Les ancêtres du violon et du violoncelle/Les Instruments à archet de l’Orient

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E’OUD KEMANGEH NAY-CHAH



les
INSTRUMENTS À ARCHET DE L’ORIENT
I


Notre étude ne serait pas complète si nous ne présentions aussi les instruments à archet de l’Orient, et cela afin de permettre au lecteur de se rendre compte, en les comparant avec ceux de l’Europe que nous venons de décrire, s’ils n’ont pas exercé une influence, aussi petite soit-elle, sur la construction du violon et du violoncelle.

Assez nombreux, ces instruments se résument à deux types principaux : 1o les tambourins à manche, imités des tambourins à cordes pincées, qui pullulent en Orient ; 2o ceux dont la forme rappelle des petites barques, ou des sabots, lesquels n’ont généralement pas de manche.

II

Parmi les premiers, nous trouvons le ravanastron de l’Inde, dont nous avons déjà longuement parlé dans l’Introduction de cet ouvrage, et qui passe pour avoir été inventé par Ravana, cinq mille ans avant l’ère chrétienne. De l’Inde, il s’est répandu en Chine, où il porte le nom de " r’jenn ». Celui qui est reproduit ici a été rapporté du Tonkin par le général Bichot, et fait aujourd’hui partie de notre collection particulière.

Monté de deux cordes de soie, il mesure :

Longueur totale de l’instrument 
0m,440
Hauteur de la caisse ou tambourin 
0m,110
Diamètre du tambourin 
0m,055

C’est le ravanastron que les minstrels font entendre dans les Music-Halls sous le nom de violon-chinois, et que le plus souvent ils construisent eux-mêmes, vu sa grande simplicité.

Il ne se compose en effet que d’un tout petit tambourin, fait d’un morceau de bois creusé, et recouvert, à une seule de ses extrémités, par une peau de serpent tendue, qui remplit les fonctions de table d’harmonie. Le manche, tige de bois, carrée dans le haut à l’emplacement des deux chevilles servant à tendre les cordes, est arrondi ensuite jusqu’au tambourin, qu’il traverse de part en part et qu’il dépasse suffisamment pour qu’on puisse y accrocher les deux cordes, lesquelles passent sur un petit chevalet appuyé sur la peau, qui sert de table. Et c’est tout.

Pour le construire, les indigènes ne suivent aucune règle et se laissent guider par leur fantaisie. Ils se préoccupent fort peu de la quantité d’air que doit contenir la caisse, aussi trouve-t-on des ravanastrons de toutes dimensions, avec des tambourins plus ou moins grands, dont les bords sont presque plats, comme ceux d’un tambour de basque. Parfois la peau de serpent y est remplacée par une peau d’agneau ou de chevreau. Il est à remarquer que plus le tambourin du ravanastron est de grand diamètre, moins ses bords sont élevés.


ravanastron
L’archet du ravanastron est aussi primitif que l’instrument lui-même, et fait le plus souvent d’une simple tige de bambou un peu fine, à chaque bout de laquelle est attachée une mèche de soie, assez tendue pour lui donner la forme d’un arc.

D’une sonorité sourde et nasillarde, le ravanastron acquiert une certaine intensité de son lorsqu’il est de grand patron, et monté d’une seule corde ; mais il faut que celle-ci soit en boyau et assez grosse.

La kemângeh persane, également connue des Arabes, qui la nomment « kemângeh a’gouz », est un instrument à archet du même genre que le précédent ; seulement, le tambourin, qui lui sert de caisse de résonance, ressemble à une timbale minuscule, c’est-à-dire que le fond y est plein et de forme arrondie, au lieu d’être ouvert comme dans le ravanastron.

Ordinairement faite avec une noix de coco vidée et coupée par le milieu, cette caisse est recouverte d’une peau quelconque, collée sur les bords extérieurs ; et comme on ne pourrait pratiquer des ouvertures pour figurer les ouïes, dans celle table de cuir, sans qu’elle ne risque de se déchirer jusqu’aux bords, on les a remplacées par des trous percés symétriquement dans le fond, et qui permettent à l’air contenu à l’intérieur de s’échapper chaque fois que la table fait pression en vibrant simultanément avec les cordes.

kemângeh a’gouz

La pique en fer, placée au-dessous de la caisse, et perpendiculairement au manche, est utilisée à la fois par le musicien : comme point d’appui, et pour faire tourner la kemângeh de droite à gauche, selon qu’il joue sur l’une ou l’autre des deux cordes ; car il a l’habitude, paraît-il, de déplacer l’instrument et non l’archet.

