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Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 58.

La bibliothèque libre.
Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 201-204).


Des preparatifs que fiſt Antonio de Faria dans le port de Lailoo, pour aller combattre le Corſaire Coja Acem.


Chapitre LVIII.



Le lendemain matin nous arriuaſmes au port de Lailoo, où Quiay Panjan (le Chinois qui eſtoit auec nous) auoit beaucoup de parens & de grandes connoiſſances, enſemble pluſieurs amis, à raiſon dequoy en ce lieu il ne manquoit de credit. Il pria donc le Mandarin (qui est le Capitaine du lieu) de nous permettre d’acheter pour noſtre argent ce qui nous faiſoit beſoin, ce qu’il accorda à l’inſtant, tant pour la crainte qu’il auoit que l’on ne luy fit quelque déplaiſir, que pour vne ſomme de mille ducats, dont Antonio de Faria luy fiſt preſent, dequoy il demeura fort content. Alors il fit mettre pied à terre à quelques vns des noſtres, leſquels acheterent en diligence tout ce dequoy nous auions beſoin, comme ſalpeſtre & ſoulphre pour faire poudre, plomb, balles, viures, cordages, huile, poix, reſine, eſtoupes, charpenterie, planches, armes, dards, baſtons endurcis au feu, maſts, vergues, pauois, antennes, rondaches, cailloux, poulies, & ancres ; puis ils firent l’oyguade & s’équiperent de Mariniers. Et combien que ce lieu ne fut peuplé que de trois ou quatre cens feux, il y auoit neantmoins en iceluy, & dans les villages circonuoiſins, grande quantité de ce que deſſus, qu’en verité ie m’aſſeure qu’auec peine pourroit-on trouuer des paroles pour l’exprimer ; car la

