Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 77.

La bibliothèque libre.
Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 271-274).


Continuation de ce qui arriua à Antonio de Faria dans cét Hermitage, iuſques à ſon embarquement.


Chapitre LXXVII.



Apres que nous euſmes recueilly & porté dans nos Nauires tout l’argent qui eſtoit dans les cercueils parmy les oſſemẽs des morts ; nous fuſmes cous d’auis de n’aller pas plus auant dans les autres Hermitages, tant pour ce que nous ne ſçauions pas le païs, qu’à cauſe qu’il eſtoit deſia preſque nuit, ſous l’eſperance que nous euſmes que le lendemain nous pourrions continuer noſtre entrepriſe plus à loiſir. Or auparauant que ſe rembarquer Antonio de Faria priſt congé de l’Hermite, & luy donnant pour conſolation de belles paroles, luy dit, Qu’il le prioit inſtamment pour l’amour de Dieu de ne point ſcandaliſer de ce que ſes gens venoient de faire, l’aſſeurant qu’vne grande neceſſité les auoit contraints à cela, qu’au reſte pour ſon particulier il abhorroit grandement de ſemblables actions. A cela il adjouſta que l’ayant veu d’abord il s’en eſtoit voulu retourner, touché d’vn certain remords, & d’vne vraye repentance ; mais que tous les ſiens l’en auoient empeſché, diſant que s’il le faiſoit il falloit qu’il ſe reſolut à mourir tellement que pour ſauuer ſa vie il auoit eſté contraint de ſe taire, & de conſentir à cela, bien qu’il viſt clairement que c’eſtoit vn tres-grand peché, comme il diſoit ; à cauſe dequoy ſi toſt qu’il ſe verroit deſpeſtré d’eux, il s’eſtoit reſolu de s’en aller courir le monde, pour faire la penitence qui luy eſtoit neceſſaire afin de ſe purger d’vn ſi grand crime. A ces paroles l’Hermite luy fit reſponſe, Plaiſe au Seigneur qui regne viuant ſur la beauté des eſtoiles, que la grande connoiſſance que tu teſmoignes auoir par tes diſcours ne te puiſſe eſtre nuiſible. Car ie t’aſſeure que celuy qui connoiſt ces choſes, & ne les fait pas, court vn danger beaucoup plus grand que celuy qui peche par ignorance. Alors vn des noſtres nommé Nuno Coelho s’eſtant voulu entremettre en ce diſcours, luy dit, Qu’il n’euſt point à ſe faſcher d’vne choſe de ſi petite importance. Sur quoy l’Hermite le regardant de trauers, Afſſeurément, luy reſpondit-il, la crainte que tu as de la mort eſt encore bien moindre, puis que tu employes ta vie à des dictions außi infames & noires que l’ame qui eſt dans ton corps ; & pour moy ie ne puis croire autre choſe, ſinon que toute ton ambition n’eſt que d’auoir de l’argent, comme tu le fais bien paroiſtre par la ſoif de ton auarice inſatiable, par le moyen de l’aquelle tu veux acheuer de combler la charge de ton appetit infernal. Continuë doncques tes voleries, car puis que pour les choſes que tu as deſia priſes en cette ſainte maiſon, tu dois aller en Enfer, tu t’y en iras encore pour celles que tu voleras ailleurs. Ainſi tant plus peſant que ſera le fardeau que tu porteras, tant pluſtoſt ſeras-tu precipité au profond de l’Enfer, où deſia tes mauuaiſes œuures t’ont appreſté vne demeure eternelle. A ces mots Nuno de Coelho le pria derechef de prendre toutes ces choſes en patience, diſant que la Loy de Dieu le luy commandoit ainſi. Alors l’Hermite portant ſa main ſur ſon front par maniere d’eſtonnement, puis branſlant la teſte cinq ou ſix fois, comme en ſouſriant de ce que le ſoldat venoit de luy dire, Certainement, luy reſpondit-il, c’eſt à ce