Ce n’est pas en dessous du manche, comme dans le ravanastron, que sont placées les chevilles de la kemângeh, mais sur le côté, de même que dans les instruments européens modernes, et il y a aussi une ouverture, au milieu du cheviller, pour le passage des cordes.

Nous empruntons le dessin représentant un Arabe jouant de la « kemângeh a’gouz » à Villoteau, qui l’a publié sous le titre de Joueur de violon[1]. Accroupi, le musicien appuie la pique à terre, et tient l’archet assez délicatement. D’après la position de l’instrument, on prévoit qu’il le fera tourner, lorsqu’il voudra jouer sur l’autre corde.

Habituellement, on ne monte cet instrument que de deux cordes ; mais il n’y a rien de bien fixe à ce sujet, car il en existe un possédant trois cordes, deux en soie et l’autre en cuivre, dans la collection de M. A. Couesnon. Sa caisse est en bois de mûrier et divisée en tranches avec de l’ivoire. M. Lemaire, général directeur des musiques de S. M. le Schah, qui l’a rapporté de Perse, le nomme « kémantché[2] ».

Il est bien évident que le ravanastron et la kemângeh ont emprunté leur caisse de résonance aux instruments à percussion, et qu’ils ne sont en réalité que des tambours augmentés d’un manche et parfois d’une pique.

III

Le rebab africain et le sarôh de l’Inde procèdent du deuxième type, de celui qui est imité des petites barques et des sabots.

Ici, le corps sonore ne ressemble plus à un instrument à percussion ; mais c’est tout de même un tambour, car on y voit encore une peau tendue remplir les fonctions de table d’harmonie. Ce qui, selon nous, est la preuve que le rebab et le sarôh sont moins anciens que le ravanastron et la kemângeh, puisqu’ils ont emprunté leur table parcheminée à ces derniers.


rebab
Avec le rebab africain, nous avons le modèle d’une barque ; le cheviller représente même assez fidèlement la quille d’un bateau, et des ouvertures percées sur les côtés rappellent aussi les sabords d’un navire[3]. Comme il était très usité sur les bords du Nil, on pourrait dire, qu’il est une imitation de la « dahabied[4] ».

Construit d’un seul morceau de bois creusé, une peau tendue lui sert de table d’harmonie, mais ne couvre qu’un peu plus de la moitié de la surface supérieure. C’est une feuille de cuivre, percée de quatre rosaces, qui recouvre l’autre partie, celle qui se trouve près du cheviller. Il n’y a pas de manche, et c’est tout juste si l’on peut y faire une note ou deux sur chaque corde en appliquant les doigts. La caisse est fortement « chanfreinée » sur les côtés pour le passage de l’archet, et les deux cordes, accrochées à une saillie du bas de la boîte, passent sur un petit chevalet. L’archet placé à côté a la forme d’un arc, il est on ne peut plus primitif.

Nous connaissons un rebab absolument semblable à celui-ci, provenant de la Tunisie, qui appartient à M. Prosper Colas, marchand-luthier, à Paris, et dont la table est entièrement faite d’une feuille de cuivre.


sarôh
Le mot rebab est devenu depuis bien longtemps déjà une expression générique, qui s’applique à la plupart des instruments à archet de l’Afrique et de la Perse. Celui que nous venons de décrire est un des plus anciens modèles. Depuis on en a fait ayant des tables en bois et aussi des manches plus ou moins allongés.

Fétis va nous fournir la description et le dessin du sarôh indien, lequel est construit d’après les mêmes principes que le rebab africain, avec cette différence que les chanfreins des côtés sont remplacés par de grandes cavités, et que la peau représentant la table d’harmonie couvre à peine la moitié de la longueur de la caisse, dont tout le reste est complètement à jour :

« La longueur totale de l’instrument, dit-il, depuis l’extrémité de l’ornement de la tête[5] jusqu’au tire-cordes, est de 66 centimètres, et depuis le haut du cheviller jusqu’à l’extrémité inférieure, de 54 centimètres. Sa plus grande largeur est de 27 centimètres. Le manche et sa touche n’ont que 9 centimètres. Au-dessous de ce manche, la caisse présente un vide qui s’étend jusqu’à la table à une longueur de 18 centimètres, et laisse à découvert tout l’intérieur du corps de l’instrument. La table est une peau de gazelle préparée et collée sur les bords de la caisse sonore. Les cordes, au nombre de trois, sont tendues par trois longues chevilles qui traversent la boîte du cheviller. Soutenues par un chevalet assez élevé pour laisser à l’archet sa liberté d’action, elles vont s’attacher à une lanière que retient la cheville du tire-cordes. Le corps du sarôh est chargé d’ornements peints, dorés et vernis avec beaucoup de délicatesse[6]. »

