Les anciens Oiseaux des îles Mascareignes

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LES ANCIENS
OISEAUX DES ILES MASCAREIGNES

I
LA POULE D’EAU GÉANTE DE L’ÎLE MAURICE.

De toutes les branches des connaissances humaines, la paléontologie est une de celles qui a pris de nos jours le plus vigoureux développement. Cette science, que quelques hommes de génie, comme Léonard de Vinci et Bernard de Palissy, avaient entrevue, a été réellement fondée, il y a à peine cinquante ans, par Cuvier qui, le premier, restitua, d’après les principes de l’anatomie comparée, les animaux enfouis dans les plâtrières de Montmartre. Depuis lors, chaque année, chaque jour, pour ainsi dire, a été marqué par une découverte. Suivant la voie si brillamment tracée par notre grand naturaliste, des savants comme MM. d’Orbigny, Deshayes, Barande, Lartet, Alphonse Milne-Edwards, Gaudry, Gervais, Heer, de Saporta, Hermann de Meyer, et tant d’autres que nous poumons citer, se sont adonnés, avec une véritable passion, à l’étude des espèces fossiles, les ont comparées aux animaux et aux plantes de la nature actuelle et ont déduit de cette comparaison des notions précieuses sur la disposition du sol, le climat et la répartition des êtres organisés aux époques antérieures à la nôtre. Ces naturalistes ont reconnu que la faune et la flore des diverses régions du globe se sont profondément modifiées depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, mais que, en général, ces changements se sont opérés d’une manière plus ou moins graduée, certaines formes subsistant encore dans une contrée alors que, sur d’autres points elles avaient déjà complètement disparu ; enfin ils ont démontré d’une manière irréfutable que des espèces animales, aujourd’hui totalement éteintes, ont été contemporaines des premiers hommes, que quelques-unes d’entre elles se sont perpétuées jusqu’à une date relativement récente et ont été les victimes non-seulement d’autres espèces plus carnassières, mais encore et surtout de l’espère humaine qui, dans tous les temps et dans tous les pays, s’est toujours signalée par sa rage de destruction. Ces faits étant bien établis, les paléontologistes ont été conduits naturellement à consulter les traditions des différents peuples et les récits des anciens voyageurs, et plusieurs fois, à leur grande satisfaction, ils y ont trouvé des renseignements précis concordant exactement avec les données fournies par l’étude des ossements qui gisent enfouis dans les couches les plus récentes de l’écorce terrestre. Les recherches de ce genre, qui exigent à la fois la sagacité du naturaliste et la patience du bibliophile, ont conquis de nos jours une large place dans les études paléontologiques ; elles ont permis de compléter par des détails sur les mœurs, la coloration et le régime, la restauration des espèces dont on ne connaissait encore que le squelette, et de prédire en même temps la découverte dans les terrains meubles d’autres espèces dont on ne possède aucun débris ; enfin elles ont fait ressortir le mérite trop longtemps méconnu de certains voyageurs et l’exactitude parfaite de leurs observations. Parmi ces voyageurs auxquels on a rendu, dans ces derniers temps, une justice tardive, nous citerons surtout Gilbert de Lannoy, qui parcourut la Lithuanie en 1414, Flaccourt, qui visita la grande île de Madagascar vers le milieu du dix-septième siècle, et François Leguat, qui séjourna plusieurs armées aux îles Mascareignes, et auquel nous nous proposons d’emprunter aujourd’hui quelques détails sur la faune ancienne de l’île Maurice.