coup que ie voy ce que ie ne penſois iamais ny voir ny ouyr, à ſçauoir de meſchantes actions deſguiſées d’vn ſpecieux pretexte de vertu, ce qui me fait croire qu’il faut que ton aueuglement ſoit bien grand, puis que te confiant aux bonnes paroles, tu paſſes ta vie en de ſi mauuaiſes actions. Außi ne ſçay ie point comment tu pourras gagner le Ciel, & de quelle façon rendre compte à Dieu au dernier iour qu’il faudra que tu le faſſes. Cela dit, ne voulant pas l’eſcouter dauantage, il ſe tourna vers Antonio de Faria qui eſtoit debout, & ſe miſt à le prier à mains iointes, de ne permettre que ces gens crachaſſent contre l’Autel & le profanaſſent, adjouſtant que de ſi meſchantes actions le touchoient plus auant dans le cœur, que ſi on l’euſt fait mourir mille fois. Antonio de Faria reſpondit à cela qu’il le feroit, & qu’il commandaſt ſeulement ; qu’au reſte il ſeroit incontinent obey, ſi bien que l’Hermite fut vn peu conſolé de cette parole. Or d’autant qu’il eſtoit deſia tard, Antonio de Faria ſe reſolut de ne tarder pas dauantage en ce lieu. Neantmoins auparauant que ſe retirer, iugeant qu’il luy eſtoit neceſſaire de s’informer de certaines choſes, pour ſe r’aſſeurer dans la crainte qu’il auoit, il demanda à l’Hermite quel nombre de gens il y pouuoit auoir en tous ces Hermitages ? A quoy Hiticou fiſt reſponſe, qu’il y auoit quelques trois cens ſoixante Talagrepos ſeulement, & quarante Menigrepos, deſtinez à leur fournir les choſes neceſſaires pour leur entretien, & à les ſoliciter quand ils eſtoient malades ; en ſuite de cela Antonio de Faria luy demanda ſi le Roy de la Chine ne venoit point quelquesfois en ce lieu, & en quel temps. Il luy reſpondit, qu’il n’y venoit iamais, pource, dit-il, que le Roy ne pouuoit eſtre condamné de perſonne, pour eſtre fils du Soleil, & qu’au contraire il auoit le pouuoir d’abſoudre vn chacun. Par meſme moyen il s’enquiſt de luy ſi dans ces Hermitages il n’y auoit point quelques armes ? Nenny, reſpondit l’Hermite, car tous ceux qui pretendent d’aller au Ciel ont plus beſoin de patience pour endurer les iniures, que d’armes pour ſe vanger. Ayant voulu auſſi ſçauoir de luy le ſujet pour lequel il y auoit tant d’argent meſlé parmy les oſſemens des morts, Cét argent, repliqua l’Hermite, prouient des aumoſnes que les defuncts emportent de cette vie en l’autre, pour s’en ſeruir au beſoin dedans le Ciel de la Lune où ils viuent eternellement. Pour conclusion luy ayant demandé s’ils n’auoient aucunes femmes, il luy fit reſponce ; Que ceux qui vouloient donner la vie à leur ame, ne doiuent point gouſter les voluptez de la chair, puiſque l’eſpreuue faiſoit voir, que l’abeille qui ſe nourriſſoit dans vn doux rayon de miel, picquoit ſouuent de ſon aiguillon ceux qui mangeoient de cette douceur. Apres qu’Antonio de Faria luy eut fait toutes ces queſtions il priſt congé de luy, & en l’embraſſant il demanda pluſieurs fois pardon à la mode qu’ils appellent de Charachana. Cela fait, il s’en alla droit à ſes vaiſſeaux en intention de s’en retourner le lendemain attaquer les autres Hermitages, où ſelon les nouuelles qu’on luy en auoit dit, il y auoit vne grande quantité d’argent, & quelques Idoles d’or. Mais nos fautes nous empeſcherent de voir l’effet d’vne choſe que nous auions pourchaſſée depuis deux mois & demy auec tant de trauail & de dangers de nos vies, ſans que l’effet en fut conforme à noſtre deſir, comme ie diray cy-apres.