Ce que Fétis oublie de nous dire, c’est que, le chevalet du sarôh étant tout à fait plat, le musicien peut jouer sans aucune difficulté sur les deux cordes placées de chaque côté ; mais qu’il lui est tout à fait impossible de mettre celle du milieu en vibration sans toucher les deux autres. Dès lors, on se demande l’utilité des grandes cavités aménagées à droite et à gauche de la caisse du sarôh pour faciliter le jeu de l’archet.

On peut voir deux sarôh à peu près semblables à celui-ci au Musée instrumental du Conservatoire de musique, à Paris, où ils sont catalogués sous les nos 789 et 790.

Les quatre instruments à archet que l’on vient de voir sont les principaux et les plus anciens de l’Orient. Nous estimons qu’il est inutile de décrire toutes les variétés qui en dérivent, attendu que l’on y retrouverait les mêmes procédés de construction, et qu’il importe peu que tel détail y soit plus ou moins développé.

IV

Il en est un cependant, relativement moderne, la sarungie de l’Inde, qui mérite une mention toute particulière à cause de son double jeu de cordes. Nous allons encore en emprunter la description à Fétis :

« La sarungie, dit-il, est de deux espèces : la première a trois cordes de boyau et cinq cordes métalliques ; l’autre a quatre cordes de boyau et onze cordes métalliques.
sarungie
Le premier de ces deux instruments est la sarungie de Bénarès. Sa construction est élégante, comme tous les produits de la lutherie de cette ville, et ses ornements sont de bon goût…

« … La longueur totale de l’instrument est de 51 centimètres et la caisse sonore, y compris le manche, depuis le cheviller jusqu’à l’extrémité inférieure, a 12 centimètres de hauteur. Les trois cordes de boyau sont tendues par autant de chevilles, qui traversent la boîte du cheviller. Ces cordes passent sur un chevalet assez élevé pour qu’elles résonnent sous l’action de l’archet ; elles vont ensuite se réunir au tire-cordes. Cinq chevilles échelonnées sur le côté gauche du manche tendent les cordes métalliques, lesquelles passent sous le chevalet et vont aussi s’attacher au tire-cordes[7]. »

Rien de plus charmant en effet que l’instrument dont parle Fétis, et qui est reproduit ici. Un oiseau, un bengali sans doute, perché à l’extrémité du cheviller, semble tenir les cordes au bout de son bec ; les côtés de la petite boîte renfermant les chevilles rappellent ceux d’un bonnet Médicis ; la touche se trouve au même plan que la table ; l’attache-cordes se compose d’un simple ruban, et les décorations de la caisse sont d’un goût exquis. Mais il n’y a pas de manche à proprement parler, la caisse, qui va en s’amincissant, en tient lieu. En résumé, cette sarungie est construite identiquement comme notre ancien rebec, avec, en plus, de légers évidements à droite et à gauche pour le passage de l’archet.

Usitée dans le Bengale, principalement dans le district de Moursed, ou Mourched-Abad, l’autre sarungie, celle qui est montée de quatre cordes à boyau et de onze cordes métalliques, est beaucoup plus lourde d’aspect ; le manche y est presque aussi épais que la caisse, et de forme carrée, comme celle-ci. Ajoutons que le nombre de cordes vibrantes de la sarungie varie très souvent, et qu’il est tantôt de cinq, de sept, de onze, ou de treize.

Décrivant les deux sarungies qui se trouvent au Musée du Conservatoire de musique, à Paris, G. Chouquet, dit, non sans raison : « F.-J. Fétis, dans son Histoire générale de la musique, déclare que l’idée des instruments à archet et à double espèce de cordes appartient à l’Hindoustan, et Villers Stuart, en étudiant les peintures murales des monuments de l’antique Égypte, a démontré que, 1 400 ans avant l’ère chrétienne, les Egyptiens montaient de cordes métalliques plusieurs de leurs instruments de musique (V. Nile Gleanings, etc., London, 1879) »[8]. Or, jusqu’ici, rien n’est encore venu fournir la preuve que la sarungie à archet existait 1 400 ans avant Jésus-Christ. L’opinion émise par Fétis est donc très discutable.