François Leguat, gentilhomme du pays de Bresse, fut obligé de quitter la France après la révocation de l’édit de Nantes, et, comme beaucoup de ses correligionnaires, chercha un refuge en Hollande. À son arrivée dans ce pays, en 1689, il apprit que le marquis Duquesne, d’accord avec la Compagnie des Indes orientales, armait un certain nombre de navires pour transporter à l’île Bourbon les émigrés protestants et y fonder une colonie. Leguat résolut aussitôt de se joindre à l’expédition. Malheureusement, au lieu de plusieurs vaisseaux, les Hollandais ne purent en envoyer qu’un seul, qui partit du Texel, le 4 septembre 1690, emportant, outre les hommes d’équipage, onze colons d’origine française, parmi lesquels se trouvaient Leguat et son frère. Le 3 avril 1691, le navire arriva en vue de Bourbon, mais le capitaine n’y aborda point, on ne sait trop pour quels motifs ; il se dirigea vers l’île Rodriguez (appelée alors l’île de Diego-Ruyz) et y débarqua tous ses passagers. Leguat et ses compagnons firent un séjour de deux années dans cette terre qui jusqu’alors était restée inhabitée ; puis ils construisirent un canot et arrivèrent mourant de fatigue à l’île Maurice, où de nouveaux malheurs les attendaient. En effet, ils étaient débarques depuis un mois à peine, sur la côte S.-E., lorsque le gouverneur hollandais les força de se rendre à sa résidence, située précisément de l’autre côté de l’île, et de là les exila pendant trois ans sur un îlot rocailleux, à deux lieues de la côte ; Leguat obtint seul, pour des raisons de santé, de demeurer quelque temps à l’île Maurice. Enfin, au mois de septembre de l’année 1696, on transporta ces malheureux à Batavia, et ce n’est que l’année suivante qu’on se décida à les mettre en liberté. Léguât et quelques-uns de ses compagnons qui avaient survécu à tant d’infortunes se rendirent immédiatement en Angleterre, et c’est là que notre voyageur publia, en 1708, le récit de ses aventures, qu’il dédia à Henry de Grey, marquis de Kent. Cet ouvrage, en deux volumes in-12, dont on fit la même année une traduction en anglais, est aujourd’hui assez rare ; il est rempli de détails curieux qui prouvent que Leguat n’était pas seulement un observateur sagace, mais qu’il avait certaines notions d’histoire naturelle ; et nous devons regretter vivement de ne pas posséder les mémoriaux que, comme il nous l’apprend lui-même, il avait cachés dans un tronc d’arbre, à l’île Rodriguez. Du reste, l’ouvrage qui est parvenu jusqu’à nous présente tous les caractères désirables d’authenticité, puisqu’il n’a pas été écrit de souvenir, mais composé au moyen de notes prises sur les lieux mêmes, au jour le jour, et de dessins exécutés d’après nature. D’ailleurs, plusieurs des observations de Leguat ont pu être vérifiées dans ces derniers temps, et, tout récemment, sa description du Solitaire a été confirmée par les découvertes de M. E. Newton à l’île Rodriguez. Aussi pouvons-nous accepter sans restrictions ce qu’il nous dit d’un oiseau gigantesque qui habitait les mêmes régions, quoique, jusqu’à présent, malgré les plus actives recherches ou n’ait pu découvrir encore d’ossements de cette espèce, ni dans les tourbières, ni dans les terrains meubles. Dans l’île Maurice, dit Leguat, « on voit beaucoup de certains oiseaux qu’on appelle Géants, parce que leur tête s’élève à la hauteur d’environ 6 pieds. Ils sont extrêmement haut montez, et ont le cou fort long. Le corps n’est pas plus gros que celui d’une oye. Ils sont tout blancs, excepté un endroit sous l’aile qui est un peu rouge. Ils ont un bec d’oye, mais un peu plus pointu, et les doigts des pieds sont séparés et fort longs. Ils paissent dans lieux marécageux, et les chiens les surprennent souvent, à cause qu’il leur faut beaucoup de temps pour s’élever de terre. Nous en vimes un jour un à Rodriguez et nous le primes à la main tant il était gros : c’est le seul que nous y ayons remarqué, ce qui me fait croire qu’il y avait été poussé par le vent, à la force duquel il n’avait pu résister. Ce gibier est assez bon. »

Cette description est accompagnée d’une figure que M. Schlegel a reproduite dans un mémoire excellent intitulé : Remarques sur quelques espèces éteintes d’oiseaux gigantesques des îles Mascareignes[1]. Le savant directeur du Muséum des Pays-Bas a essayé, en même temps dans un croquis au trait, de modifier ce que le dessin de Leguat lui semblait présenter de défectueux, tant au point de vue du dessin que de la vraisemblance. Néanmoins, dans la planche que nous publions aujourd’hui, nous avons préféré conserver à la figure donnée par le voyageur toute sa naïveté.

