Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 57.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 196-201).


Comme nous rencontraſmes ſur mer vn petit vaiſſeau de peſcheurs, dans lequel il y auoit huict Portugais fort bleſſez, & du recit qu’ils firent à Antonio de Faria de leur infortune.


Chapitre LVII.



Estans partis de cette riuiere d’Anay, bien garnis de ce qui nous eſtoit neceſſaire pour le voyage que nous auions entrepris, Antonio de Faria trouua bon par l’aduis & conſeil de Quiay Panjan, duquel il faiſoit grande eſtime, afin de maintenir ſon amitié pour aller ancrer au port de Chincheo, & s’y enquerir des Portugais qui eſtoient venus de Sunda, de Malaca, de Timor, de Patane, de quelques choſes neceſſaires à ſon deſſein, & s’ils auoient point des nouuelles de Liampoo, à cauſe que le bruit couroit dans le païs, que le Roy de la Chine y auoit enuoyé vne armée de quatre cens Iuncos, dans leſquels il y auoit cent mille hommes, pour prendre les Portugais qui y reſidoient, & bruſler leurs maiſons, ne les voulant point ſouffrir dãs ſon païs, pour auoir eſté nouuellement aduerty qu’ils n’eſtoient gens ſi fideles & ſi pacifiques qu’on luy auoit dit auparauant. Arriuez que nous fuſmes au port de Chincheo, nous y trouuaſmes cinq Nauires Portugaiſes qui y eſtoient abordées il y auoit vn mois, des lieux cy-deuant nommez. Ces vaiſſeaux nous receurent d’abord auec vne grande reſioüiſſance, & apres nous auoir donné aduis du païs, du trafic, de la tranquillité des ports, nous dirent qu’il n’y auoit aucune nouuelle de Liampoo, ſinon que l’on diſoit qu’il y auoit vn nombre de Portugais qui y hiuernoient, & d’autres qui y eſtoient nouuellement venus de Malaca, Sunda, Siam, & Patane ; qu’au reſte dans le païs ils trafiquoient fort paiſiblement, & que cette groſſe armée que nous apprehendions ſi fort n’y eſtoit pas ; mais que l’on ſoupçonnoit qu’elle s’en eſtoit allée aux Iſles de Goto, au secours de Sucan de Pontir, auquel on diſoit qu’vn ſien beau-frere auoit tyranniquement oſté le Royaume, & qu’à cauſe que Sucan s’eſtoit nouuellement fait ſujet du Roy de la Chine, & ſon tributaire de cent mille Taeis par an, il y auoit pour ce ſujet donné cette groſſe armée de quatre cens Iuncos dans leſquels l’on aſſeuroit qu’il y auoit cent mille hommes, pour le remettre dans le Royaume & dans les Seigneuries qui luy auoient eſté priſes. Nous fuſmes grandement reſioüis de cette nouuelle, & en rendiſmes graces à Dieu ; puis apres auoir ſejourné dans ce port de Chincheo l’eſpace de neuf iours, nous en partiſmes pour aller à Liampoo, demeurant de plus auec nous trente-cinq ſoldats, que nous auions pris des cinq vaiſſeaux que nous y auions trouuez, auſquels Antonio de Faria fit bon party, & apres auoir nauigé cinq iours par vn vent contraire, coſtoyant d’vn bord à l’autre, ſans toutesfois pouuoir aduancer, il arriua qu’vn ſoir à la premiere garde nous rencontraſmes vn petit vaiſſeau ou Paroo de peſcheurs, dans lequel il y auoit huict Portugais fort bleſſez, deux deſquels eſtoient nommez Mem Taborda, & Antonio Anriquez, hommes d’honneur, & gens fort bien renommez en ces quartiers là, ſujet pour lequel ie les nõme particulierement ; ceux-cy & les autres ſix eſtoient ſi hideux, & en ſi piteux équipage, qu’on ne les pouuoit regarder ſans en eſtre touché de compaſſion. Ce Paroo eſtant arriué au bord d’Antonio de Faria, il fiſt recueillir dans ſon vaiſſeau tous les huict Portugais, où eſtans, ſi toſt qu’ils le