Construit d’après les mêmes principes que la sarungie, le « robab » persan, qui figure dans la collection de M. A. Couesnon, est monté de trois cordes en boyau, et de dix cordes en cuivre jaune, attachées aussi à des chevilles placées sur le côté gauche de l’instrument. Le « barbett », encore usité en Afghanistan, possède vingt cordes ; il est de forme à peu près semblable à la sarungie du Bengale. En Birmanie, le sarôh, imité de celui que nous donnons, est monté de quatre cordes de boyau et de six cordes métalliques. L’usage de ces dernières cordes est donc très répandu dans tout l’Orient.

V

rebab-el-moganny

De nos jours, les Arabes nomment le rebab monté d’une seule corde « rebab-ech-châér » (rebab de poète), parce que le musicien qui s’en sert pour accompagner le narrateur ou l’improvisateur soutient toujours le même son, pour empêcher la voix de changer d’intonation. Le rebab à deux cordes est appelé « rebab-el-moganny », c’est-à-dire rebab de chanteur ; il est utilisé pour jouer les ritournelles, si chargées de fioritures, et pour accompagner et doubler parfois la mélodie. Il ne semble pas toutefois que l’instrumentiste y fasse usage de la double-corde, tout son art consiste à soutenir une note qu’il orne au gré de sa fantaisie.

Villoteau a donné le dessin d’un « rebab-el-moganny »[9], qui offre un certain intérêt par sa construction, car il est le seul de tous les instruments orientaux ayant des éclisses. On ne se trouve plus cette fois en présence d’un tambourin, ou d’une petite timbale ; mais la table et le fond de ce rebab étant formés chacun par une feuille de parchemin collée sur les côtés, il offre beaucoup d’analogie avec un tambour très plat, dont la caisse aurait la forme d’un trapèze.

Fétis, qui adora l’Orient musical et lui attribue l’honneur d’avoir été le berceau des instruments à archet, définit ainsi le « rebab-el-moganny » :

« La hauteur totale du rebab est de 92 centimètres. Il diffère de la kemângeh a’gouz en ce que le corps de l’instrument est un trapèze dont le sommet est parallèle à la base, et dont les côtés sont égaux. Les quatre côtés sont en bois et assemblés à queue d’aronde. La table et le dos sont formés chacun par une feuille de parchemin collée sur les côtés.

« Le manche est de forme cylindrique, et le cheviller en est la continuation. Ce cheviller est creusé sur le devant, et il est percé sur les côtés d’un ou de deux trous pour autant de chevilles, suivant le nombre de cordes. Le pied, en fer comme celui de la kemângeh a’gouz, est ajusté dans le manche et traverse le corps du rebab. Les cordes, l’abaisse-cordes, le chevalet et l’archet sont semblables à ceux de la kemângeh[10] ».

En reproduisant les descriptions de Fétis, nous avons tenu à faire preuve de notre bonne foi, et à éviter que l’on puisse nous accuser de partialité ; car, si nous ne partageons pas l’avis du bénédictin de la musicographie, quant à l’origine des instruments à archet, nous désirons, ainsi que nous l’avons déjà fait à propos de la rote, mettre toutes les pièces du procès sous les yeux du lecteur, afin qu’il puisse se faire une opinion, même différente de la nôtre, en toute connaissance de cause.

Avant d’aller plus loin, il est bon de rappeler que Fétis attribue l’invention des instruments à archet à l’Orient, mais ne se préoccupe aucunement des rapports qui peuvent exister entre la construction du corps sonore de ces derniers avec celui du violon. Pour lui l’archet résume tout, et cela, que la caisse de résonance soit un tambourin, ou une petite timbale, ou bien encore une petite barque, ou un tambour plat. Tandis que tout notre travail n’a d’autre but que de reconstituer le chaînon qui relie le violon au premier instrument à archet ayant deux tables, des éclisses, un chevalet, une âme et un manche ; en un mot, à l’instrument contenant tous les principes qui constituent le violon.

Nous pourrions donc nous mettre facilement d’accord avec Fétis ; malheureusement, il ne fonde son opinion que sur des probabilités, et sur trois mots de sanscrit, qui, selon lui, seraient les noms de l’archet primitif en bambou[11]. Or, on sait combien il est facile de faire dire tout ce que l’on veut aux anciennes écritures, et Fétis lui-même avoue ingénuement que la plupart des indianistes auxquels il s’est adressé pour la traduction d’anciens manuscrits « ont décliné cette mission, à cause de l’obscurité des textes[12] ». Après cet aveu, et devant l’absence complète de représentations d’instruments à archet sur les monuments de l’antiquité, nous estimons qu’il est beaucoup plus sage, en attendant la découverte d’un document précis, irréfutable, de s’en tenir à ce que nous avons déjà dit sur ce sujet dans notre introduction.