La poule d'eau de l’Île Maurice, d’après Leguat.

Qu’était-ce exactement que le Géant de l’île Maurice ? Les ornithologistes modernes ont émis à son sujet des opinions bien différentes. Hamel veut le faire rentrer dans le groupe des Autruches, avec le solitaire de l’île Rodriguez. Strickland pense que c’est un Flamant, « malgré l’aspect de cigogne que présente la figure donnée par Leguat. » M. Schlegel croit, au contraire, que c’est une Poule d’eau, et il donne à l’appui de sa détermination des raisons qui nous paraissent très-convaincantes. Le Géant présente, en effet, avec des dimensions beaucoup plus considérables, l’aspect de ces oiseaux échassiers qui vivent au bord des marécages ou des cours d’eau, qui nichent au milieu des joncs, et dont notre poule d’eau ordinaire (Gallinula chloropus L.) peut être considérée connue le type. Il a, comme eux, les doigts extrêmement longs, les plumes de la queue dressées (et non pas tombantes comme chez les Autruches) et la mandibule supérieure, autant qu’on peut en juger par la figure, prolongée en une plaque arrondie au-devant des yeux. Enfin Leguat nous apprend que le Géant était un gibier assez bon, et tout le monde sait que les chasseurs ne dédaignent pas la Poule d’eau ordinaire, et regardent le Râle comme un gibier fort délicat. Mais le groupe des Poules d’eau, ou la famille des Rallides, comprend un certain nombre de types qui, tout en avant la même physionomie générale, diffèrent par des particularités anatomiques assez importantes : tels sont, par exemple, les Foulques ou Morelles, les Râles proprement dits, les Porphyrions ou Poules sultanes, et les Poules d’eau vulgaires ou Gallinules. En procédant par voie d’exclusion, M. Schlegel croit pouvoir affirmer que le Géant se rapprochait particulièrement de ce dernier type, car l’oiseau figuré par Leguat n’a pas les doigts bordés de membranes festonnées comme les Foulques ; il semble offrir sur le front une plaque nue qui n’existe pas chez les Râles, et il a les narines plus allongées et le bec plus aplati que les Porphyrions, qui ont d’ailleurs, comme le nom l’indique, un plumage bleu ou violacé, tandis que le Géant était d’un blanc pur, avec une tache rosée sous l’aile. Cette coloration blanche est fort rare dans le groupe des Poules d’eau, qui sont en général d’une teinte brune plus ou moins foncée ; elle se retrouve cependant dans une espèce, sinon du même genre, au moins du même groupe, qui a été désignée par Latham sous le nom de Gallinula alba, et par d’autres auteurs sous le nom de Talève blanc, et qui est figurée dans les voyages de Philipp et de White à Botany-Bay. Cet oiseau, dont les musées de Vienne et de Liverpool possèdent chacun un exemplaire, et qui a sans doute complètement disparu, vivait jadis dans les îles de Lord-Howe et Norfolk, dépendant de la Nouvelle-Hollande.