virent ils ſe ietterent tous à ſes pieds, d’où il les releua pleurant de compaſſion de les voir nuds, bleſſez & baignez dans leur propre ſang à cauſe de leurs playes. Les voyant en ſi triſte équipage, il leur demanda le ſujet de leur infortune. A quoy l’vn d’eux fiſt reſponſe auec demonſtration d’vn grand reſſentimẽt, Qu’il y auoit dix-ſept iours qu’ils eſtoient partis de Liampoo pour aller à Malaca, auecque deſſein de paſſer aux Indes ſi la ſaiſon le leur euſt permis, & qu’eſtant aduancez iuſques à l’Iſle de Sumbor, ils auoient eſté attaquez par vn Corſaire Guzarate de nation, qui s’appelloit Coja Acem, lequel auoit trois Iuncos & quatre Lanteaas, où eſtoient quinze cens hommes, à ſçauoir cent cinquante Mahumetans, Luzzons, Iaos, & Champaas, tous gens de l’autre coſte de Malaye, & qu’apres auoir combattu auec iceux depuis vne heure iuſques à quatre apres midy, ils auoient eſté pris auec la mort de quatre-vingts deux hommes, parmy leſquels il y auoit dix-huict Portugais, & pareil nombre qu’on auoit emmené captifs, & que dans leur Iunco il auoit eſté pris en marchandiſe, tant de la ſienne comme de celle des autres, la valeur de plus de cent mille Taeis. Auecque cela ils raconterent pluſieurs autres particularitez ſi pitoyables, qu’il fut bien veu par les larmes de ceux qui les eſcoutoient, la pitié qu’ils auoient d’eux, & d’apprendre ces triſtes nouuelles. Antonio de Faria fut vn long-temps tout penſif, ſur ce que ces hommes venoient de luy dire, puis ſe retournant vers eux, Meſſieurs, leur dit-il, declarez-moy ie vous prie, comment il vous a eſté poſſible d’eſchapper pluſtoſt que les autres, le combat s’eſtant paſſé comme vous dites ? Apres auoir eſté battus, reſpondirent-ils, enuiron vne heure & demie, les trois grands Iuncos nous aborderẽt cinq fois, & à force de coups qu’ils nous donnerent, ils firent vne ſi grande ouuerture à la prouë de noſtre vaiſſeau, que nous commençaſmes à couler à fonds ; ce qui fut la cauſe de noſtre perte, parce que pour eſtancher l’eau, & alleger noſtre Nauire, nous fuſmes contraints de ietter en mer vne partie de la marchandiſe dont il eſtoit chargé, & comme nos gens y trauailloient, les ennemis nous tenoient de ſi pres, que chacun fut contraint de laiſſer ce qu’il faiſoit pour ſe defendre ſur le tillac. Mais lors que durant ce grand trauail nous eſtions tous bien empeſchez, auec vne bonne partie de nos gens bleſſez, & pluſieurs morts, Dieu permiſt que le feu priſt ſi aſprement à l’vn des Iuncos des ennemis, qu’en meſme tẽps il priſt auſſi à celuy à qui il eſtoit attaché ; ce qui fut cauſe que les ſoldats quitterent le combat, pour empeſcher qu’ils ne fuſſent entierement bruſlez, ce qu’ils ne peurent faire ſi promptement, qu’vn d’eux ne fuſt raſé à fleur d’eau par la violence du feu, ſi bien que ceux de ce Iunco pour n’eſtre bruſlez, ſe ietterent incontinent dans la mer où ils ſe noyerent. Cependant nous fiſmes en ſorte d’approcher noſtre Iunco, d’vne eſtaquade de pieux, que des peſcheurs y auoiẽt plantez tout contre vn eſcueil, proche de l’emboucheure de la riuiere, en laquelle eſt à preſent le Temple des Siams, ou ſi toſt que ce chien de Coja Acem nous vit ainſi occuppez, nous ayant accroché il ſauta dedans noſtre vaiſſeau, ſuiuy d’vn grand nombre de Mahumetans tous armez de colletins de Buffle, & de jaques de maille, qui d’abord mirent à à mort plus de cent cinquante des noſtres, deſquels il y auoit dix-huict Portugais ; ce que nous n’euſmes pas pluſtoſt apperceu, que