Chine a cela d’excellent, qu’elle ſe peut vanter d’eſtre le païs du monde le plus abondant en tout ce qu’on ſçauroit ſouhaitter. Or d’autant qu’Antonio de Faria eſtoit grandement liberal à cauſe qu’il deſpenſoit du butin general, deuant que les partages en ſuſſent faits, il payoit tout ce qu’il faiſoit acheter ; au deſir de ceux qui le vendoient ; ce qui eſtoit cauſe que l’on luy apportoit, de tout en confuſion ; de maniere qu’en treize iours il ſortit de ce port bien équippé, auec deux autres Iuncos neufs, grands & fort hauts, qu’il auoit eſchangé contre des petits qu’il auoit, & deux Lanteaas, de rame qui eſtoient nouuellement miſes en mer, & auſſi cent ſoixante Mariniers, tant pour la Chourme, que pour le gouuernement des voiles. Apres auoir fait ces preparatifs, & nous eſtre munis de tout ce qui nous faiſoit beſoin, toutes les antennes hautes, & les ancres eſtans preſts à leuer pour partir, l’on fit vne monſtre generale de tous ceux qui eſtoient en l’armée, afin d’en ſçauoir le nombre, qui ſe trouua eſtre de cinq cent perſonnes en tout, tant pour le combat, que pour le ſeruice & nauigation des vaiſſeaux, entre leſquels il y auoit quatre vingt quinze Portugais, ieunes & bien reſolus. Les autres eſtoient nos garçons & Mariniers, & des gens de l’autre coſte, leſquels Quiay Panjan menoit auec luy à ſa ſolde, & qui eſtoient fort vſitez à la guerre, comme Corſaires depuis cinq ans. Il s’y trouua auſſi cent ſoixante harquebuſes, quarante pieces d’artillerie de bronze, parmy leſquelles il y auoit vingt pieces de campagne, qui portoient des bales de pierrier, ſans en comprendre pluſieurs autres, enſemble ſoixante quintaux de poudre, à ſçauoir cinquante-quatre à canon, & ſix pour les harquebuſes, outre celle qui eſtoit deſja deliurée aux harquebuſiers, neuf cent pots d’artifice ; à ſçauoir quatre cent en poudre, & cinq cent de chaux viue en poudre à la façon des Chinois quantité de pierriers, fleches, demy picques, & bombes à feu, qu’vn Ingenieur de Leuant nous faiſoit, & qui eſtoit gagé pour cela ; quatre mille jauelots, quantité de haches de fer pour ſeruir à l’abord, ſix batteaux pleins de cailloux, auec leſquels la Chourme combat, douze harpins auec leurs crampons attachez à des groſſes chaiſnes de fer pour accrocher les vaiſſeaux, & auſſi pluſieurs artifices de feu, que le profit qu’en tiroient les Chinois leur, faiſoit iournellement inuenter. Auec tout cét équipage nous partiſmes de ce lieu de Lailoo, nos hunes tenduës de ſoye, & tous nos vaiſſeaux garnis de deux rangs de pauois de chaque coſté, & des fauques de pouppe & prouë, outre vn autre rang de sẽblables fauques d’applique pour ſeruir au beſoin. Ayant donc auſſi fait voile, trois iours apres noſtre partement il pleuſt à Dieu que nous arriuaſmes aux peſcheries où Coja Acem auoit pris le Iunco des Portugais ; là ſi toſt qu’il fut nuict, Antonio de Faria enuoya des eſpions ſur la riuiere, pour ſçauoir l’endroit où il pouuoit eſtre, leſquels prirent & ramenerent vn Paraoo de peſcheurs, où il y auoit ſix hommes natifs du païs, qui nous donnerent aduis que ce Corſaire eſtoit à deux lieuës de là en vne riuiere nommée Tinlau, & qu’il y faiſoit raccommoder le Iunco qu’il auoit pris aux Portugais, pour dans iceluy auecque deux autres qu’il auoit s’en allerent à Siam, d’où il eſtoit natif, & qu’il deuoit partir dans deux iours. Cette nouuelle fit qu’Antonio de Faria prit conseil de quelques-vns des ſiens, qui pour cét effet furent appellez, où il fut reſolu que premierement il falloit viſiter & connoiſtre les lieux & la force de noſtre ennemy, parce qu’en vne choſe où l’on ſe deuoit tant hazarder, il ne falloit point attaquer à taſtons, mais y bien penſer auparauant, & que ſur la certitude de ce que l’on verroit, l’on reſoudroit par apres, ſelon ce qui ſembleroit bon à tous. Alors faiſant ſortir du Paraoo les peſcheurs qui y eſtoient, il mit en iceluy des Mariniers, qu’il prit du Iunco de Quiay Panjan, pour l’équipper de gens, & le luy enuoya ſeulement auec deux de ſes peſcheurs que l’on auoit pris, & faiſant demeurer les autres auec luy pour oſtage, en donna la charge à vn vaillant ſoldat nommé Vincent Moroſa, veſtu à la Chinoiſe, craignant d’eſtre reconneu ; lequel arriué au lieu où eſtoient les ennemis, fit feinte de peſcher comme d’autres faiſoient, & par ainſi il vit & eſpia tout ce qui eſtoit de beſoin ; puis eſtant de retour il fit ſon rapport de ce qu’il auoit veu, & aſſeura que les ennemis eſtoient tellement foibles, que lors qu’on les aborderoit il ſeroit facile de les prendre. Antonio de Faria fit aſſembler les plus experimentez des ſiens, pour tenir conſeil là deſſus & ce dans le Iunco de Quiay Pajan, à cauſe du grand reſpect qu’il luy portoit, pour l’honorer dauantage, & auſſi pour maintenir ſon amitié, dont il faiſoit beaucoup d’eſtime. En cette aſſemblée il fut reſolu, que ſi toſt qu’il ſeroit nuict nous irions ancrer à l’emboucheure de la riuiere où eſtoit l’ennemy, pour le lendemain matin au Nom de Iesvs-Christ l’attaquer auant le iour. Cét aduis arreſté de tous, Antonio de Faria ordonna l’ordre & maniere qu’on deuoit tenir à l’entrée de cette riuiere, & comment l’on attaqueroit les ennemis. Puis partageant ſes gens il mit trente Portugais dans le Iunco de Quiay Panjan, tels qu’il luy pleût les choiſir, afin de ne luy deſplaire en aucune façon, à cauſe qu’il en eſtoit beſoin. Par meſme moyen il mit à chacune des deux Lanteaas ſix Portugais, plus vingt autres dans le Iunco de Chriſtofle Boralho, & fit demeurer auecque luy le ſurplus des Portugais, qui eſtoit de trente-trois, outre les eſclaues & pluſieurs Chreſtiens, tous hommes vaillans & bien fideles. Ainſi accommodez tenant l’ordre neceſſaire, pour auec l’ayde de Dieu executer ſon entreprise, il fiſt voile vers la riuiere de Tinlau, où il arriua enuiron le Soleil couché, & y paſſa la nuict, faiſant faire de bonnes ſentinelles ſur les trois heures apres minuict, qu’il s’eſgala à l’ennemy, qui eſtoit à mont la riuiere à quelque demie lieuë de luy.