Mais ce qui distinguait essentiellement le Géant non-seulement de nos Râles et de nos Poules d’eau, mais de la plupart des oiseaux de marais de la faune actuelle, c’était sa taille exceptionnelle, plus élevée que celle d’un homme. La hauteur de l’oiseau était due principalement à la longueur du col et au développement extraordinaire des pattes, le corps dont les dimensions ont sans doute été exagérées dans le dessin de Leguat, ayant eu à peu près, comme l’auteur nous le dit expressément, le volume du corps d’une Oie. L’oiseau devait, par conséquent, courir avec une grande facilité, sans enfoncer, sur la terre vaseuse des tourbières, mais il volait assez mal et ne s’enlevait qu’avec une grande difficulté. C’était probablement, comme les Poules d’eau de nos pays, un animal sédentaire, qui trouvait en abondance autour de lui les insectes, les graines et les herbes aquatiques dont il faisait sa nourriture. Cependant Leguat rapporte, comme nous l’avons dit plus haut, qu’il a tué un de ces oiseaux à Rodriguez. On est donc conduit à se demander si la même espèce, ou quelque espèce très-voisine, n’a pas vécu également à Bourbon, cette île ayant dans sa forme beaucoup de traits communs avec Rodriguez et Maurice et formant avec elles un groupe naturel. Cela est fort probable, car le marquis Duquesne, ancien lieutenant général du royaume de France, celui-là même auquel était dû ce projet de colonisation de Bourbon, par des émigrés calvinistes, mentionne des Géants parmi les oiseaux de cette île, dans un livre que Leguat cite fréquemment, mais que malheureusement nous n’avons pas eu sous les yeux. « Les Géants, dit Duquesne dans un passage cité par Leguat, sont de grands oiseaux montés sur des échasses, qui fréquentent les rivières et les lacs, et dont la chair est à peu près du goût de celle du Butor. » Peut-être même les Passe-flamants, dont parlent quelques autres auteurs, comme Herbert, Harry, Dellon, étaient-ils des restes de Géants ; mais cela est beaucoup plus douteux, et il est très-possible que de véritables Flamants aient émigré de Madagascar aux îles Mascareignes.

Quoiqu’il en soit, il est parfaitement établi qu’il y a eu, sinon dans toutes les îles Mascareignes, au moins à l’île Maurice, un oiseau de marais de grande taille, appartenant probablement au genre Gallinule ou Poule d’eau. Cet oiseau, que M. Schlegel propose de désigner sous le nom de Gallinula (Leguatia) gigantea, vivait probablement dans les régions marécageuses de l’intérieur de l’île que Leguat et ses compagnons furent obligés de traverser, et ne se trouvait point sur la côte S.-E. où le terrain était pierreux et stérile. C’est dans cette dernière partie de l’île qu’abordaient en général les navires, et cette circonstance nous explique pourquoi van Neek et ses successeurs, qui parlent du Dronte, ne disent pas un mot du Géant. Cette espèce du reste a probablement été détruite très rapidement, et les colons hollandais, qui, du temps de Leguat, chassaient déjà les Géants avec des chiens, ont dû les anéantir quelques années après le départ du voyageur français. Moins d’un siècle auparavant, deux autres oiseaux des mêmes régions, le Dodo et la Fulica Newtoni, dont il a été question très-fréquemment depuis peu, s’étaient éteints de la même manière, et avaient été probablement comme lui, victimes de l’homme et des mammifères carnassiers. D’autres contrées ont perdu également des types remarquables de leur faune ; Madagascar n’a plus d’Epiornis ; les Dinornis de la Nouvelle-Zélande et le Solitaire de l’île Rodriguez ne sont plus connus que par leurs ossements ; de nos jours même, le grand Pingouin, malgré la rapidité avec laquelle il nage, et malgré le goût désagréable de sa chair, aura bientôt passé à l’état de mythe, le Casoar et l’Autruche auraient depuis longtemps disparu s’ils ne vivaient dans des plaines d’un accès difficile ; et, sans aller aussi loin, sans sortir de notre pays, nous voyons les grandes Outardes qui se trouvaient autrefois par millier » aux environs de Châlons-sur-Marne n’être plus représentées que par quelques couples nichant près de Suippes, de Jonchery et du camp d’Attila ! Ainsi s’éteignent successivement les espèces aux formes bizarres, aux proportions gigantesques qui semblaient dater d’un autre âge, et qui, à ce titre, auraient mérité d’être conservées lors même qu’elle n’auraient pu rendre de services directs et matériels. Aussi est-il plus que temps que les gouvernements mettent fin à cette destruction aveugle et, par des règlements sévères, sauvegardent l’existence, non-seulement des espèces utiles, mais de celles qui présentent un intérêt réel au point de vue scientifique.E. O.


  1. Verslagen en Mededelingen der koninglijke Akademie van Wetenschappen, dell VII, p. 116, 1856. — Ibid. avril 1866. — Ann. sc. nat., 1866, p. 28, t. VI, 5e série.