Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 78.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 274-278).


De ce qui nous arriua la nuit ſuiuante, & comment nous fuſmes deſcouuerts.


Chapitre LXXVIII.



Svr la fin du iour, Antonio de Faria s’eſtant embarqué & nous auec luy, nous nous en allaſmes à la rame ancrer de l’autre coſté de l’Iſle, loing de la portée d’vn fauconneau, auec deſſein, cõme i’ay deſia dit, que le lendemain ſi toſt qu’il ſeroit iour nous remettrions pied à terre, & nous en irions attaquer les Chappelles au deſſus deſquelles eſtoient enſeuelis les Rois de la Chine, d’où nous n’eſtions eſloignez que d’vn petit quart de lieuë, afin que par ce moyen nous puſſions charger nos deux vaiſſeaux de ſi grands threſors. Ce que poſſible eut reüſſi conformémẽt à noſtre deſſein, ſi nous nous fuſſions bien gouuernés, & ſi Antonio de Faria euſt pris le conſeil qu’on luy donnoit, qui eſtoit, que puiſque iuſques alors nous n’auions point eſté deſcouuerts, il deuoit mener l’Hermite auec luy, afin qu’il n’aduertit la maiſon des Bonzos de ce que nous auions fait. A quoy il ne voulut iamais entendre, diſant que nous ne deuions rien craindre de ce coſté-là, tant à cauſe que l’Hermite eſtoit ſi vieil, ſi goutteux, & ſi enflé par les iambes qu’il ne ſe pouuoit ſouſtenir. Mais il en arriua bien autrement qu’il ne penſoit, car l’Hermite n’eut pas pluſtoſt veu que nous eſtions embarqués, comme nous le ſceuſmes depuis, qu’il ſe traiſna le mieux qu’il pût iuſques au plus prochain Hermitage, qui n’eſtoit eſloigné du ſien que de la portée d’vne arbaleſte, & donna aduis de ce que nous luy auions fait. Par meſme moyẽ il dit à ſon compagnon, que puiſqu’il ne ſe pouuoit remuer à cauſe de ſon hydropiſie, il s’en allaſt de ce pas en la maiſon des Bonzos pour les y aduertir de ce qui ſe paſſoit ; dequoy cettuy-cy s’acquitta tout auſſi-toſt ; ce que nous-meſmes peuſmes ouyr du lieu où nous eſtions. En ſuite de cela vne heure apres la minuit nous viſmes ſur la muraille du grand Tẽple où eſtoient enſeuelis les Roys, quantité de feux qu’on y auoit faits pour ſeruir de ſignal. Alors nous demandaſmes à nos Chinois ce que cela pouuoit eſtre ? A quoy ils nous reſpondirent, qu’aſſeurement nous auions eſté deſcouuerts, voyla pourquoy ils nous conſeilloient, que ſans nous arreſter là dauantage nous euſſions à faire voile à l’heure meſme. Nous en donnaſmes aduis à Antonio de Faria qui dormoit d’vn profond ſommeil, de maniere qu’il ne fut pas plutoſt eſueillé, que laiſſant l’ancre en mer, il fit prẽdre les rames, & ainsi tout eſpouuanté qu’il eſtoit il s’en alla droit à l’Iſle pour voir s’il ne s’y faiſoit point quelque tumulte. Eſtant arriué proche du quay il oüiſt pluſieurs cloches que l’on ſonnoit à chaque Hermitage ; enſemble vn bruit de perſonnes qui parloient. Les Chinois qui l’accompagnoient luy dirent alors ; Monſieur, il n’eſt pas besoin ny de voir, ny d’ouyr dauantage, mais bien de vous retirer promptement : faites-le donc ie vous prie, & ne ſoyez point cauſe qu’on nous vienne icy tuer miſerablement ; mais quelque choſe qu’ils luy pûſſent dire, ne s’eſtonnant point de leur paroles, il mit pied à terre auec ſix ſoldats, qui n’auoient que l’eſpée & la rondache, puis monté qu’il fuſt par le degré du quay, ſoit qu’il fuſt fâché d’auoir perdu vne ſi belle occaſion, ou que ſon courage l’y pouſſaſt, tant y a qu’entrant dans la gallerie dont l’Iſle eſtoit enuironnée, il fut vn long-temps à courir de part & d’autre comme vn homme forcené, ſans qu’il rencontraſt iamais perſonne. Cela fait, retourné qu’il fut dans ſes vaiſſeaux, grandement triſte & honteux, il prit conſeil auec les ſiens ſur ce qu’il falloit qu’ils fiſſent. Les vns & les autres furent differens en leurs opinions, ce qui fit qu’il n’y voulut iamais entendre. Alors les ſoldats luy requierent preſque tous qu’en tout cas le meilleur expedient qu’ils puſſent prendre, eſtoit de partir ; les voyans ainſi reſolus l’apprehenſion qu’il euſt qu’il ne ſe fit parmy eux quelque tumulte, fit qu’il leur reſpõdit, que ſon deſſein n’eſtoit autre que de faire ce qu’ils luy diſoient, mais qu’auparauant il eſtoit raiſonnable de ſçauoir pour quel ſujet il falloit fuïr, & par ainſi qu’il les prioit de l’attendre vn peu en ce lieu, à cauſe qu’il vouloit voir s’il ne pourroit point prendre langue par le moyen de quelqu’vn qui le confirmaſt dauantage en la verité d’vne choſe dont il n’auoit qu’vn ſimple ſoupçon ; adjouſtant qu’il ne leur demandoit pour cela qu’vne demie heure, & qu’il y auoit encore aſſez de temps pour mettre ordre à tout auant qu’il fut iour ; quelques vns luy voulurent alleguer certaines raiſons au contraire, mais il ne les voulut