tous bleſſez que nous eſtions, & en dommagez par le feu, comme vous voyez que nous ſommes, nous cherchaſmes l’inuention de nous ſauuer, & nous iettaſmes pour cét effet dans vne Manchua, qui eſtoit attachée à la pouppe de noſtre Iunco, dans laquelle il a pleu à Dieu nous ſauuer quinze perſonnes ſeulement, dont deux moururent hier, & parmy les treize qui miraculeuſement ſont eſchappez vifs, il y en a huict Portugais, & cinq valets. Cependant nous fuſmes entre la terre & cette palliſſade approchant pres des rochers, pour empeſcher qu’ils ne nous abordaſſent auecque leur Iunco ; joint qu’alors ils ne ſongeoient point à cela, pour eſtre occupez à recueillir en leur barque les gens du Iunco bruſlé, qui s’eſtoient iettez en mer, & qui furent en fin tous ſauuez. Apres cela ils rentrerent tous dans noſtre Iunco auec vn extreme allegreſſe, & s’embaraſſerent tellement dans la conuoiſie du butin, que cela fut cauſe que nous ne fuſmes point pourſuiuis. Or pource qu’alors il eſtoit preſque Soleil couché, grandement ioyeux qu’ils furent de nous auoir vaincus, ils ſe retirerent bien auant dans la riuiere auecque de grandes acclamations. Antonio de Faria bien aiſe de cette nouuelle, quoy que d’vn autre coſté il fuſt fort triſte du mauuais ſuccés de ceux qui luy en auoient fait le recit ; rendit graces à Dieu d’auoir trouué ſon ennemy, choſe que luy & les ſiens auoient ſi fort deſirée. Certainement leur dit-il alors, ſelon le rapport que vous venez de me faire, ils doiuent eſtre à preſent dans cette riuiere tous ruinez, & en grand deſordre ; car il me ſemble que ny voſtre Iunco, ny celuy des leurs qui eſtoit attaché à l’autre qui eſt bruſlé, ne peuuent plus leur faire aucun ſeruice, & que dans le grand Iunco qui vous a attaqué, il n’eſt pas poſſible que vous n’ayez tué & bruſlé quelques-vns des leurs. A quoy ils firent reſponse, que veritablement ils en auoient tué & bleſſé quantité. Alors Antonio de Faria oſtant ſon bonnet ſe mit à genoux, & les mains leuées regardant fixement le Ciel, il dit en pleurant, Seigneur Iesvs-Christ mon Dieu, tout ainſi que tu es la vraye eſperance de ceux qui ſe confient en toy, moy qui ſuis le plus grand pecheur de tous les hommes, ie te prie tres-humblement au nom de tes ſeruiteurs qui ſont icy preſens, les ames deſquels tu as rachetées auec ton precieux ſang, que tu nous donnes force & victoire contre ce cruel ennemy, meurtrier d’vne ſi grande quantité de Portugais, lequel auec ta faueur & ayde, & pour l’honneur de ton ſaint Nom, i’ay reſolu d’aller chercher ; comme i’ay fait iuſques preſent, afin qu’il puiſſe payer à tes ſoldats & fideles ſeruiteurs ce qu’il leur doit il y a ſi long temps. A quoy tous ceux qui eſtoient preſens reſpondirent d’vne commune voix, A eux, à eux, au Nom de Iesvs-Christ, afin que ce chien nous rende maintenant ce qu’il y a long-temps qu’il a pris, tant à nous, qu’à nos pauures miſerables compagnons, puis auec vne merueilleuſe ardeur & de grandes acclamations, ils mirent le voile au vent de pouppe, & s’en allerent vers le port de Lailoo, qui eſtoit ja laiſſé de huit lieuës en arriere, où par l’auis qu’Antonio de Faria euſt de quelques-vns des ſiens, il s’en alla s’équipper de tout ce qui luy eſtoit neceſſaire pour le combat qu’ils eſperoient faire auec le Corſaire, à la queſte duquel (comme i’ay deſia dit) il auoit employé tant de temps, ſans que iuſqu’alors il en euſt peu apprendre aucune nouuelle par tous les ports & les lieux où il auoit eſté.