Le lecteur doit être édifié sur le ravanastron, la kemângeh, le saroh et le rebab, nous n’avons donc pas besoin d’y revenir pour démontrer qu’ils n’ont que l’archet de commun avec le violon. Quant au « rebab-el-moganny », le seul possédant des éclisses, est-il antérieur au crouth ? Qui pourra le dire et en établir la preuve ?

VI

Le nom de « kemângeh roumy », donné à la viole grecque, dont la forme est analogue aux produits de la lutherie européenne, nous paraît être une indication, et laisse entendre que l’instrument à archet et à éclisses serait originaire de l’Occident. Comment expliquer en effet le qualificatif de roumy, donné à cette kemângeh, sinon pour la distinguer des autres, et désigner en même temps sa différence de construction et d’origine ? Or, roumy, se traduit par chrétien ou plutôt par chien de chrétien. Donc, on peut très bien en conclure, et cela sans crainte de contestation aucune, que cet instrument a été importé en Orient par les chrétiens, et que l’emploi des éclisses, dans les instruments à archet, n’y était pas connu avant son introduction.

Cette « kemângeh roumy », que nous reproduisons d’après le dessin qu’en a donné Villoteau[13], est une viole d’amour, possédant six cordes à boyau et six cordes en laiton ; elle tient le milieu, comme proportions, entre le violon et l’alto. Son accord, imité de celui de nos anciennes violes, n’a rien d’oriental, le voici :

Toutes les « kemângeh roumy » de ce modèle ne sont pas de même taille :

« Nous avons vu, dit Villoteau, des kemângeh roumy de plusieurs dimensions, les unes plus grandes ou plus grosses, les autres moins ; celles-ci d’une forme qui nous paraissait fort ancienne, et celles-là d’une forme plus moderne ; mais nous n’avons pas remarqué qu’on les distinguât les unes des autres par un nom particulier, ni qu’elles fussent accordées différemment[14]. »

Celle que l’on vient de voir est de forme relativement moderne.
kemângeh roumy
ou viole grecque
Fétis en donne une de construction absolument semblable, mais beaucoup plus grande, qui faisait partie de sa collection ; elle a sept cordes de boyau et sept de laiton. Son accord procède des mêmes principes que celui de la précédente.

En Birmanie, sous le nom de « turr », il existe un instrument à archet, monté de trois cordes, qui est fidèlement imité de notre violon. Il est surchargé d’ornements, petits miroirs, perles fausses, nacre, etc.

Quant aux « kemângeh roumy » dont la forme paraissait très ancienne à Villoteau, nous ne pouvons mieux faire que de citer entièrement la description détaillée qu’en donne Fétis :

« La plus originale des kemângeh roumny est un instrument évidemment asiatique. Un corps étroit et long, déprimé dans sa largeur en remontant vers le manche, et ce manche tenant d’une seule pièce avec le corps de l’instrument et avec la tête ou le cheviller, donne à cette kemângeh l’aspect qu’on voit ici.

kemânger roumy de forme très ancienne


« L’instrument tout entier est formé d’un seul bloc de bois d’orme ou de sycomore. Sa longueur totale, depuis le sommet du cheviller jusqu’à l’extrémité inférieure, est de 53 centimètres ; sa plus grande largeur est de 104 millimètres, et la plus petite de 78 millimètres. Le corps sonore est creusé dans le bloc, à la profondeur de 6 centimètres. Sur le manche, dont la longueur n’est que de 63 millimètres, est placée la touche, qui s’avance au-dessus de la table, et sans la toucher, jusqu’à la longueur de 22 centimètres. La table est faite d’une seule planche de sapin de 32 centimètres de longueur, et de 3 millimètres d’épaisseur. Une bordure en écaille règne autour de cette table. Le cheviller, d’une forme grossière et bizarre, est terminé à son sommet par une arête aiguë. Il est creusé dans le bloc, à la profondeur de 3 centimètres, et percé de quatre trous pour les chevilles des cordes de boyau, lesquelles sont placées sur le devant, dans le plan de la touche. Ces chevilles sont fendues comme celles de nos guitares, pour y ajuster les cordes, lesquelles sont attachées à une queue semblable à celles des violons, s’appuient sur un chevalet, et vont passer par les trous d’une plaque en ivoire, incrustée au-dessus du sillet ; c’est par ces trous que les cordes sont introduites dans l’intérieur du cheviller, pour être attachées aux chevilles qui les tendent. Quatre cordes de laiton, fixées au-dessous de l’attache de la queue, passent sous cette queue et par des trous percés dans le chevalet, puis sous la touche, et vont s’attacher à des chevilles de fer dans l’intérieur du cheviller. L’archet, un peu plus petit que celui de la kemângeh a’gouz, a la même forme[15]. »


