de corps, choſe ſi pitoyable, & ſi épouuentable, qu’il n’y auoit pas vn de nous qui les voyãt ainſi, ne tombaſt paſmé par terre, faiſant ſur eux vne triste plainte, accompagnée de force ſoufflets que chacun en ſon particulier ſe donnoit ſoy-meſme ; ce qui dura iuſques à l’heure de veſpre, qu’Antonio de Faria, qui par la grace de Dieu fut vn de ceux qui demeurerent en vie, dont chacun de nous ſe reſioüiſſoit, retenant dans ſon cœur la douleur que nous autres ne pouuions diſſimuler, s’en vint où nous eſtions, reueſtu d’vne Cabaya d’eſcarlatte qu’il auoit deſpoüillée à vn des morts, & auec vn viſage ioyeux, les yeux ſecs, & ſans larmes, nous fit à tous vne courte harangue, traittant par fois en icelle combien variables & menſongeres eſtoient les choſes du monde, & que pour ce il les prioit comme freres, qu’ils fiſſent tout leur poſſible de les oublier, veu que la ſouuenance d’icelles ne ſeruoit qu’à s’attriſter l’vn l’autre, par ce que voyant bien le temps & le miſerable eſtat où la fortune nous auoit reduits, nous connoiſtrions combien nous eſtoit neceſſaire ce qu’il diſoit & conſeilloit, par ce qu’il eſperoit en Dieu, qu’en ce lieu là depeuplé, & plein de bois eſpais, il leur preſenteroit quelque choſe, par le moyen de laquelle ils ſe ſauueroient, & que l’on deuoit croire qu’il ne permettoit iamais de mal, que ce ne fut pour vn plus grand bien ; qu’au reſte il eſperoit auec vne ferme foy, que ſi en ce lieu nous auions perdu cinq cens mille eſcus, que dãs peu de temps nous en regagnerions plus de ſix cens mille. Cette brieſue harangue fut entenduë de tous auec aſſez de larmes & de déconfort, puis nous paſſaſmes là deux iours & demy à enſeuelir les morts qui eſtoient eſtendus sur le riuage. Pendant ce temps-là nous recouuraſmes auſſi quelques viures & prouiſions moüillées, pour nous ſubſtenter, qui neantmoins ne nous durerent pas dauantage de cinq iours, de quinze que nous y demeuraſmes. Et d’autant que ces viures eſtoient trempez, ils furent incontinent pourris, & ainſi ils ne nous firent aucun profit. Ces quinze iours eſtants paſſez, il pleuſt à Dieu, qui ne delaiſſe iamais ceux qui veritablement ſe fient en luy, de nous enuoyer miraculeuſement le remede, auec lequel tous nuds & deſpoüillez que nous eſtions, nous nous ſauuaſmes, comme ie diray cy-apres.