point ouïr, au contraire apres les auoir pris tous à ſerment & les auoir fait iurer ſur le ſaint Euangile, qu’ils l’attendroient, il s’en retourna à terre auec les meſmes ſix ſoldats qui l’y auoient accompagné n’aguere, & entré qu’il fuſt dans le bocage y marchant dedans à la portée de quatre mouſquets, il ouït deuãt luy le ſon d’vne cloche, qu’il l’addreſſa à vne autre Hermitage, beaucoup plus riche que le premier où nous eſtions entrez le iour precedent : là il trouua deux hommes veſtus en Religieux, auec de gros chappelets, ce qui luy fit croire que c’eſtoient d’autres Hermites. S’eſtant donc ietté ſur eux auec les ſiens, il s’en ſaiſit courageuſement, dont l’vn demeura ſi eſtonné que de long temps apres il ne ſceut parler. Alors de ſix qu’ils eſtoient il y en eut quatre qui entrerent dedans l’Hermitage, & prirent deſſus l’Autel vne Idole d’argent, qui auoit vne couronne d’or ſur la teſte, & vne rouë en ſa main. Par meſme moyen ils prirent auſſi trois chandeliers d’argent auec leurs chaiſnes groſſes & longues. Antonio de Faria s’en reuint incontinent auec les deux Hermites les empeſchant de faire du bruit, & les ayant fait embarquer auec luy, il fit voile le long de cette riuiere. Comme ils furent dans le vaiſſeau il fit diuerſes demandes à celuy d’entr’eux qui luy ſembloit moins eſpouuanté que l’autre, le menaſſant de le traitter d’vne eſtrange ſorte s’il feignoit de luy dire la verité. Cét Hermite ſe voyant ainſi contraint luy reſpondit : Qu’il eſtoit vray qu’vn ſaint homme de ces Hermitages, appellée Pilau Angiroo eſtoit arriué en pleine nuit à la maiſon des tombeaux des Roys, où frappant à la haſte à la porte, il auoit fait vn haut cry, diſant : O hommes triſtes, & enſeuelis dans l’yurognerie du ſommeil charnel, qui par vn ſerment ſolemnel auez fait voſtre profeßion à l’honneur de la Deeſſe Amide, riche guerdon de nos trauaux, eſcoutez, eſcoutez, eſcoutez, ô les plus miſerables qui ſoient iamais nez au monde. Il eſt arriué dans noſtre Iſle des eſtrangers du bout du monde, qui ont des barbes fort longues, & des corps de fer. Ces meſchants ſont entrez dans la ſainte maison des vingt-ſept colomnes, de laquelle & de ſon ſacré Temple eſt concierge vn ſaint homme qui me l’a dit ; Et apres y auoir rauagé les riches threſors des Saints, ils ont ietté par terre auec meſpris leurs oſſements qu’ils ont profanez auec des crachats puans & infects, ne ceſſant de ſe mocquer comme Diables oſtinez & opiniaſtres en leur malheureux peché. C’eſt pour quoy ie vous aduiſe de prendre garde à vos perſonnes. Car l’on tient qu’ils ont iuré, qu’außi-toſt qu’il fera iour ils nous tuerons tous. Fuyez donc, ou appellez, des gens à voſtre ſecours, puis qu’eſtans Religieux, il ne vous eſt point permis de prendre aucune choſe qui puiſſe faire reſpandre le ſang humain. A cette voix ils s’eſueillerent incontinent, & accoururent à la porte où ils trouuerent l’Hermite couché par terre, & demy mort de triſteſſe & de laſſitude, ioint qu’il n’en pouuoit deſia plus à cauſe de la foibleſſe de ſes années. A l’heure meſme tous les Grepos & Menigrepos ont fait les feux que vous auez veus, & auec beaucoup de diligence ils ont enuoyé aduertir les villes de Corpilem & de Fonbana, afin d’accourir promptement au ſecours auec vn grand nombre de gens du païs. Cela eſtant ie vous aſſeure qu’ils ne mettront à venir qu’autant de temps qu’il leur en faudra pour s’appreſter, & qu’ils s’en viendront fondre icy auec vne furie s’emblable à celle des Autours affamez auſquels on a donné l’eſſort. Voyla tout ce que ie vous puis dire touchant la verité de cette affaire, par laquelle ie vous prie, & vous requiers de nous renuoyer tous deux en nos Hermitages en nous donnant la vie : car ſi vous faiſiez, autrement vous commettriez vn plus grand peché, que celuy qu’hier vous commiſtes. Souuenez-vous außi que Dieu nous a tellement pris ſoubs ſa protection pour la grande penitence que nous faiſons, qu’il nous viſite preſqu’à toutes les heures du iour. Taſchez donc à vous ſauuer tant que vous voudrez, vous aurez bien de la peine d’en venir à bout ; car ie vous aſſeure que la terre, l’air, les vents, les eaux, les gens, les beſtes, les poiſſons, les oyſeaux, les arbres, les plantes, & toutes les choſes crées vous pourſuiuront & vous tourmenteront ſi cruellement, qu’il n’y aura que celuy qui eſt dans le Ciel qui vous puiſſe ſecourir. Par ces paroles Antonio de Faria informé au vray de la verité de cette affaire fit voile en diligence le long de la riuiere, s’arrachant la barbe & s’outrageant le viſage, pour auoir par ſa nonchalance, & par ſon indiſcretion perdu la plus belle occaſſion qu’il euſt iamais ſceu trouuer s’il en fuſt venu à bout.