Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 79.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 279-281).




Comme nous nous perdiſmes dans l’enſe de Nanquin, & de ce qui nous y arriua.


Chapitre LXXIX.



Il y auoit deſia ſept iours que nous n’auigions par le milieu de l’enſe de Nanquin, afin que la force du courant nous menaſt plus viſte, comme perſonnes qui ne mettions noſtre ſalut qu’en la fuite : car nous eſtions ſi deſolez & ſi triſtes, que nous ne diſions rien à propos, non plus que ſi nous euſſions eſté hors de nous meſmes. Cependant nous arriuaſmes à vn village qui se nõmoit Suſequerim ; & d’autant qu’il n’y auoit là aucune nouuelle de nous, ny du lieu d’où nous venions, apres nous y eſtre pourueus de quelques viures, nous informant ſans faire ſemblant de rien de la route que nous deuions prendre, nous en ſortiſmes deux heures apres ; puis auec le plus de diligence que nous puſmes faire, nous entraſmes dans vn deſtroit appellé Xalingau, bien moins frequẽté que l’enſe par où nous eſtiõs venus. Là nous couruſmes encore neuf iours, durant leſquels nous fiſmes cent quarante lieuës ; puis rentrant dans la meſme enſe de Nanquin, qui en ce lieu n’auoit pas dauantage que dix ou douze lieuës de large, nous fiſmes voile par noſtre route, d’vn bord à l’autre auec le vent Oüeſt, & ce par l’eſpace de treize iours bien ennuyés du grand trauail & de l’extreme apprehenſion que nous auions ; ioint que les viures commençoient deſia de nous manquer ; comme nous fuſmes en veuë des monts de Conxinacau qui ſont à la hauteur de quarante & vn degrez deux tiers, il ſuruint vn vent du Sud que les Chinois appellent Tufaon, tellement impetueux, qu’il n’y auoit pas apparence de croire que ce fuſt vne choſe naturelle. Ainſi cõme nos vaiſſeaux eſtoient de rame, bas de bord, foibles & ſans mariniers, nous nous viſmes reduits à vne ſi grande extremité, que nous deffiants de nous pouuoir ſauuer, nous nous laiſſaſmes aller le long de la coſte où le courant de l’eau nous portoit : car nous creuſmes qu’il y auoit bien plus d’apparence de mourir parmy les rochers, que de nous laiſſer engloutir au profond de l’eau ; & toutesfois bien que nous euſſions choiſi ce deſſein pour le meilleur & le moins penible, ſi eſt-ce qu’il ne pût reüſſir, car ſur l’apreſdinée le vent ſe changea en Nord-Oüeſt, ce qui fut cauſe que les vagues ſe hauſſerent de telle ſorte, que c’eſtoit vne choſe effroyable de les voir. L’extreme apprehenſion que nous euſmes alors fiſt que nous commençaſmes de ietter dans la mer tout ce que nous auions, iuſques aux caiſſes plaines d’argent. Cela fait, nous coupaſmes les deux maſts à cauſe que nos vaiſſeaux eſtoient alors tous ouuerts. Ainſi deſpourueus de maſts & de voiles nous couruſmes tout le reſte du iour, à la fin enuiron la minuit nous oüiſmes dans le vaiſſeau d’Antonio de Faria vn grand bruit de perſonnes qui s’eſcrioient, Seigneur Dieu miſericorde. Ce qui fut cauſe que nous creuſmes qu’il ſe perdoit. Alors leur ayãt reſpondu de méme façon nous ne les oüiſmes plus, comme s’ils euſſent eſté deſja noyez ; dequoy nous fuſmes ſi effrayez & ſi hors de nous, qu’vne groſſe heure durant perſonne ne ſonna mot. Ayant paſſé toute cette triſte nuit en vne ſi grande affliction, vne heure auant le iour noſtre vaiſſeau s’ouurit par la cõtrequille, ſi bien qu’à l’inſtant il ſe trouua plein d’eau iuſques à la hauteur de huict pans, & ainſi nous nous ſentiſmes couler à fonds ſans aucune eſperãce de remede. Alors nous iugeaſmes bien que c’eſtoit le bon plaiſir de noſtre Seigneur, qu’en ce lieu nos vies & nos trauaux ſe finiſſent : le lendemain ſi toſt qu’il fût iour, & que nous euſmes porté noſtre veuë bien auãt dans la mer, nous ne deſcouuriſmes point Antonio de Faria, ce qui fiſt que nous acheuaſmes de perdre courage de telle ſorte, que depuis pas vn de nous n’euſt le cœur à rien. Nous perſiſtaſmes en cette angoiſſe iuſques à dix heures ou enuiron, auec tant d’apprehenſion & d’effroy, que les paroles ne ſçauroient ſuffire pour les declarer. A la fin nous allaſmes chocquer contre la coſte, & preſque noyez que nous eſtions, les vagues de la mer nous roulerent iuſqu’à vne pointe d’eſcueils qui s’aduançoient pres de nous. Là nous fuſmes à peine arriuez, que par ce roulement tout y fut mis en pieces. Alors nous attachant les vns aux autres, criant à haute voix, Seigneur Dieu miſericorde, de vingt-cinq Portugais que nous eſtions, il n’y en euſt que quatorze de ſauuez, tellement que les autres onze furent noyez auec dix-huit valets Chreſtiens, & ſept Mariniers Chinois. Voila combien grand fut ce deſaſtre qui arriua vn Lundy cinquieſme Aouſt, en l’année mil cinq cent quarante deux ; dequoy Dieu ſoit loüé pour iamais.