On voit que Fétis n’hésite pas à déclarer que cette kemàngeh roumy « est un instrument évidemment asiatique ». Il n’est cependant pas indispensable, à notre avis, de mettre ses lunettes et son bel habit noir, comme on dit dans les Noces de Jeannette, pour s’apercevoir qu’il n’existe aucune ressemblance, aucune affinité, entre cet instrument et ceux de l’Asie. Pour s’en convaincre, le lecteur n’a qu’à les comcomparer, et il aura bientôt vu qu’ils ne sont pas construits d’après les mêmes principes, d’après les mêmes procédés.

D’origine chrétienne, ainsi que son nom l’indique, cet instrument a été importé en Orient par les chrétiens, et sans nul doute cette importation a dû se faire au moment des croisades, car il rappelle nos instruments en usage au Moyen Age : la vièle à archet, par son manche, son cheviller creusé avec les chevilles en dessous, sa touche, etc., et la gigue par l’étroitesse de sa caisse.

Dans un pays comme l’Orient, où tout se transmet par tradition, lorsqu’un objet est usité depuis trois ou quatre siècles, l’indigène, vous dira de très bonne foi qu’il est connu et pratiqué depuis la plus haute antiquité, et cela, parce que non seulement son aïeul s’en servait, mais aussi son bisaïeul, son trisaïeul, etc. Dans ces conditions, l’instrument de musique importé par les chrétiens au moment des croisades c’est-à-dire au xie siècle, doit, pour tout habitant de l’Orient, remonter jusqu’au déluge. C’est pourquoi nous nous permettons de dire que l’introduction de l’archet en Orient date probablement de l’importation de cette « kemângeh roumy » c’est-à-dire des croisades.

archet arabe
(xviie siècle).

L’archet reproduit d’après un dessin de Villoteau[16] donnera une idée de la construction orientale de cet agent du son.

Tous les instruments à archet de l’Orient que l’on vient de voir sont destinés à disparaître complètement d’ici peu et à être remplacés par les produits de Mirecourt et du Tyrol. Depuis longtemps déjà le violon a fait son apparition en Algérie, en Tunisie, en Égypte, en Perse, en Indo-Chine, etc., et les joueurs de rebab commencent à se servir de préférence d’instruments européens, moins nasillards et plus timbrés que les leurs. Les indigènes se mettront aussi à construire des violons, et qui nous dit que dans deux ou trois siècles il ne se trouvera pas des musicographes pour déclarer que Stradivarius n’a été que le copiste des luthiers de Las Palmas ou de Tombouctou ?


  1. Villoteau. Description historique, technique et littéraire des instruments de musique des Orientaux, dans Description de l’Égypte, Paris 1809 et années suivantes, t. II, pl. E, fig. 4.
  2. Voir l’Instrumental du 16 avril 1898.
  3. Nous avons emprunté le dessin de ce rehab à Alexandre Christianowitsch. Esquisse historique de la musique arabe aux temps anciens avec dessins d’instruments, etc. Cologne 1863, pl. I, fig. 1.
  4. Dahabied est le nom d’un bateau usité sur le Nil.
  5. Une sorte de trompe d’éléphant.
  6. Fétis. Histoire générale de la musique, t. II, p. 296.
  7. Fétis. Histoire générale de la musique, t. II. p. 297 et 298.
  8. Gustave Chouquet. Le Musée du Conservatoire national de musique, Paris, 1884, p. 206.
  9. Villoteau. Description historique, etc., ouvrage déjà cité, t. II, pl. BB. fig. 11.
  10. Fétis. Histoire générale de la musique, t. II, p. 144 et 145.
  11. Ibid., t. II, renvoi p. 200.
  12. Ibid., t. II, p. 292.
  13. Ouvrage cité, t. II, pl. AA, fig. 14.
  14. Ouvrage cité, chap. vii, art. iii.
  15. Fétis. Histoire générale de la musique, t. II, p. 141 et 142.
  16. Ouvrage cité. t. II. pl. BB. fig. 7.